DOSSIER. "Ça va laisser des traces", le quotidien de deux enfants qui vivent dans la rue

En France, près de 2 000 enfants vivent dans la rue, soit une augmentation de 20% par rapport à l'an dernier. La région Hauts-de-France est la troisième la plus touchée, avec 218 enfants sans solution d'hébergement. Parmi eux, Kélia, 3 ans et Rayane, 10 ans. Ils ne se connaissent pas mais partagent la même situation : leurs familles vivent dans la rue.

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C’est un matin, encore assez doux, du mois de septembre. Sur le boulevard de la Liberté à Lille, devant les locaux de France Télévisions, un homme est couché sur quelques cartons. Il dort. Sa capuche, retroussée, est serrée au maximum. Sur une pancarte dressée à côté de lui, une photo de sa fille Kélia, 3 ans. Cet homme s’appelle Nicolas, la trentaine. S’il s’est installé ici, c’est parce qu’il a entamé une grève de la faim, il y a trois jours. Il entend médiatiser sa protestation. “Je n’ai plus le choix” raconte-t’il, “je fais ça pour ma petite fille de 3 ans. Avec sa mère, nous vivons tous les trois dehors, dans une tente, derrière une église.” 

Sur le parvis de l'édifice, personne ne remarque le petit bout de tissu qui dépasse des rangées de buissons. Les feuilles dissimulent une petite tente d’été, deux places, à la toile bleue. Lorsque la petite Kélia s’en approche, elle la pointe du doigt et s’écrie, instinctivement, “c’est la maison!” Son père explique : “On lui fait croire que c’est notre petite maison d’été, dehors, mais que c’est temporaire en attendant d’avoir une grande maison, bientôt”. Pour Nicolas, la vie dehors, pour une enfant "ça peut laisser des traces", alors ensemble, ils n'en parlent que le moins possible ou tournent la situation à la dérision. "Elle est encore petite. C’est difficile pour un père d’expliquer ça à sa fille de trois ans. Elle ne comprend pas tout encore.” Emelyne, la mère de Kélia, reprend : “un enfant ne mérite pas de vivre ça, c’est une vie d’adulte. Pour nous, c’est très difficile, mais nous pouvons l’endurer. Pour un enfant, c’est impossible. Elle doit avoir un toit, un lit, des vrais jouets” déplore la mère de famille. 

Dans le square qui sert d’abri à sa famille, Kélia joue justement. Tantôt avec un bout de bois qu’elle reconnaît comme “son épée”, tantôt avec des feuilles mortes qu’elle offre à ses parents en guise de fleurs. Comme des milliers d’autres enfants, la ptite fille a fait sa rentrée cette année, en petite section de maternelle, dans une école du centre-ville. “Elle devrait rentrer de l’école, retrouver ses parents chez elle, cuisiner, manger, regarder un peu la télévision et dormir tranquillement. Comme tous ses camarades d’école. Quelque chose ne tourne pas rond” regrette Nicolas. L'école, malgré des suspicions, n'est pas au courant de la situation de Kélia et de ses parents. "On ne veut pas qu'il y ait de décalage, qu'elle soit jugée" reconnaît Emelyne.

Pour ces enfants, la peur de l'exclusion

La peur du regard des autres, du jugement, de l’exclusion… Si elle est évidente chez les adultes, elle est beaucoup plus intenses chez les enfants, surtout lorsqu'on entre dans la pré-adolescence. Vivre dans la rue peut être vécu comme une honte. C’est en tout cas ce qu'explique Rayane, 10 ans, scolarisé en CM2. En juin, lui et sa mère, Clarine, arrivent à la gare Lille-Europe avec un aller sans retour, quelques économies et le désir de refaire leur vie en France. Les économies paient quelques nuits d'hôtels et Clarine trouve rapidement un travail d’auxiliaire de vie. Elle cherche ensuite un logement, mais cette fois, problème, rien n'y fait. En plein été, dans le chassé-croisé des logements étudiants, son seul salaire de 1200 euros mensuel, sans garant, ne suffit pas à remplir les conditions demandées par les propriétaires. “J’ai fait toutes les agences immobilières, toutes les démarches, on m’a chaque fois répondu que mon dossier n’était pas assez solide. On est des milliers dans ce cas. Les conditions d’accès au logement sont trop élevées !” C'est ce qui les poussent dehors. Car les refus se multiplient à mesure que les économies s’épuisent. Et très vite, Clarine ne peut plus payer les nuits d'hôtels.

Cette histoire, Rayane préfère désormais la cacher, le plus possible. En septembre, lui aussi a fait sa rentrée des classes, dans sa nouvelle école. Il apprend ses leçons. Une fois par semaine il se rend à la piscine pour le cours de sport, où il "boit régulièrement la tasse". A la récréation, il préfère le football, qu'il pratique avec les autres garçons de son âge. Un enfant ordinaire, qui cache une réalite beaucoup plus dure. “Je ne veux pas parler de la situation que nous vivons” raconte Rayane, “je pourrais peut-être me confier, mais je ne sais pas vraiment comment ça passerait. Je ne préfère pas.” Ainsi, il redoute d’être reconnu à cause du reportage et demande à ses parents d’être anonymisés. A l'époque, Clarine et Rayane dorment le plus souvent sous un abribus. “ Je cherchais chaque soir un coin sécurisé pour dormir, assez calme mais avec du passage, pour la sécurité” raconte Clarine. Un soir, alors que Rayane est endormi, deux hommes approchent la mère de famille. Ils la provoquent, la bousculent, lui somme de “rentrer dans son pays”, en la prenant ainsi pour une éxilée venue d’Afrique. Pendant que l’un intimide, l’autre dérobe les affaires familiales. Les deux agresseurs s’enfuient. “Je leur ai dit, prenez tout, prenez tout. Je ne voulais surtout pas qu’ils réveillent mon fils, j’ai eu peur qu’il assiste à la scène.” 

La rue est intrinsèquement liée à la violence. Nicolas le sait, c’est pourquoi ses nuits sont courtes. “Je ne dors que d’un œil. Généralement, Kélia et sa mère se couchent d’abord, je ne les rejoint que plus tard. Je dois assurer leur sécurité.” Sa famille aussi a subi une agression. Une nuit, d’autres gens de la rue repèrent la tente entre les buissons. “Un mec a ouvert la fermeture éclair en pleine nuit. Au début, il était poli et m’a demandé des cigarettes. Je suis sorti pour ne pas réveiller les filles puis j’ai refusé de lui en donner. Il a pété un câble, a voulu me voler. Ce sont les toxicomanes qui sont juste là-bas” raconte Nicolas, en pointant une autre tente dans le parc, une centaine de mètres plus loin. “Tout ça s’est terminé en bagarre. Imaginez la situation pour les filles si je n’étais pas là” déplore le père de famille. 

Deux besoins urgents : manger et se loger 

Comme Kélia et Rayane, 218 enfants vivent dehors avec leur famille, dans la région. Alors pour fuir la rue, quelques heures, les familles lilloises se retrouvent souvent dans l’accueil de jour proposé par l’association Eole. Les locaux sont en plein centre-ville. Ce jour-là, Emelyne et Kélia y passent la journée. “Ca fait du bien de pouvoir couper par rapport à dehors” raconte Emelyne. Car ici, seules les familles ou les femmes seules avec enfants sont acceptées. Aucun homme seul. L’association propose une domiciliation et une aide pour les démarches administratives. Mais tout le monde ici vient avant tout pour le repas chaud, offert le midi, et pour tenter de trouver un hébergement pour le soir. Ce midi au menu “frites et steak, pour ceux qui mangent de la viande, et sinon des oeufs pour les autres” annonce fièrement Moësha, la cuisinière. “C'est bien, on mange, à table, on peut prendre le temps” commente Emelyne devant sa fille Kélia, ravie de manger des frites. Chaque bénéficiaire doit aider les salariés de l'association à débarrasser ou à faire la vaisselle. “C'est une façon de ne pas perdre les petits gestes du quotidien, ceux qu’on ferait à la maison” assure Mohamed, un éducateur.

Alors pendant qu’Emelyne nettoie les ustensiles, Kélia, elle, saute de table pour rejoindre d’autres enfants. “Elle, c’est ma copine, elle s'appelle Abourimene” explique la fillette en la prenant par la main “je la vois souvent et je joue avec elle.” Tout est fait pour assurer un espace sécurisant aux enfants et à leurs parents. “Les mamans sont aussi solidaires entre elles et tout le monde jette un oeil sur les enfants des autres, on fait vraiment attention, donc on se sent plutôt en sécurité. En plus, ça permet que les enfants soient entre eux, s’amusent ensemble, et sortent du monde adulte” explique Emelyne. D'ailleurs, un éducateur spécialisé est chargé de s'occuper des enfants. “On fait des ateliers, du dessin, de l’éveil. C’est important parce que dans la rue, beaucoup accumulent des lacunes, des petites choses, mais qui vont s’aggraver avec le temps. Par exemple, pour les plus petits, on n’apprend pas à marcher de la même façon dans le confort d’un appartement et sur le bitume. On essaie d’atténuer ces choses.” 

De plus en plus de familles sont à la rue, à l'approche de l'hiver

Ce jour-là, 109 personnes sont passées par les locaux de l’association. Les travailleurs sociaux notent tous un phénomène qui s’amplifie. “On observe une augmentation de la fréquentation de 25% entre l’an dernier et cette année. Parmi les gens qui viennent, plus de 50% demandent un repas chaud le midi. Ca montre bien un besoin pregnant et surtout, de plus en plus important” compte Hélène Foe, directrice générale de l'association. Face à ce constat, l’Etat a réhaussé les subventions et les moyens accordés à l’association. “Les moyens s’amplifient, c’est bien, mais dans le même temps la demande de prise en charge s’amplifie encore plus vite” note la directrice. Enfin, un autre phénomène alerte ces travailleurs sociaux. L’an dernier, 90 femmes seules, enceintes, ont été accueillies au sein de la structure. “C’est donc important de leur offrir, à elles et aux autres, un espace sécurisant. On est aussi en permanence en contact avec le samu social, le 115 et l’ensemble des autres partenaires… il faut pouvoir trouver des solutions pour chacun.” Car le défi quotidien, et principal, est donc de trouver un toit pour la nuit, une place en hébergement, souvent pour le soir même. Et cette fois, c’est souvent un constat d’échec. 

Nicolas et Emelyne assurent par exemple appeler quotidiennement le 115 et faire, dès que possible, les démarches nécessaires à la recherche d’un appartement, grâce à l'aide de l'assistance sociale de l'association. “On nous dit qu’il n’y a pas de logement, que rien n’est disponible… On essuie que des refus alors que sur le site des bailleurs sociaux on voit pleins de logements disponibles. Pareil pour l’hébergement d’urgence, le 115 nous répond “liste d’attente” tous les jours” enrage Nicolas, dont le propos trahit un sentiment d'injustice. “C’est aussi pour ça que je fais la grève de la faim. C’est l’ultime espoir. Je demande juste un toit comme un être humain normal.” Pour Hélène Foe, cette situation est causée par des services d'urgences saturés par la demande, qui explose à Lille. “On a une telle tension sur la métropole que, même si vous avez des enfants en bas âge, vous ne trouvez pas nécessairement une solution pour le soir” concède Hélène Foe. 

Je dormais mal à l’époque. J’avais peur. Quand je réussissais à trouver le sommeil, il faisait déjà jour, le plus souvent.

Rayane, 10 ans

Pour Clarine et son fils Rayane, l’assistance sociale de l’association avait bien trouvé une solution de repli : une chambre en colocation à Lomme. Mais pour une durée déterminée. A partir du 16 septembre, ils doivent quitter les lieux. La mère de famille s’est donc mise, de nouveau, à faire le tour des agences immobilières. Et, de nouveau, elle essuie des refus. Désormais, elle appelle aussi les associations pour alerter. Car le risque immédiat, c’est de retrouver la rue. Et pour Rayane, encore sous le choc de l’agression de cet été, racontée par sa mère, la perspective d’un retour à la rue est terrifiante. “Je dormais mal à l’époque. J’avais peur. Quand je réussissais à trouver le sommeil, il faisait déjà jour, le plus souvent” raconte l’enfant, timide, en multipliant les gestes angoissés. “Il a la peur au ventre. Depuis plusieurs jours, il m’interpelle en me rappelant le calendrier qui défile. J’essaie de le rassurer, mais au fond de moi, j’ai peu d’espoir”  raconte sa mère. L’ultime solution serait alors de dormir à trois dans la voiture d’Aimé, le papa. “C’est une course contre la montre, un combat. Vous nous imaginez vous, dormir là-dedans puis partir au travail et l’enfant à l’école? Je suis auxiliaire de vie. Comment aider des personnes vulnérables si je suis moi-même vulnérable?” questionne Clarine. 

Et pour ces familles, une autre course contre la montre se joue désormais. Les températures commencent à retomber mi-septembre. D’un geste, Nicolas montre la tente qui sert d’abri à sa famille “on s’entasse à trois dans une tente deux places. S’il pleut, le tissu ne protège plus. Si on est encore là dans quelques mois, ce sera terrible, affreux.” Désormais, en plus de leur précarité,c’est la perspective de l’hiver qui terrifie ces familles. Et ni la tôle d'une voiture, ni le tissu d'une tente ne pourront les protéger du froid. 

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