Dans un documentaire choc, le journaliste Julien Brygo retrace le parcours des crevettes grises, de la mer du Nord jusqu'au Maroc, et rencontre les pêcheurs, industriels et décortiqueuses de crevettes, acteurs plus ou moins heureux de cette filière. Un scandale social et écologique.
Le film - et l'interrogation du réalisateur - commence par la rencontre de Nicole Vanzinghel, dix fois championne du monde de décorticage de crevettes grises. L’ancienne ouvrière textile a participé durant dix-sept années consécutives à cette compétition farfelue qui a lieu depuis 2005 à Leffrinckoucke, petite ville au bord de la mer du Nord, entre Dunkerque et Zuydcoote. La retraitée enchaîne les concours les plus loufoques : épluchage de pommes de terre, écossage de haricots blancs, imitation du cri de la mouette. Son record aux crevettes : 186 grammes épluchés en dix minutes.
Nicole a des concurrentes, comme Katty Vanmassenhove, institutrice à Wenduine, en Belgique. Triple championne du monde de décorticage, elle explique que son attrait pour l'activité lui vient tout simplement de sa famille. Sa mère et son frère tiennent un restaurant en bord de mer, avec pour spécialité les croquettes de crevettes ! "J'ai toujours décortiqué des crevettes à la maison. On faisait souvent des courses entre nous. Ma mère a souvent participé à des compétitions de décorticage autour d'Ostende. C'est ce qui m'a amenée à tenter ma chance au championnat du monde."
Mais Nicole Vanzinghel a aussi des homologues, en quelque sorte, à l'étranger. Des décortiqueuses de crevettes, qui ne sont pas comme elle des sprinteuses, mais plutôt des marathoniennes, qui doivent faire preuve d'une endurance de tous les jours, toute l'année. Ce sont les ouvrières du Maroc, qui à Tanger ou à Tétouan épluchent les crevettes amenées par camion dans leur usine. Elles travaillent 11 heures par jour, en commençant à 6 heures du matin. Vêtues de blouses et tabliers et équipées de gants de latex, de masques et de charlottes sur la tête, elles subissent un contrôle des plus stricts tout au long de la journée. Aucune perte, pas même une crevette tombée au sol, n'est tolérée. Le poids de leurs paquets est vérifié avant et après leur opération de décorticage.
Elles sont 4 000 ouvrières au Maroc. Leurs conditions de travail et de vie sont effarantes. Dans la plus grande usine de décorticage du pays, à Tanger, Klaas Puul, 3 000 ouvrières travaillent jour et nuit. Deux entreprises hollandaises, Heiploeg et Klaas Puul détiennent 80 % du marché de la crevette grise, qui s'élève à plusieurs centaines de millions d'euros. C'est bien moins que celui de la crevette rose (plusieurs dizaines de milliards), principalement exploitée en Asie.
Une ouvrière à Tanger gagne un salaire mensuel d'environ 150 euros. Le salaire moyen au Maroc est de 245 euros (en 2021). Le tarif net est de 1,60 euros par kilo épluché. Mais, en plus, les ouvrières doivent atteindre le quota de 102 kilos de crevettes décortiquées chaque mois pour obtenir des allocations. Habiba, décortiqueuse depuis 2017, n'est jamais parvenue à atteindre ce quota. "Je ne veux pas que mes filles fassent ce travail", profère-t-elle, catégorique.
"On est connectées, on a la même histoire"
Nicole Vanzinghel a commencé à travailler à 14 ans, comme employée, puis comme ouvrière dans l'industrie textile. En voyant une vidéo des usines de décorticage de crevettes au Maroc, elle est stupéfaite : "Je sais une chose, c'est que des femmes courageuses, parce que moi je sais ce que c'est d'éplucher des crevettes. Des fois, j'épluchais pendant une après-midi, donc je sais le travail que ça fait, le mal que ça fait, le mal pour le dos. Et puis, c'est exactement le même travail qu'en étant en usine pour faire la confection de tissus et tout ça... En textile, il faut faire du rendement. Aux crevettes, tu dois avoir du rendement double. Double, parce que c'est des petites choses à décortiquer... Si t'a pas de rendement, t'es pas repris, hein !"
En janvier 2022, une grève dans l'usine Klaas Puul n'a pas pu aboutir à une augmentation des salaires et à l'abandon des quotas. Le patron a seulement promis des crevettes plus grosses, plus faciles à éplucher.
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"Une montagne de crevettes comme métaphore de la lutte des classes, une bataille sans fin où il faut sans cesse tout recommencer"
Julien Brygo
Vidéo : les ouvrières de l'usine de décorticage de crevettes grises Klaas Puul, à Tanger racontent leurs conditions de travail.
"La crevette du Nord, c'est de l'or"
L'essentiel de la pêche à la crevette grise en mer du Nord est hollandais ; cela représente 20 000 à 30 000 tonnes chaque année. Les crevettes prolifèrent d'autant plus que les poissons comme le merlan, le hareng ou la morue, leurs prédateurs, se raréfient. C'est une des conséquences du réchauffement climatique ; les bancs de poissons se sont déplacés plus au Nord.
La pêche à la crevette est peu réglementée en Europe, il n'y a pas de quotas. Il ne reste que deux crevettiers à Dunkerque, contre une dizaine dans les années 1980. Les pêcheurs français sont concurrencés par les bateaux hollandais, entièrement automatisés, qui ramassent des tonnes de crevettes chaque semaine, ce qui leur permet de les vendre à des prix très bas, parfois à 1,50 euro le kilo. Chez nous, le cours varie entre 8 et 40 euros le kilo.
Aux Pays-Bas, contrairement à l'Allemagne où le secteur est organisé en coopératives de pêcheurs, l'activité de la crevette est entièrement privée et tournée vers le marché international, faisant du pays le leader en Europe.
Jusqu'au siècle dernier, les crevettes grises étaient décortiquées par les femmes - et enfants - de pêcheurs principalement, travaillant à domicile. Mais les normes d'hygiène ont changé. Alors, les entreprises ont délocalisé l'activité. D'abord en Roumanie, Pologne et Ukraine. Puis, le marché s'est tourné vers le Maroc à partir des années 1990. "Là, il y a plus de femmes disponibles pour cette activité ; elles sont plus jeunes, plus agiles", selon Henrik Mienhuis, cofondateur de Heiploeg, le leader du marché des crevettes grises, dont la fortune est estimée entre 30 et 35 millions d'euros.
Une aberration écologique
90% des crevettes grises pêchées en mer du Nord sont acheminées en camion au Maroc pour y être décortiquées. Les cargaisons parcourent des milliers de kilomètres et traversent la France et l'Espagne en moins de 26 heures. Les crustacés sont traités avec des conservateurs pour supporter le trajet (aller-retour) qui ne sert qu'à l'épluchage manuel de leurs carapaces. Le retour en France, pour alimenter les grandes surfaces commerciales et les marchés de gros, se fait en six à dix jours.
Et c'est ainsi que les crevettes parviennent aussi dans les restaurants du Nord et de Belgique. Fabienne Schroetter, patronne de la célèbre enseigne Madam Kroket, spécialisée dans la croquette de crevettes, à Ostende, cuisine environ 100 kilos de crevettes par semaine. Cela représente 300 kilos de crustacés, que les mains abîmées et glacées des ouvrières marocaines ont décortiqués.
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Sans queue ni tête, décorticage d'une crevette grise
Jeudi 12 septembre à 22h50 sur France 3 Hauts-de-France et france.tv (replay disponible 30 jours)
De Dunkerque à Tanger, nous remontons la filière industrielle de la crevette grise.
Réalisation : Julien Brygo
Coproduction : C-P Productions, Luna Blue Films, Pictanovo, Shelter Prod, RTBF et France Télévisions