La marqueterie de paille revient de loin. Oubliée pendant des décennies, on redécouvre depuis quelques années les mille et une facettes d’un modeste fétu de paille, celui du seigle. Anodin en apparence, mais qui devient une petite merveille sous les mains de créateurs talentueux.
Anne-Lise Dever fait partie de ces quelques artisans qui n’ont pas résisté aux sirènes de la paille de seigle. Elle aimait flâner chez Deyrolle pour y admirer les couleurs chatoyantes de certains insectes, quand elle découvre la marqueterie de paille au détour d’un reportage. Il n’en fallait pas plus, elle tisse un lien d’évidence entre l’iridescence de la paille et les nuances éclatantes des petites bêtes. À défaut d’adopter un insecte elle va le dessiner, puis le créer, en paille de seigle bien sûr. Depuis une dizaine d’années, au sein de son atelier lillois, elle s’est plongée dans l’art de la transformation du fétu de paille en petits tableaux de lumières.
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Un fil d'or
Quand le seigle arrive en Europe au Moyen-Age, il remplit les mêmes usages que les céréales qui l’ont précédé. En plus de nourrir, ses chaumes protègent les habitations des rigueurs du climat. Mais bientôt, c’est un autre débouché qui s’ouvre à lui.
Nous sommes au 17ème siècle, la marqueterie de bois prend son envol grâce à la découverte d’essences rares et précieuses, arrivées en Europe dans la mouvance des Grandes Découvertes. Elle séduit, mais n’est pas à la portée de toutes les bourses. Alors un peu dans son ombre se développe une autre marqueterie, celle de la paille de seigle, dont il se dit qu’elle devient fil d’or sous les reflets lumineux.
Tandis que les moniales l’adoptent pour broder les chasubles ou les devants d’autels, des ateliers se développent, civils ou religieux, et plus surprenant, bientôt pénitentiaires. Au cours du 18ème siècle les galères tombent en désuétude, la marine à voile a gagné la partie. Reviennent alors à quai les anciens galériens, dans des bagnes nouvellement construits au sein desquels se monteront là aussi des ateliers. Les bagnards ont le droit de vendre leurs créations, c’est un petit plus pour améliorer un quotidien infernal.
Certains de ces coffrets à jeux, de ces boîtes à ouvrages ou autres petits tableaux ont traversé les siècles, mais, rarement signés, leurs créateurs sont restés anonymes.
Le 18ème siècle marque l’apogée de la marqueterie de paille, puis elle s’effacera au cours du 19ème siècle.
Son histoire est ensuite décousue. De nouveau très en vogue dans la période Art Déco, sous l’impulsion des décorateurs André Groult et Jean-Michel Franck qui en habillent des meubles, paravent ou intérieurs de luxe, elle se laisse par la suite encore oublier. Il y aura un petit retour dans les années 50 avec le décorateur Jean Royère entre autres, mais il faut attendre les années 90 pour qu’elle fasse de nouveau parler d’elle.
C’est Lison de Caunes, petite-fille d’André Groult, qui reprend alors le flambeau pour redonner à ce savoir-faire ancestral ses lettres de noblesse en même temps qu’une nouvelle jeunesse.
C'est quoi la paille de seigle ?
Tout simplement, une graminée. On la cultive comme une céréale, à ceci près qu’on la récolte juste en fin de floraison. Les chaumes blanchissent dans les champs une dizaine de jours, puis finissent de sécher debout et en gerbes pour enfin être traités selon leur utilisation.
Plus longue et plus souple que la paille de blé, on en fait des toits de chaumes, des assises de chaises, de la vannerie etc, et bien sûr de la marqueterie. On l’utilise "au naturel", ou teintée selon les besoins de l’artisan.
"Ce brin de seigle dans son champ, il est si simple…" : Anne-Lise n’en est toujours pas revenue, qui eut cru que ce fétu de paille plutôt du genre rustique et modeste deviendrait objet d’art ?
La paille de seigle ? une matière existante dans la nature, qui s’est pris des coups de vents, des pluies, qui a poussé dans la difficulté et qui devient par le travail de la main quelque chose de très beau
Anne-Lise Dever - marqueteuse
Mais quel est donc le pouvoir étrange de cette paille de seigle... Aussi anodine qu’elle en ait l’air, il semblerait bien qu’elle dissimule aux coups d’œil non avertis un petit truc en plus. De fait, à y regarder de plus près, après qu’elle soit passée entre les mains de l’artisan, c’est tout un jeu de lumière qui se fait jour : un petit théâtre de lignes et de teintes, de brins de paille judicieusement posés, qui s’amusent à danser avec la lumière de reflets en reflets.
Le voilà, son petit truc en plus : la silice. Elle l’a absorbée dans le sol en grandissant, on la retrouve sur l’extérieur de son chaume en fine pellicule. Parce que la silice est comme un verni naturel, elle rend la paille imperméable et imputrescible, mais aussi et surtout elle lui donne une rare brillance.
Pour Anne-Lise, la lumière est vraiment "l’élément supplémentaire qui va magnifier la paille". Alors dès l’origine d’une création, dès le dessin, elle anticipe déjà le sens dans lequel elle posera ses bandelettes de paille.
Très peu d'outils, mais des petites mains habiles
La marqueterie, c’est un assemblage de fétus de paille, collés sur un support de façon à créer des décors géométriques, figuratifs ou abstraits. Autant dire que la machine capable de créer ce décor n’a pas encore été inventée, nous sommes dans le règne du fait main. Le geste a l’air simple mais c’est un faux-semblant, il met son auteur à rude épreuve et l’atelier d’Anne-Lise résonne parfois d’un certain énervement. Elle le reconnaît volontiers, il peut lui arriver d’être prise d’une furieuse envie de "tout envoyer balader car rien ne marche… Mais c’est comme ça qu’on avance !". La passion l’emporte, elle s’accroche.
Pour seuls outils un crayon, un plioir, des ciseaux, un scalpel, un pinceau, de la colle, un marteau de marqueterie parfois... et des petites mains ! Expertes dans l’art de s’adapter à l’épaisseur, la largeur ou la texture de chaque brin de paille.
Côté mental, une sacrée dose de patience : fendre le fétu, l’aplatir et le lisser jusqu’au plus fin pour que la lumière glisse sur lui de façon optimale (il faut imaginer une paille ouverte qui ne fait pas plus de 10 mm. de large). Ensuite, il s’agit de confectionner les planches, un savant collage bord à bord des brins de paille, sans espaces entre eux ni chevauchement, et sans cesse continuer à les lisser avec le plioir pour les maintenir plats. Enfin, la découpe dans ce collage des formes souhaitées… Pas sûr que ce savoir-faire soit accessible aux plus agités d’entre nous, la marqueterie de paille est aussi une ode au temps long…
J’essaie d’apporter une petite touche de folie à travers la couleur et les formes
Anne-Lise Dever
Malgré quelques vicissitudes la marqueterie de paille a réussi à traverser les siècles, elle méritait bien un petit coup de jeune. Avec elle, on peut tout faire ou presque, elle est le terrain de jeu idéal des imaginations débordantes.
En faisant ses propres expériences, en testant ses propres techniques, Anne-Lise cherche à l’inscrire dans l’ère du temps. Son truc ce sont les petites pièces, les formes abstraites qu’elle peut dessiner à loisir, les couleurs vives qu’elle peut associer à du bois, du verre ou du métal.
Comme elle, d’autres créateurs s’attachent à marier ce savoir-faire ancestral aux tendances contemporaines, à travers des créations de tous styles : polychromes ou monochromes, abstraites ou figuratives, du paravent à la minuscule boîte à secrets en passant par des murs entiers marquetés.
Autrefois marqueterie du pauvre, celle qui ne pouvait s’offrir le luxe des bois exotiques, la marqueterie de paille est aujourd’hui plébiscitée par des enseignes prestigieuses. Les marqueteuses et marqueteurs sont environ une vingtaine en France. C’est peu, mais au regard de la seule Maître d’Art Lison de Caunes qui se battait il y a plus de quarante ans pour préserver ce savoir-faire, il semblerait bien que le petit fétu de paille de seigle ait pris sa revanche.