Enfance en danger : des maltraitances ont-elles échappé aux services sociaux du Nord pendant le confinement ?

Quid des enfants victimes de violences pendant le confinement ? En tête des départements français pour le nombre de mineurs placés, le Nord a vu les signalements baisser durant la période. Cela ne veut pas dire que tout s’est bien passé. Et la suite inquiète les professionnels.
 

Avec près de 18 000 enfants placés ou bénéficiant de mesures de protection, le Nord est l’un des premiers départements pour le nombre de mineurs pris en charge par les services de l’ASE (l’aide sociale à l’enfance), avec la Seine-Saint-Denis.

Le 30 avril dernier, le Secrétaire d’Etat chargé de la protection de l’enfance Adrien Taquet annonçait que les appels au 119 Enfance en danger avaient augmenté de 35 % depuis le début du confinement, voire avaient explosé de 90 % certaines semaines, au niveau national. Dans le Nord pourtant, les signalements ont connu une baisse importante.
 

 

Moins d’informations préoccupantes dans le Nord


Cela s’est notamment observé à la CRIP de Lille. Vigie de repérage de l’enfance en danger, cette cellule de recueil des informations préoccupantes est la plus grosse du département du Nord, qui compte 7 sous-CRIP en tout. Entre le 16 mars et le 24 avril, 86 de ces informations préoccupantes sont arrivées dans le service, contre une moyenne de 146 par mois habituellement.

« L’éducation nationale est notre première source de signalements », avance Cyril Verbeke, évaluateur médico-social à la CRIP de Lille. « Or là, l’école s’est arrêtée. Le nombre d’informations préoccupantes qui nous sont parvenues correspond à celui reçu habituellement, moins les partenaires que sont l’école ou les structures telles que les PMI (protection maternelle et infantile) ou les CMP (centres médico-psychologiques) qui ont fermé ou ont fonctionné au ralenti pendant le confinement ».
 
Les services de protection de l’enfance ont eux aussi fonctionné au ralenti, les CRIP en particulier, avec 2 évaluateurs médico-sociaux de permanence contre 14 en temps normal. La plupart des travailleurs sociaux ont poursuivi leur mission en télétravail, par des entretiens téléphoniques notamment. « Nous avons essayé de rester en lien avec les familles déjà repérées, pour les soutenir et éviter les passages à l’acte. On n’est pas à l’abri d’être passés à côté de situations, malgré notre vigilance », s’inquiète l’évaluateur médico-social, également éducateur spécialisé. « Ce rôle d’étayage et de prévention des risques a ses limites sans visite physique. On ne sait pas quelle est la liberté de parole d’un enfant que l’on questionne, si le parent est à côté. On ne peut pas décrypter le non-verbal. C’est un travail de relations humaines, le télétravail a ses limites », poursuit-il.

Quand les travailleurs sociaux ont perçu l’urgence d’intervenir dans une famille, ils l'ont fait. Leurs préconisations d’ordonnances de placements - OPP - ont été transmises au parquet. 66 placements ont été ordonnés en urgence dans le Nord de mi-mars à mi-avril, soit 25 % de plus que sur la même période en 2019, selon la direction de l’aide sociale à l’enfance.
 

"Découvrira-t-on l'ampleur des dégâts une fois qu'on soulèvera le couvercle ?"


Pour les autres informations préoccupantes, faute de conditions normales pour les évaluer, elles ont été mises en attente. « Nous avions déjà un nombre conséquent de dossiers non traités avant le confinement. Nous avons pu en purger une partie du fait du ralentissement des signalements, mais nous en avons désormais de nouveaux, tout cela dans un contexte de pic saisonnier attendu. »

En mai et juin traditionnellement, les informations préoccupantes font un bond (170 par mois en moyenne). Dans cette période avant les vacances scolaires, les enseignants effectuent plus de signalements d’enfants qu’ils pressentent en danger dans leurs familles. « On pourrait avoir des placements plus importants dans les semaines à venir », concède Anne Devreese, directrice générale adjointe pour l’enfance, la famille et la jeunesse au département du Nord.
 
Olivier Treneul, porte-parole de SUD, syndicat majoritaire chez les travailleurs sociaux du département, s’interroge : « Découvrira-t-on l’ampleur des dégâts une fois qu’on soulèvera le couvercle ? Est-ce qu’on va devoir gérer l’ingérable ? » Une inquiétude partagée par Cyril Verbeke, l’éducateur spécialisé du CRIP de Lille. « C’est le flou avec la reprise de l’école au ralenti. Qu’est-ce qui va nous être signalé ? Et comment allons-nous répondre alors que nos éducateurs travaillent habituellement en binôme pour les évaluations physiques dans les familles et que nous sommes toujours encouragés à poursuivre le télétravail ? »

Dans son service, ils sont désormais 4 de permanence, toujours loin des 14 de l’équipe habituelle.
 

Des enfants privés de tout contact avec leurs familles


Autre conséquence des deux mois de confinement, la suspension des droits de visite et d’hébergement, c’est-à-dire le retour possible des enfants placés dans leur famille ou chez l’un des deux parents le temps du week-end par exemple.
 

La décision a été prise par les services de l’aide sociale à l’enfance, partout en France, pour des raisons sanitaires de protection contre le COVID-19.  « Pour certains, c’est une souffrance », reconnaît  Anne Devreese, la directrice générale adjointe pour l’enfance, la famille et la jeunesse. Mais elle tempère : « Nous avons aussi beaucoup d’enfants qui vont mieux du fait de la suspension des droits de visite. Ils se sont stabilisés ».
 
La juge pour enfants au Tribunal de Lille Gisèle Delcambre ne le voit pas du même oeil. « Une décision de placement est déjà une rupture pour l’enfant avec sa famille. Là, les enfants sont encore plus coupés, avec des contacts dématérialisés uniquement. Ce sont des souffrances supplémentaires », déplore celle qui est aussi secrétaire générale de l’AFMJF, l’association française des magistrats de la jeunesse et de la famille. Depuis ce lundi 11 mai, les droits de visite sont progressivement rétablis, mais au compte-goutte et dans des conditions sanitaires strictes.

Le secrétaire d’Etat Adrien Taquet a aussi annoncé étudier le rétablissement du droit d’hébergement, c’est-a-dire la possibilité pour l’enfant d’aller dormir chez ses parents, « dans des conditions sanitaires respectueuses de l’état d’urgence. » Certains enfants placés étaient dans leur famille au moment de l’annonce du confinement. Ils y sont restés. Soit 196 enfants sur les 5 700 placés chez des assistants familiaux (3 % environ), et 302 parmi les 3 140 placés dans des établissements d’accueil (environ 10 %). « Nous avons le sentiment que ça ne s’est pas trop mal passé, nous avons reçu très peu d’alertes », souligne Anne Devreese.
 

Les droits des familles mis à mal


Pendant ces deux mois de confinement, les audiences des tribunaux pour enfants ont été suspendues. À de très rares exceptions, certaines ont pu se tenir, mais à la marge. « Nous avons un mode de fonctionnement très dégradé. Nous avons dû nous contenter de maintenir les décisions prises antérieurement », déplore la juge pour enfants Gisèle Delcambre.

« Plus d’audiences, cela veut dire plus de débats. C’est une situation de restriction des droits des parties, ceux des familles en particulier, qui ne peuvent plus interjeter appel d’une décision de justice. Avec tout ce que cela peut générer de souffrances, et de défiance vis-à-vis de l’institution. Il va falloir retrouver ce lien de confiance. Cela génère beaucoup d’inquiétudes et d’anxiété chez les magistrats. »
 
Le tribunal pour enfants de Lille reprend doucement son activité, mais de façon très limitée. Les juges doivent désormais recevoir les parties dans des salles d’audience, et non plus dans leurs bureaux, trop petits pour respecter les mesures de distanciation.

Le temps des audiences est beaucoup plus contraint, comme le nombre de parties en présence. « La protection de l’enfance, c’est avoir du temps. Là, on ne l’a pas. Nous sommes obligés de travailler dans un cadre restreint. C’est l’essence de notre travail qui est remis en cause », regrette la secrétaire générale de l’AFMJ.
 

Personnel minimum dans les foyers, assistantes familiales isolées


Les foyers d’accueil de l’aide sociale à l’enfance ont dû faire face à un effondrement des personnels présents dans les établissements pendant cette crise sanitaire. Beaucoup d’éducateurs, de maîtresses de maison ou de veilleurs de nuit n’ont pas pu remplir leur mission pour cause de vulnérabilité ou de gardes d’enfants par exemple.

Mais un élan de solidarité s’est mis en place avec l’aide bénévole d’enseignants ou de cuisiniers, et ces « coups de main » vont se prolonger dans les semaines à venir, selon Anne Devreese, de l’ASE du Nord. Les assistantes familiales, qui accueillent la plus grande partie des enfants placés, ont dû faire face à des difficultés, elles aussi. Avec les adolescents en particulier, plus réfractaires aux mesures de confinement et dont certains ont fugué.

La fermeture des structures d’accueil spécialisées, pour les enfants porteurs de handicap ou souffrant de troubles psychiatriques (le quart des enfants pris en charge par l’ASE), a été une difficulté supplémentaire. Ces enfants habituellement pris en charge la semaine dans leur IME, ITEP ou IMpro, se sont retrouvés à temps plein chez leur assistante familiale.
 
Si le département du Nord a distribué 30 000 masques aux établissements de protection de l'enfance, selon le porte-parole de SUD Olivier Treneul, les 2 300 assistantes familiales n’ont reçu aucun équipement de protection. « Alors que le département a annoncé offrir 200 000 masques FFP2 aux dentistes, qui sont des professions libérales, rien n’a été prévu pour ses propres équipes médico-sociales », déplore le syndicaliste. « C’est incompréhensible, ça passe mal et cela nous met en colère, en plus des nombreuses questions que nous nous posons sur cette reprise qui a démarré ».

À noter que le Conseil départemental du Pas-de-Calais, sollicité, a refusé de communiquer quelque élément que ce soit sur son service d’Aide sociale à l’enfance, et ce qui a pu s’y passer pendant ces huit semaines de confinement.

 
La protection de l’enfance dans le Nord en quelques chiffres
Le service de l’aide sociale à l’enfance assure le suivi de quelques 18 000 enfants et adolescents dans le Nord.
  • 5 670 sont placés en famille d’accueil chez 2300 assistants familiaux
  • 3 150 sont placés en établissements collectifs
  • 9 000 bénéficient de mesures d’AEMO (Action Educative en Milieu Ouvert), c’est-à-dire que l’accompagnement des enfants et des familles se fait à domicile par les éducateurs et assistantes sociales.
Le Tribunal pour enfants de Lille gère 50 % des mesures de protection de l’enfance du Nord. Il compte 13 juges pour enfants.
En 2019, il a traité 5 213 dossiers représentant 7 149 mineurs.
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