Les premières traces écrites de la braderie de Lille remontent à 1127. Ce rendez-vous a souvent risqué de disparaître, mais les Lillois n'ont jamais cessé de raviver leur tradition, n'acceptant de la suspendre qu'en cas de guerre ou de peste.
Bien avant les tours des remparts, avant le Palais Rihour et avant l'hospice comtesse : le plus ancien patrimoine de Lille, c'est sa braderie. Elle est aujourd'hui le plus grand marché aux puces d'Europe, et accueille chaque année entre 1,5 et 3 millions de visiteurs. En 2019, la braderie de Lille s'étalait sur quelque 80 kilomètres, et environ 8 000 exposants y avaient déployé leur stand. Pour certains brocanteurs, ce premier week-end de septembre est l'occasion de faire le chiffre d'affaires d'un mois entier. Pour les étudiants, ce sont deux soirs de fête dans les rues de la capitale des Flandres.
Les Lillois sont très attachés à leur braderie et à raison : ils la connaissent depuis au moins 1127. C'est la première fois qu'elle est mentionnée dans un document écrit, les chroniques d'un clerc et fonctionnaire de l'administration du comté de Flandres nommé Galbert de Bruges. Il y décrit l'histoire et les mœurs de son comté alors que Lille est sous domination flamande.
Les domestiques, les premiers vrais "bradeux"
À ses origines, la braderie de Lille est en fait une foire commerçante. Chaque année, quelques jours après l'Assomption, les commerçants étrangers sont autorisés à faire affaire auprès des marchands lillois. D'abord très ponctuel, l'événement prend de l'ampleur entre le XIIe et le XIIIe siècle : il finit par s'étendre sur un mois complet, dont 15 jours entiers sont consacrés à l'installation des marchands. En 1305, c'est la fin de la guerre des Flandres, remportée par la France. Le comté de Flandres renonce à ses droits sur Douai, Béthune et Lille. Le rendez-vous marchant perd alors de son importance : sa durée maximale est désormais fixée à cinq jours, et la date d'ouverture est repoussée au 27 août. Malgré ce revers, les Lillois parviennent à imposer leur tradition. À la fin du XVe siècle, la foire est rallongée de deux jours.
Le XVIe siècle marque un tournant : la foire flamande se transforme en une véritable braderie. À l'époque, les domestiques obtiennent le droit de vendre les vêtements et objets délaissés par leurs maîtres, comme de la vaisselle ou des ustensiles de cuisine. Ce droit est tout de même très circonscrit : il est valable une fois l'an, le temps de la braderie et court du crépuscule à l'aube. Ces horaires correspondent aux obligations des domestiques, qui se doivent d'être présents pour le coucher et le lever de leurs maîtres. Ce sont eux qui installent cette tradition de vente des objets d'occasion, et les prix cassés qui vont avec : ils sont les premiers "bradeux". Leurs descendants honorent encore à leur manière cette coutume : encore aujourd'hui, dans les rues de Lille, c'est au point du jour qu'on fait les meilleures affaires.
Cet âge d'or de la braderie bascule au siècle suivant : l'amélioration du réseau de transport rend le rendez-vous moins important et moins nécessaire pour les marchands. Leur absence est palliée par l'affluence des artistes ambulants, qui introduisent la tradition des animations de la braderie : elle est une fête, en plus d'un carrefour marchand. La bourgeoisie, classe alors privilégiée et influente dans le domaine du commerce, investit l'opportunité économique. Elle afflue peu à peu pour écouler leurs produits, tout comme les marchands ambulants, qu'on appelle alors les "camelots". Dans les étals, la marchandise neuve finit par remplacer les objets d'occasion. En 1873, un chroniqueur lillois s'en inquiète : l'esprit braderie "est en train de trépasser".
Un "bric-à-brac" contre la société de consommation
Mais il en faudra plus pour annihiler une tradition qui a résisté aux tempêtes géopolitiques et qui, depuis des centaines d'années, n'est interrompue qu'en cas de vague de peste ou de guerre. Ce sont justement les deux Guerres mondiales qui forceront à sa suspension et la dépouilleront de beaucoup de son intérêt. Pourtant, chaque année où ils le peuvent, les marchands continuent de venir ouvrir leurs stands à Lille à la fin du mois d'août.
La grande résurrection, ancêtre direct de l'événement que nous connaissons aujourd'hui, arrive à la faveur de mai 68. La jeunesse critique la "société de consommation" instaurée par leurs aînés pendant les Trente Glorieuses, largement symbolisée par une consommation ancrée dans le modèle américain, avec notamment le triomphe de l'équipement électroménager. La vente d'occasion devient un positionnement politique et une bonne solution alors que la croissance ralentit et que la France est frappée par une vague de chômage. Le fameux esprit braderie revient dans les rues lilloises.
En 1981, le maire de Lille Pierre Mauroy, devenu Premier ministre, invite les journalistes à la braderie. Devant les caméras, il déclare que "ce bric-à-brac est une réaction contre une société trop hiérarchisée, trop divisée, trop compartimentée." Le spectacle qu'offre la braderie de Lille en fait, à partir de là, un incontournable annuel des journaux télévisés, ce qu'on appelle dans le jargon un "marronnier". À partir de là, la braderie de Lille ne se démentira plus jamais de son franc succès, et se popularise jusqu'à devenir le rendez-vous européen qu'il est aujourd'hui.
Mais l'événement ne sera pas épargné par les petites et les grandes frayeurs. En 2011, la fête du samedi soir est brutalement interrompue. Une tempête arrive sur Lille, avec des vents prévus à 90km/h. Médusés, les exposants et les fêtards sont priés de remballer par les équipes municipales. La braderie reprend pourtant dès le lendemain matin. En 2016, c'est une menace bien plus sérieuse qui mène à l'annulation complète de l'événement. Alors que la France se remet à peine des attentats du Bataclan, le 14 juillet 2016, à Nice, un camion fonce dans la foule. L'attentat fait 86 morts, plus de 400 blessés et la mairie refuse le risque que représente alors le rassemblement des bradeux. C'est la première annulation de l'événement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. "C'est un crève-cœur, c'est une des décisions les plus douloureuses que j'ai eu à prendre, déclare la maire Martine Aubry. [Mais] en tant que maire et tout simplement en tant que femme, je ne peux pas accepter de me dire que si un malheur arrivait j'en serais totalement responsable."
Les éditions 2020 et 2021 subiront malheureusement le même sort, la progression du Covid-19 faisant craindre la création d'un cluster géant à l'issue de la braderie. L'édition 2022 est donc une nouvelle renaissance pour la braderie de Lille, et les bradeux sont prêts à reprendre leurs traditions : objets insolites, déguisements ou tenue de grand jour et bien sûr, la dégustation de la traditionnelle moule-frite. Pour cette nouvelle édition, la mairie incite d'ailleurs activement les restaurateurs lillois à reprendre la tradition du fameux tas de moules.
1945, année tragique de la "braderie sans moules"
Pendant longtemps, les moules n'ont pourtant pas été le met privilégié de ce carrefour du commerce d'occasion. En 1446, deux frères, Godin Maille et Pierre Trémart, obtiennent une autorisation de vente sur la braderie, en particulier pour y commercialiser du poulet déjà cuit, qui fait les délices des vendeurs et des badauds. Le cornet de frites, lui arrive bien plus tard, à la fin du XIXe siècle. Quant à la tradition de consommer des moules, son origine est incertaine, et on la présente tantôt comme le prédécesseur ou le successeur du cornet de frites. On sait en tout cas qu'il s'agit d'une tradition déjà bien établie au début du XXe siècle, puisque c'est à ce moment-là qu'on retrouve les premières mentions des tas de moules devant les enseignes de restauration. 1945 est même considérée comme une année noire car, au sortir de la guerre et du rationnement, les traditionnelles moules sont importées des Pays-Bas, mais finalement jugées impropres à la consommation à l'arrivée. C'est l'année tragique de la "braderie sans moules".
Selon la journaliste et passionnée d'histoire Elodie De Vreyer, dans son ouvrage "La braderie, une histoire lilloise", à l'origine, former un tas de coquilles de moules dans la rue est surtout une commodité qui anticipe le nettoyage du lendemain. Mais il atteste bel et bien d'un certain nombre de clients servis et peu à peu, le tas de moules devient un motif de fierté et surtout de blagues pour les restaurateurs lillois le temps de la braderie. Cette tradition a failli disparaître après 2016, lorsque l'emblématique restaurant "Aux moules", champion incontesté du tas de moules, doit mettre la clé sous la porte. Mais dès 2018, la mairie incite les Lillois à y revenir, estimant que la tradition appartient au patrimoine local, au même titre que la braderie.
Les traditions n'empêchent d'ailleurs pas la mairie de Lille d'évoluer avec son temps, et notamment de se porter sur la problématique écologique, avec l'interdiction de la vente du plastique à usage unique pendant l'événement, pour limiter l'accumulation de détritus et la production polluante du plastique. Les coquilles de moules, elles, sont désormais réutilisées par des entrepreneurs locaux pour réaliser des vasques de lavabo, des pots à bougie, des cache-pots ou encore des lames de banc.