Les femmes noires à la conquête du jeu vidéo : avec AfroGameuses, "une génération qui ne veut plus rester silencieuse"

Créée en septembre 2020, l'association AfroGameuses lutte contre le sexisme, le racisme, et milite pour une meilleure représentativé des femmes noires dans le jeu vidéo, chez les personnages comme dans les studios de développement.

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"Un jour, j'ai découvert le personnage de Senna, dans League Of Legends, et c'est ce personnage qui m'a appris le pouvoir de la représentation." Ce lundi 27 septembre, la salle de conférence du Game Camp, à Lille, est bondée. Jennifer Lufau, 28 ans, chargée des réseaux sociaux chez Ubisoft et fondatrice de l'association AfroGameuses, va y livrer une implacable démonstration de l'invisibilisation des femmes noires dans le jeu vidéo.

Son exposé commence par une petite revue de personnages de femmes noires déjà existantes, dont certaines déjà très appréciées par sa communauté de gameuses. C'est le cas d'Aveline de Grandpré, qui apparaît pour la première fois dans le jeu Assassin's Creed III : Liberation, sorti en 2012 et qui prend pour toile de fond la révolution américain de 1763. "Aveline est une femme française et américaine, née d'un père esclavagiste et d'une mère esclave. Dans le jeu, c'est un personnage qui doit justement jouer de son identité pour arriver à ses fins. Ce gameplay est très intéressant", illustre Jennifer Lufau.

"Guess who's black ?"

Mais pour beaucoup, les personnages présentés servent surtout à faire une revue des stéréotypes attribués aux femmes noires, hypersexualisées ou au contraire violentes et masculines, avec l'archétype de la tueuse de zombie. Une infime minorité de ces personnages de femme noire à la peau foncée, les studios leur préférant les métisses ou les lightskin. Une observation en fait révélatrice de la problématique du colorisme, un concept sociologique qui désigne un système où les personnes à la peau claire sont favorisées, considérées comme plus belles que celles à la peau foncée, directement issu des logiques coloniales. 

"Maintenant, je voudrais qu'on fasse un petit jeu, que j'ai appelé "Guess who's black ?" Je vais vous montrer un personnage, vous allez me dire s'il est noir ou non. Ne vous inquiétez pas, ça va bien se passer, aucun racisme ne sera détecté aujourd'hui", assure malicieusement Jennifer Lufau.

On commence par Reyna, du jeu Valorant. Quelques personnes se hasardent à lever la main. "Bon, vous avez faux, rit la conférencière. Mais il n'y a pas de mauvaise réponse : beaucoup de personnes me parlent de Reyna quand je leur demande de me citer un personnage noir. En réalité, elle est mexicaine, elle aurait pu être afro-latina, mais ce n'est pas le cas." 

Pour les suivantes, c'est encore moins simple : certaines ont la peau plus ou moins foncée, mais gardent des traits résolument européens. Les studios esquivent la problématique des origines ethniques en la passant sous silence dans les fiches personnage. Pour les joueuses afrodescendantes, il ne reste qu'une identification par défaut : depuis 1997, Jennifer Lufau a recensé la création de 20 personnages féminins noirs (liste non-exhaustive, ndlr). Seulement 5 sont jouables, tous sont des personnages secondaires. 

Au lendemain de son premier Game Camp, Jennifer Lufau fait le bilan d'une expérience positive, qui n'est encore qu'un point d'étape. "Je suis très contente de l'initiative, et du résultat. C'est la première année où le game camp ouvre une section sur la diversité et l'inclusion, c'est uniquement dans ce cadre-là que j'ai pu m'exprimer. C'est encourageant, mais j'aimerais que dans le futur, des personnes de tous horizons puissent simplement s'exprimer sur leur métier, leur expertise, et pas seulement sur la diversité", encourage-t-elle.

Sexisme, racisme : "elles se cachent pour jouer tranquillement"

La fondatrice d'AfroGameuses a endossé ce rôle de porte-parole, un peu malgré elle. "C'était une place qui était clairement à prendre : il n'y avait personne d'autre pour en parler, il fallait commencer à faire bouger les choses et surtout mettre en lumière la voix de personne qu'on n'entend pas d'habitude. Le challenge que je rencontre, c'est que les gens veulent bien m'inviter moi, mais pas forcément d'autres personnes de l'association ou de la communauté afro-descendante. Alors que mon objectif, c'est que ces personnes aient des opportunités."

C'est là tout l'enjeu : pousser le milieu du jeu vidéo professionnel à faire une place aux femmes, aux minorités. En 2020, Jennifer Lufau lance à travers internet un questionnaire destinés aux gameuses noires, pour savoir si son expérience personnelle rencontre celle des autres. La réponse est unanime. "Le point commun, c'est  l'expérience du sexisme et du racisme. Des joueuses qui se retrouvent à censurer leur nom, leur voix... Qui se cachent pour jouer tranquillement. Elles vont aussi se censurer dans le personnage qu'elles vont choisir, éviter les personnages féminins, les personnages noirs, parce que toutes ces choses entraînent des commentaires haineux, racistes." Les streameuses, et les professionnelles déjà insérées dans le milieu, font le même constat.

Une violence que Jennifer Lufau attribue en partie à la longue marginalisation des gamers, qui n'ont que très récemment été réhabilités dans le regard de la société et des médias. "Avant, les gamers étaient considérés comme des petits nerds malaimés, et ils en ont [du jeu vidéo] leur coin, leur refuge, ce qui fait qu'ils sont devenus assez excluants. L'absence des minorités, des femmes et des personnes non-binaires dans les studios est expliqué par ça, par le fait que ce soit un milieu créé par des hommes, dominé par des hommes."

Experts, réseaux sociaux : de nouveaux outils pour briser l'entresoi

Un entresoi qui explique que les personnages féminins et noirs soient rares, et stéréotypés : une expérience de vie, ça ne s'invente pas. "Ce n'est pas qu'une histoire de représentation physique, ça se joue aussi dans le background, la culture du personnage : ses relations avec ses proches, avec son environnement. Ça se joue sur des détails que seules les personnes concernées peuvent comprendre, pour éviter de tomber dans des stéréotypes. Il y a des experts, des consultants qui existent pour ça, et il ne faut pas hésiter. C'est un budget, mais les petits studios le font, donc les grands studios devraient pouvoir se le permettre. Des biais, on en a tous, on ne s'en rend pas forcément compte, on ne les déconstruit pas forcément, et on fait des erreurs", remarque la professionnelle. 

Problème : les statistiques ethniques étant interdites en France, impossible de mesurer "l'ampleur des dégâts" sur le volet diversité des entreprises du jeu vidéo. "Quand on n'a pas des chiffres, quand on n'a pas des analyses concrètes, c'est difficile de faire évoluer les choses. On est justement en train de travailler avec des chercheurs, pour analyser la toxicité envers les minorités ethniques dans le milieu du jeu vidéo. Aux Etats-Unis, qui font référence sur ce sujet, c'est bien sûr utilisé à bon et à mauvais escient. Mais ce n'est pas une excuse pour ne pas faire ce qu'il faut faire. Comme pour tous les outils, il faut les utiliser et les encadrer comme il faut" plaide Jennifer Lufau.

Entourée de ses consoeurs de lutte, et de toute une génération à l'écoute, la fondatrice d'AfroGameuses croit fermement que ses combats pourront aboutir. "On est une génération qui ne veut plus accepter ce qui a eu lieu par le passé, qui ne veut plus rester silencieuse, qui veut s'affirmer. Avec l'usage des réseaux sociaux, on est en plein dedans. C'est vraiment les nouvelles générations qui sont en train de porter ces messages importants, et ils le font aussi parce que les anciennes générations n'en avaient pas forcément eu les moyens. Moi, j'y crois beaucoup."

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