Mort de Toufik Sehih en garde-à-vue à Lille : deux ans après, "nous en sommes encore au stade des questions"

En août 2020, un jeune sans-papiers de 23 ans, Toufik Sehih, décédait au commissariat de Lille dans le cadre d'une garde-à-vue. Sans privilégier l'hypothèse de la violence policère, la famille et la défense estiment que plusieurs questions restent sans réponse.

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Le 23 août 2020, un jeune homme de 23 ans décède au commissariat de Lille pendant une garde-à-vue. Toufik Sehih est algérien, sans-papier, et il est interpellé par la police avec un autre jeune homme. Selon le parquet, le motif de l'interpellation est une tentative de vol avec effraction. Pour l'avocat de la famille, Me Antoine Chaudey, les deux jeunes gens cherchaient probablement un abri pour passer la nuit. A 00h40, il entre en cellule au commissariat de Lille. Son décès est constaté le lendemain, à 12h30. Que s'est-il passé ce soir qui a pu mener à la mort de Toufik Sehih ? Deux ans après les faits, de sérieuses zones d'ombres demeurent autour de l'affaire.

"Assez rapidement, le parquet de Lille a saisi l'IGPN, estime Me Chaudey. Les vidéos ont été analysées à partir de son arrivée au commissariat jusqu'au moment de son décès, un certain nombre de personnes ont été entendues, dont des proches. On a joint au dossier la procédure initiale pour laquelle il se retrouvait ce jour-là en garde-à-vue. Une expertise médico-légale a également été faite."

Une enquête de l'IGPN, mais des questions qui demeurent

"On est entre les mains de l'Etat et on décède, cela doit interroger. Y a-t-il eu une faillite du système de la garde à vue ? En termes d'accès au soins, de formation aux premiers secours, d'équipements, de mécanismes d'alertes, de transmission des informations ?"

Me Chaudey, avocat de la famille de Toufik Sehih

Pourtant, la défense de la famille a présenté récemment une demande d'actes pour faire préciser plusieurs points, et entériner une poursuite d'enquête. Parmi les pièces demandées, l'intégralité des vidéos de la nuit passées au commissariat mais également de l'interpellation. En effet, selon des sources proches du dossier, l'autre jeune qui accompagnait ce soir-là Toufik Sehih a fait état lors de ses auditions d'un "contexte de violences", dont on ignore s'il aurait pu jouer un rôle causal dans la mort du jeune homme. La demande d'acte comporte donc une éventuelle audition des agents interpellateurs, qui n'ont pas été entendus par l'IGPN, et la tenue d'une enquête de voisinage en vue d'éventuels témoins capables de dissiper le doute.

Sur ce que l'on sait des causes du décès du jeune Algérien, le parquet de Lille estime que : "L’enquête a permis d’exclure toute cause traumatique ou suspecte. Les analyses toxicologiques et une expertise anatomopathologique ont permis de mettre en évidence une malformation cardiaque cause d’une mort naturelle sans intervention d’un tiers." Le cœur du jeune homme avait été prélevé pour de plus amples analyses. 

Maître Antoine Chaudey se montre moins catégorique et estime que de plus amples précisions sont nécessaires pour "refermer toutes les portes""Nous en sommes encore au stade des questions. Ce que dit l'expertise toxicologique, c'est qu'on a retrouvé dans son corps des doses "supra-thérapeutiques" d'un anxiolytique, et l'expert conclut qu'il n'est pas possible d'exclure la survenance d'effets toxiques. Il n'est pas exclu que ce soit à l'origine du décès, c'est une possibilité, rappelle-t-il. Il n'est pas précisé si d'autres facteurs ont pu accentuer d'éventuels symptômes, ni si une prise en charge au bon moment aurait pu permettre d'éviter un événement tragique."

La mort de Toufik Sehih, une défaillance d'Etat ?

La défense s'interroge autant sur un contexte de violences policières, que sur une possible défaillance de soins, qui elle poserait la question de la responsabilité non pas d'un individu, mais bien de l'Etat. "On est entre les mains de l'Etat et on décède, cela doit interroger. Les questions qui sont celles de mes clients et les miennes sont celles-ci : y a-t-il eu une faillite du système de la garde à vue ? En termes d'accès au soins, de formation aux premiers secours, d'équipements, de mécanismes d'alertes, de transmission des informations..."

L'IGPN a entendu les policiers qui ont pris leur service à 8h, dont plusieurs ont tenté de porter secours à Toufik Sehih, mais pas leurs collègues de la nuit, ou le médecin qui avait examiné le jeune homme et avait jugé son état compatible avec une garde-à-vue. La défense souhaiterait également entendre le témoignage des secours, et de la hiérarchie du commissariat pour plus de détails sur les protocoles de prise en charge internes. "Peut-être que cette mort était inéluctable, et indétectable, je ne suis pas médecin et mes clients non plus, mais nécessairement, il faut poser la question d'éventuels facteurs."

La France est tristement connue pour des défaillances régulières du système de la garde-à-vue. Le pays a été condamné plusieurs fois pour ce motif par la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) et, en 2021, le Conseil d'Etat français avait fait état d'un dysfonctionnement global concernant la salubrité et l'hygiène "qui concerne la globalité des commissariats en France".

"Sa famille a été anéantie, c'était leur petit dernier"

A Lille, comme partout, l'institution judiciaire est en crise, faute de personnel et de budget et les retards s'accumulent. Dans ce contexte, les magistrats privilégient le traitement des affaires où un accusé attend en détention. Le dossier Toufik Sehih, qui n'a pas encore de mis en examen, qu'il s'agisse d'une personne morale ou civile, pourrait encore mettre longtemps à aboutir, bien que l'instruction se poursuive. En Algérie, c'est toute une famille meurtrie qui attend des réponses : le père et le frère de Toufik Sehih, qui y résident, se sont portés partie civile, aidés par un proche résidant en France depuis de nombreuses années.

"L'enquêteur qui m'a entendu était très sympathique, mais je lui ai dit que je n'allais pas en rester là, qu'on voulait savoir, se souvient gravement son cousin, Ahmed Chetitah, 56 ans, qui travaille comme CPE à Rouen. Il ne peut pas partir comme ça. Il est parti pour une vie meilleure, il était allé en Espagne, à Bordeaux, puis en Allemagne, en Belgique. Il cherchait simplement du travail, et ce n'était pas toujours facile. Son père était effondré, sa famille a été anéantie. C'était leur petit dernier. Ils ont vendu leur maison, quitté leur village, c'était trop dur pour eux. Rapatrier le corps a duré deux mois, c'était une période très dure. La procédure est longue, on sait qu'il faut être patient mais ils perdent espoir. Tout ce que je souhaite, c'est que la famille soit apaisée, qu'on connaisse la vérité."

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