Il y a un mois, nous vous avions proposé une immersion dans le quartier populaire de Wazemmes à Lille, laboratoire du vivre-ensemble où se côtoient les communautés et où se mêlent précarité et richesse. Nous avons décidé de retourner à votre rencontre dans le quartier pour vous donner la parole et échanger autour de la question du pouvoir d’achat, à trois semaines du premier tour.
C’est un lieu qui, à lui seul, symbolise la vulnérabilité des consommateurs face à la flambée des prix enregistrée ces derniers mois. La pompe à essence, passage obligé pour des millions de Français souhaitant se déplacer pour étudier ou travailler, cristallise aujourd’hui les craintes… et la colère.
Dans le quartier populaire de Wazemmes à Lille, il n’y en a qu’une seule. Elle se situe le long du boulevard Montebello. Au loin, on aperçoit le panneau qui indique les prix de l’essence et du diesel, fluctuant jour après jour. C’est notre premier arrêt dans le quartier. Il est un peu plus de 11 heures du matin, et il n’y a pas foule.
Au passage à la pompe, c’est "comme si on achète des parts dans la station-service"
Nous tombons sur Guya, 55 ans, consultant dans l’événementiel. Lorsque nous nous approchons pour échanger, il sourit. A peine la discussion entamée, il embraie. "Actuellement, tous les prix augmentent et les salaires ne suivent pas. On consomme moins, on fait plus attention. Et c’est le portefeuille qui se rétrécit". Le décor est planté. Sa voiture, son "outil de travail", roule au gazole. Ce jour-là, le litre est affiché à 1.951€, "pas trop mal". Les prix ont baissé en début de semaine, après avoir largement dépassé les 2 euros partout dans le pays.
À la pompe d’à côté, Cosino est en train de mettre un peu d’essence, les yeux rivés sur le prix qui défile sur le compteur. Il a 68 ans et dit vouloir "essayer de basculer (sa) voiture au bioéthanol dès que possible". Depuis l’augmentation du prix de l’essence, il roule "beaucoup moins pour faire des économies". Nous discutons de la flambée des prix des carburants, il met sur le tapis le prix de la baguette de pain "qui grimpe en flèche" mais aussi l’électricité. "Chez nous, on baisse de 1 à 2°C le chauffage. Ça nous permet de faire l’économie de l’augmentation".
Difficile pour lui d’admettre devoir en arriver là après avoir travaillé pendant 50 ans. Ce jeune retraité a débuté sa carrière le jour de ses 16 ans à la chaudronnerie du quartier. "J’ai cotisé 199 trimestres, et j’en arrive à me priver d’un restaurant parce que je dois mettre de l’essence dans la voiture… On subit". Il pense surtout à ses enfants. "Avec un petit salaire, ils vont avoir de plus en plus de mal à s’en sortir et c’est pas normal. On travaille pour arriver à vivre et pas pour survivre".
J’ai cotisé 199 trimestres, et j’en arrive à me priver d’un restaurant parce que je dois mettre de l’essence dans la voiture… On subit.
Cosino, retraité
Subir, le mot qui revient dans toutes les bouches. "À chaque fois que je fais le plein, j’ai l’impression d’acheter des parts dans la station-service", ironise Marine, 22 ans, étudiante en psychologie. "Je trouve ça vraiment dégueulasse malgré ce qui se passe actuellement, complète Zaïna, la quarantaine. C’est les citoyens comme vous et moi qui en payons les conséquences. On est toujours en train de payer, payer, payer, on subit… Et nos salaires n’augmentent pas pour autant".
Dans le cadre de notre opération Ma France 2022, Sylviane, habitante de l’Aisne de 61 ans, a fait une proposition simple qui résume cette problématique : "il faut aider les gens qui travaillent à vivre dignement". Plus de 500 personnes ont voté, dont 87% sont d’accord avec elle.
Faire ses courses "au centime près"…
Il y a l’essence, mais aussi l’augmentation du coût de la vie en général. Selon l’INSEE, l’inflation devrait atteindre 4% au mois de mars, conséquence directe de la guerre en Ukraine. À commencer par l’alimentation. Impossible de raconter Wazemmes sans passer par son marché, le plus grand au nord de Paris. Se nourrir décemment est devenu, pour certains habitants rencontrés, une véritable difficulté.
Marie, 22 ans, étudie le cinéma à la fac de Lille 3. Elle habite un petit studio à quelques pas seulement de la place du marché. Dans ses cabas, des légumes fraichement achetés, les prix sont scrutés "au centime près". "C’est ici qu’ils sont les moins chers", explique-t-elle. Pour le reste, elle fait appel à des associations pour se nourrir, mais aussi pour avoir accès à des produits d’hygiène comme les protections périodiques. "Ça m’est arrivé de louper des repas pour pouvoir me permettre de me faire plaisir sur d’autres catégories, témoigne la jeune femme. Pourtant, on ne devrait pas avoir à faire des compromis. C’est normal de parfois pouvoir se faire plaisir même quand on est en situation de précarité".
Ça m’est arrivé de louper des repas pour pouvoir me permettre de me faire plaisir sur d’autres catégories.
Marie, étudiante à Lille 3
Au milieu des étals de fruits et légumes, nous rencontrons Fabienne. Elle fait ses courses ici car "ça n’augmente pas trop, alors qu’ailleurs, c’est une catastrophe".
Cette mère de famille, salariée dans une banque, décrit la situation. "Quand on passe à la caisse, tout simplement, le ticket n’est plus le même. Je pense qu’on est à +25/30% aujourd’hui. Je vous parle des consommables, pas de l’essence parce que là c’est encore pire. Et le problème, dit-elle, c’est que les salaires n’augmentent pas. Donc aujourd’hui, avec le même budget on doit acheter les mêmes choses mais ça coute plus cher".
C’est d’ailleurs un avis partagé par de nombreux internautes qui ont participé à notre opération Ma France 2022. Michael, Amiénois de 49 ans, demande au futur président de "redonner du pouvoir d'achat aux travailleurs qui gagnent trop pour être aidés et pas assez pour vivre hormis pour payer les factures". Parmi les 359 personnes qui ont voté, 82% sont d’accord avec lui.
… et "faire une croix sur les restos et les cinés"
Une équation devenue casse-tête pour les consommateurs, à l’image de Thomas et Alexandra, meilleurs amis approchant la trentaine. Lui est fonctionnaire au CROUS de Lille, elle est hôtesse de caisse. Nous les rencontrons devant l’entrée d’un géant du hard discount allemand implanté boulevard Victor Hugo. "On a fait le plein pour le mois à venir", sourit Thomas, poussant un caddie bien rempli. L’enseigne au logo jaune, bleu et rouge est notamment connue pour ses promotions défiant toute concurrence et ses réclames envoyées chaque semaine dans les boites aux lettres des Français.
Le jeune homme nous avoue se perdre encore dans les rayons du magasin. Il vient ici depuis 3 mois. "À Carrefour, je tournais aux alentours de 600 euros pour mon plein mensuel. Ici à Lidl, pour à peu près la même chose, c’est à peine 300 euros". Un choix qui s’est imposé à lui. "Il n’y a pas longtemps, on pouvait acheter du lait à 53 centimes le litre. Il est passé à 62 centimes. Vous vous dites que c’est minime, mais lorsqu’on achète en quantité pour une grande famille par exemple, ça peut aller très vite". Le lait, mais aussi les pâtes, les fruits, les légumes, les céréales. "Faire mes courses me coûte un bras, lâche Alexandra. Alors, à ce rythme-là, on va où ? Ça me coûtera bientôt un rein ?"
Le cinéma, le restaurant… j’y allais toutes les deux semaines. Mais maintenant c’est terminé. On fait un sandwich, on se met devant la télé et on met le son plus fort.
Thomas, fonctionnaire
Alors que "tout augmente", leurs salaires ne suivent pas. "Le mien a augmenté de 50 centimes de l’heure en quatre ans, commente la trentenaire. Super, non ?" Quant à Thomas, il a entendu que le point d’indice des fonctionnaires allait être revalorisé. C’est la première fois depuis sa prise de poste en 2018. "C’est déjà ça, je ne vais pas critiquer… mais à un mois de l’élection, sérieusement ?" Conséquence de la hausse des prix pour les deux amis : ils limitent au maximum les sorties. "Le cinéma, le restaurant… je n’y vais plus, raconte Thomas. J’y allais toutes les deux semaines. Mais maintenant c’est terminé. On fait un sandwich, on se met devant la télé et on met le son plus fort".
Un bulletin de vote pour défendre le pouvoir d’achat ?
Le pouvoir d’achat dégradé… une question qui s’est imposée de fait dans la campagne présidentielle. Selon un sondage Ifop paru dans les colonnes du JDD, 70% des Français jugent cette question déterminante pour leur vote. De là à influencer le bulletin qu’ils glisseront dans l’urne le 10 avril prochain ? Encore faut-il que les électeurs se déplacent. Au premier tour de l’élection présidentielle en 2017, plus d’un français sur 5 ne s’était pas déplacé (22,2%).
Pour la première fois depuis sa majorité, Zaïna, rencontrée à la pompe, n’ira pas voter cette année. "Au fil du temps, aucun président ne nous apporte satisfaction. Alors oui, le pouvoir d’achat c’est primordial, mais on voit ne voit pas d’amélioration. Ils nous poussent à ne pas voter du tout parce qu’on a l’impression que nos votes ne servent à rien. C’est triste à dire mais c’est la réalité des choses".
On sait très bien que c’est Macron qui va passer, donc ça ne sert à rien du tout.
Alexandra, hôtesse de caisse
Parmi tous les habitants de Wazemmes que nous avons rencontrés de la pompe à essence au marché, en passant par les grandes surfaces ou les cafés du quartier, la grande majorité disent ne pas vouloir aller voter. "Chaque président nous promet du rêve, mais chaque président nous entube tous les cinq ans, déplore Geoffrey, jeune livreur. Alors voter, pas voter… On va subir dans les deux cas".
Alexandra, que nous avons croisée devant le magasin Lidl, partage la même déception. Elle avait voté en 2017. Mais cette fois-ci, hors de question d’y songer. "Entre ce qu’ils nous disent et ce qu’ils vont faire, c’est deux poids deux mesures. Toutes ces promesses, c’est pour attirer les électeurs et après ils vous mettent une grosse carotte. Et puis on sait très bien que c’est Macron qui va passer, donc ça ne sert à rien du tout. Je suis dégoutée".
Guya, le cinquantenaire rencontré en train de faire le plein, nuance toutefois ces propos. "Bien sûr que j’irai voter", s’esclaffe-t-il. Nous lui demandons pourquoi une telle certitude. "Qu’ils retroussent leurs manches et qu’ils nous trouvent des solutions. Il faut que les prix puissent baisser, mais de quelle façon ? C’est leur rôle. Ils ont les équations, à eux de trouver les voies et moyens pour qu’on ait une vie meilleure".