C’est l’un des manuscrits médiévaux les plus précieux au monde. L’Évangéliaire de Saint-Mihiel a été conservé à l’Université catholique de Lille pendant plus d’un siècle. Mais l’institution a choisi de le vendre en 2020 pour 8,4 millions d’euros. L’ouvrage est aujourd’hui détenu par le musée Getty de Los Angeles. Comment l’État français a-t-il pu laisser échapper à l’étranger ce qu’il considère pourtant comme un « trésor national » ? On vous raconte cette histoire.
L'ouvrage est resté à Lille pendant près de 140 ans, bien caché au sein de l'Université catholique de Lille : "il était dans une boite ignifugée, bien gardé dans un coffre-fort", explique Denis Vinckier, secrétaire général aux instances de l'institution.
Cet ouvrage, c'est l'Évangéliaire de Saint-Mihiel, un manuscrit enluminé réalisé au XIème siècle en Allemagne, sur une petite île du lac de Constance, à l'abbaye de Reichenau, et retrouvé dans le village de Saint-Mihiel dans la Meuse au XIXème. "L'Évangéliaire a été offert à l'Université catholique de Lille en 1881 par le chanoine Didiot, qui était alors doyen de la faculté de théologie, et qui l'avait même lui-même récupéré de son oncle évêque", raconte Denis Vinckier.
Un ouvrage difficile à conserver
Pendant 140 ans, l'Institut catholique de Lille ne va le sortir de sa boîte que pour les grandes occasions, lors de visites de cardinaux du Vatican, ou à la demande de chercheurs qui souhaitent le consulter : "il fallait faire très attention à ce que l'ouvrage ne prenne pas l'humidité. On faisait ce qu'on pouvait pour en prendre soin, mais on savait qu'on ne le conservait pas dans des conditions optimales".
Des conditions de conservation difficiles qui poussent l'Université de Lille à vendre l'Évangéliaire : "dès février 2019, nous avons informé la Direction régionale des affaires culturelles, que nous étions en possession d'un précieux manuscrit", rappelle Denis Vinckier. "Mais en l'absence de réaction de leur part, nous avons choisi de nommer un expert pour estimer le livre." C'est la libraire parisienne Ariane Adeline, réputée pour sa fine connaissance des manuscrits médiévaux, qui se charge de cette expertise. "J'ai estimé l'ouvrage à 10 millions d'euros, d'abord à des fins d'assurance. J'ai ensuite fini par comprendre que l'Université de Lille avait aussi l'ambition de le vendre", commente Ariane Adeline.
De Lille à la Californie...
La maison de vente Aguttes est alors mandatée pour trouver un acquéreur. Pour que la vente soit possible, elle dépose une demande auprès de l'État afin d'obtenir un certificat d'exportation. Une demande rapidement refusée. Et pour cause, en mars 2020, la Commission consultative des trésors nationaux, rend son avis et classe l'Évangéliaire de Saint-Mihiel parmi les trésors nationaux, considérant qu'il est "remarquable pour la qualité de son écriture et de sa mise en page". Cette décision fixe un délai légal de trente mois pendant lesquels l'Etat peut choisir d'acquérir le manuscrit. En vain : "à tout moment, l'État aurait pu acheter le manuscrit", explique Denis Vinckier, "on n'a pas compris pourquoi il ne l'a pas fait. Mais ce qu’on a appris ensuite, c’est ce que l’État consacre assez peu de moyens à l’acquisition d’ouvrages précieux."
Une fois les trente mois écoulés, l'Évangéliaire de Saint-Mihiel est vendu par l'Université catholique de Lille à un acheteur privé, Jörn Gunther, un marchand d'art d'origine allemande basé à Bâle en Suisse, pour la somme de 8,4 millions d'euros. Pour Corinne Hershkovitch, l'avocate de Jörn Gunther qui l'a accompagné dans l'achat du manuscrit, "ce n'est pas si étonnant que l'Etat ne se soit pas positionné pour acheter l'ouvrage, car les budgets publics consacrés à l'acquisition d'oeuvres religieuses sont limités. Et même si cet Évangéliaire est très important, il a été créé en Allemagne et non en France. Et puis il y a déjà des ouvrages comparables dans les collections de la Bibliothèque nationale de France."
Ariane Adeline, elle, regrette de ne pas avoir été associée aux négociations qui auraient pu permettre à l'Etat de prendre conscience de la nécessité de garder le manuscrit sur le sol français. Car Jörn Gunther a vendu le fameux Évangéliaire au musée Getty de Los Angeles. Si la somme est censée rester confidentielle, nos confrères du Canard enchaîné parlent d'une vente à près de 17 millions d'euros. Un prix jugé "musclé" par un spécialiste que nous avons contacté : "il y a trois ans, l'État français aurait dû négocier autour des 10 millions d'euros fixés par l'expertise initiale".
Une version numérisée à Lille
De son côté, Denis Vinckier se dit satisfait que l'Évangéliaire de Saint-Mihiel soit aujourd'hui détenu par le musée californien : "On sait que le Getty Museum va prendre bien soin de notre ouvrage. Ils ont les moyens de conserver ce précieux manuscrit dans de bonnes conditions."
Avec les 8 millions récoltés lors de la vente, l'Institut catholique de Lille a rénové sa chapelle universitaire "qui en avait bien besoin". Une version numérisée de l'Évangéliaire y sera d'ailleurs bientôt consultable : "C'est une belle manière de parler de la culture religieuse à nos étudiants. Je suis sûr que le chanoine Didiot serait très heureux du parcours de l'Évangéliaire, et de savoir que l'argent de sa vente a permis de rénover notre chapelle", conclue Denis Vinckier. La version numérisée du manuscrit sera également mise en avant lors des célébrations des 150 ans de l'Université catholique de Lille en 2025.
Sollicité, le ministère de la Culture n'a pour l'instant pas répondu à nos questions.