Dans le cadre de notre opération Ma France 2022, nous sommes allés à votre rencontre, dans vos territoires. Cette semaine, nous vous emmenons à Ferrière-la-Grande, dans le Val de Sambre. La petite commune résiste à beaucoup des maux de la ruralité, mais s'épuise face aux promesses creuses de la présidentielle.
"Je ne suis pas du tout la présidentielle. Que ce soit un parti ou un autre, c'est des promesses, du flan. Il n'y a rien de concret, je ne m'y intéresse pas. Je vais voter, je fais mon devoir, surtout en tant que femme, car on s'est battues pour le droit de vote, mais j'y vais sans y croire vraiment. Le président, dans nos petites villes, il n'a aucun impact. Pour mon maire, oui je me déplace, et même je fais campagne."
On ne voit qu'elle, derrière le comptoir du diner américain. Priscillia Bruet-Haouat, 40 ans, a ouvert en novembre l'établissement de ses rêves dans la commune de Ferrière-la-Grande, avec l'aide de sa famille. Au milieu des 5 292 habitants, c'est sans doute elle la meilleure supportrice de sa ville.
Ferrière, une commune presque comme les autres
"J'ai toujours vécu à Ferrière, et je ne partirai pas ! Tout me plaît : c'est la ville de mon enfance, j'y ai mes racines depuis plusieurs générations" raconte la gérante. Pendant ce temps, sa petite dernière, chaussettes aux pieds et doudous dans les bras, veille à refermer la porte après l'entrée de chaque client.
Qu'à donc Ferrière-la-Grande de si spécial ? A vue de chiffres, c'est une petite commune rurale comme une autre, au milieu de la dentelle territoriale du Val de Sambre. Au sein des familles, les couples avec enfants sont la norme. En 2018, 24% de la population vivait sur place depuis 30 ans ou plus, mais 12% étaient de récents arrivants. Le flux a fait de Ferrière un joli patchwork un peu désarticulé, un peu romantique. On croise à la suite des façades de crépi, de brique du Nord, de pierre blanche. Certaines maisons sont des cubes à l'aspect modernes, d'autres sont agrémentés de porches à la romaine voire de tourelles.
Enfin, Ferrière compte un peu plus d'anciens que de jeunes : 24% de plus de 60 ans, contre 18% de 15-29 ans. De plus en plus, Ferrière prend des cheveux blancs. "On le voit, parce qu'on a des politiques très en place concernant nos aînés. Les gens font moins d'enfants, et les jeunes qui quittent le territoire, par exemple pour faire leurs études sur Lille, reviennent peu ici", confie le maire, Benoît Courtin.
Lui a encore la quarantaine fringante et comme Priscillia Bruet-Haouat, il est resté chevillé à sa ville. Encarté PS, mais élu sans étiquette, il a pris ses fonctions pendant la crise sanitaire. "Pour vous, Ferrière, c'est une ville rurale, sourit-il. Mais à l'échelle de l'agglomération, c'est une commune péri-urbaine. C'est la dernière porte avant de rentrer ou de sortir de l'urbain : on vient chez nous chercher son pain, on va à la pharmacie, faire ses courses dans les commerces de proximité."
Et c'est vrai : en terme de dynamisme du centre-ville, Ferrière est un petit miracle. 7 écoles, dont un collège, une boucherie, deux boulangeries, une Poste avec un distributeur, plusieurs salons de coiffure, deux débits de tabac, un toiletteur... On trouve même un escape game. Quand nous arrivons ce 24 février, la ducasse est en train de s'installer sur la place de la mairie, qui est aussi le parking principal du centre. Forcément, il y a quelques râleries, mais c'est le prix d'une semaine de manèges et de peluches. En décembre, c'était le tout premier marché de noël de la commune : plus de 6000 visiteurs en cinq jours.
"On ne voulait pas attendre que notre centre-ville se dégrade"
"Dans la dernière partie du mandat précédent, on a eu la fermeture de deux banques. On a donc eu deux bâtiments inoccupés, et on ne voulait pas attendre que notre centre-ville se dégrade pour prendre des mesures, revendique Benoît Courtin. On a fait le choix de recruter une indépendante, qui nous a accompagné pour répertorier nos commerces existants, les cellules commerciales disponibles, les besoins des consommateurs, le type d'activité qui pourraient être intéressant..."
Sur la plateforme participative Ma France 2022, vous êtes nombreux à avoir pointé du doigt cette même priorité. 'Il faut que l'on favorise un retour à une vie plus locale : faire revivre les bourgs (lieux partagés pour travailler, apprendre, se nourrir)" a proposé Orlane, une habitante de Villeneuve d'Ascq, récoltant 82% d'avis favorable. Jenna, qui vit à Abbeville, abonde : "Il faut favoriser le retour d'activités économiques dans les petites villes afin de réduire le trajet domicile-travail (durée, pollution)." Là encore, plus de 80% d'approbation.
De son côté, le maire de Ferrière croise les doigts : il a fini par trouver un primeur tenté de s'installer sur la commune. Peut-être grâce à l'abattement sur le foncier des petits commerces. Peut-être grâce à l'aide mise en place par la mairie pour les aider à rénover leurs vitrines, leurs portes et leurs enseignes. Ou peut-être parce que la vie est douce.
Autre exception territoriale, Ferrière-la-Grande a réussi à échapper à la désertification médicale. Des infirmières libérales sont installées dans la commune. Trois docteures se partagent un cabinet médical, voisines d'un kinésithérapeute et d'un orthodontiste. La Dr Maria Bogdan, médecin généraliste, est arrivée en 2012 pour remplacer un départ à la retraite, après 27 ans d'exercice en Roumanie. "La première journée ici, moi j'ai compris un seul mot : Voltarène", rit-elle franchement.
"Ça a été difficile d'apprendre le français. Pour les jeunes c'est plus facile, c'est le cerveau, ça ! Après 50 ans, ce n'est pas la même chose, en tout cas pour apprendre une autre langue. Parce que la médecine, c'est la médecine. Une angine, c'est une angine en France ou en Roumanie, non ?" Mais la Dr Bogdan a été adoptée sans heurts par les habitants de Ferrière. D'autant qu'elle ne se ménage pas : à 65 ans, elle voit encore jusqu'à 60 patients par jour.
Elle part à la retraite dans deux ans, mais que Ferrière ne s'inquiète pas : Maria Bogdan a trouvé son successeur. Il travaille en milieu hospitalier depuis plusieurs années. "Il travaille déjà ici tous les vendredis, pour faire une transition, faire connaissance avec la patientèle. Et, précise-t-elle avec malice , il vient de Roumanie aussi." La démographie médicale de Ferrière est une telle exception qu'on vient maintenant des communes voisines pour se faire soigner.
Flics et voyous, ouvriers et cadres : "On cohabite bien"
Au diner de Priscillia Bruet-Haouat, la salle se remplit peu à peu. Des familles avec bébés, des travailleurs en pause midi, des jeunes couples prennent place sur les banquettes émeraude. "Tu te demandes comment tu vas le manger", plaisante la patronne : un client considère soigneusement un burger à trois étages en cherchant effectivement un angle d'attaque. Le Din'heure sert des plats de friterie, mais frais et fait maison. En fond sonore, du Elvis. A côté de l'authentique jukebox, une pin-up en maillot bleu ciel.
"Dans mon établissement, flics et voyous se côtoient ! On s'adapte à la clientèle. On fait des tarifs spéciaux pour les militaires, et tous ceux qui portent un uniforme et qui sont au service de la population. On fait du sans gluten, on cuisine halal, on a toute une gamme végétarienne... On veut vraiment que ce soit ouvert à tous, et on a énormément de demandes" raconte fièrement Priscillia Bruet-Haouat. Pour rien au monde, elle n'irait vivre dans un bled où personne ne lui dirait bonjour.
Le cadre de vie de Ferrière-la-Grande, c'est justement le premier argument de La petite agence du coin. Jean-Christophe Carette et son amie de longue date, Brigitte Annick, co-gèrent cette affaire immobilière indépendante depuis un peu plus de deux ans. Ils font 90% de leur chiffre d'affaire dans un rayon de 3km². "Le commerçant est rarement enclin à dire que tout va bien, mais vous demandez alentours, on n'en a aucun qui se plaint, plaisante Jean-Christophe Carette. On a un nombre croissant d'installations depuis quelques années et c'est un signe. On a un nouveau maire extrêmement dynamique avec plein de projets dans les cartons." Dopés par le choc du premier confinement, les acheteurs se pressent maintenant à Ferrière et alentours : il y a désormais plus de demande que d'offre.
L'entrepreneur vante aussi le vivre-ensemble de la commune. "On a des entrepreneurs qui gagnent bien leur vie, des professions libérales, des cadres, et donc une classe moyenne, et des gens qui ont un peu plus besoin de l'Etat mais on cohabite bien, énumère-t-il. Et il n'y a pas d'insécurité." Une précision qui n'est pas anodine : les candidats aux élections présidentielle n'ont que ça à la bouche.
Une présidentielle "très loin des préoccupations des Français"
Comme tous les habitants à qui nous allons parler aujourd'hui, Jean-Christophe Carette regarde la campagne avec perplexité, et un brin de lassitude. "Je pense que ce que les gens recherchent, c'est une meilleure qualité de vie, peut-être de meilleurs revenus, une meilleure fiscalité pour ceux qui travaillent dur... Et simplement un pouvoir d'achat. On en entend parler, mais je n'entends pas de solutions qui sont préconisées, regrette-t-il. Par contre, des solutions pour faire face à "l'ennemi" qui vient de l'étranger, ou de l'intérieur, alors là ça déborde d'énergie et d'imagination. Et ça me dépasse, je trouve que c'est très loin des préoccupations des français normaux comme nous."
Lui s'est intéressé à la politique dès ses 16 ans, et sent le fossé se creuser avec la jeunesse, à commencer par ses propres enfants, en âge de déposer un bulletin dans l'urne. Ils pourraient. Mais ils n'iront pas.
"Ce que j'attendrais d'un président, c'est qu'il ramène les Français à la politique. Ce que je retiens des élections depuis 25 ans, c'est le taux d'abstention qui augmente. Le réservoir électoral est une baignoire qui se vide plus vite qu'elle ne se remplit. Quelle légitimité auront-ils un jour s'ils sont élus par 30% de la population ? C'est ce qui finit par donner une assise à des gens qui précisément se passeraient bien de la République."
Même le maire de Ferrière-la-Grande commence à déchanter. Il avait promis son parrainage à Anne Hidalgo, et sa promesse a été tenue. Mais l'enthousiasme n'y est plus. "Franchement, je suis assez inquiet. Je milite depuis longtemps, même si je suis un jeune maire, et sincèrement pour l'instant, la campagne s'articule sur pas grand chose. On ne parle quasiment pas d'emploi, on utilise l'environnement sans donner de concret... s'agace Benoît Courtin. Les gens sont déjà assez désintéressés de la politique comme ça. Et nous, en local, on subit. On est "à portée de baffes" comme disent certains. Si on ne nous donne pas une marge de manoeuvre, dans les années à venir, on va avoir du mal à trouver des maires, je crois !"
De manière générale, la municipalité et les habitants se démènent pour garder leur qualité de vie. Mais ils ont l'impression de le faire tout seuls. "On l'a vu pendant la crise. On a dû batailler pour équiper nos salles de classes de détecteurs CO2. Ils sont en commande, mais ça aurait dû avoir lieu il y a un an et demi ! Il nous faut des moyens financiers : on est arrivés à l'os."
Vient un moment où on ne peut pas tout faire en solitaire, et la magie à l'oeuvre à Ferrière à ses limites. La désertification médicale, par exemple, n'a pas encore mangé la commune, mais grignote ses bords. Le territoire manque cruellement de spécialistes. A l'hôpital de Maubeuge, un seul neurochirurgien opère. Cette semaine, la radiologue résidente s'est retrouvée seule. Un manque qui marque des vies.
"J'ai un patient qui est gravement malade, et son rendez-vous est pour août. Alors que c'est une sténose de l'aorte, il peut décéder tous les jours ! Je lui ai dit d'aller à Valenciennes, ou Lille. Il ne peut pas attendre août. Il y a deux ans, c'était un patient atteint d'un cancer de l'oesophage. J'ai fait des courriers et des courriers pour lui débloquer un rendez-vous. Il est décédé sans voir un spécialiste. C'est dur, c'est très très dur", s'assombrit la Dr Maria Bogdan.
Plus loin des villes, une jeunesse "en train de se découvrir"
Retenir les jeunes n'est pas non plus un pari aisé par exemple. Dès le lycée, ils poursuivent leur scolarité à Aulnoy-Emery, ou Maubeuge. Pour les études supérieures, il faudra s'éloigner encore davantage, vers Valenciennes ou Lille. Et en termes d'offres d'emploi, Ferrière ne peut rivaliser avec les grandes agglomérations.
Comme dans beaucoup de villes du Val de Sambre, l'économie locale a eu du mal à se remettre de la crise industrielle des années 1970. Dans la commune, les employés et les ouvriers restent les catégories socio-professionnelles majoritaires. Dans le coin, Renault MCA et le géant agroalimentaire Ménissez embauchent presque en continu. les deux entreprises ont formé un partenariat avec l'antenne de la Mission locale de Ferrière. 347 jeunes sont actuellement accompagnés par leurs programmes d'orientation, de formation et d'insertion professionnelle.
"Là, on vient justement de filmer toute l'entreprise Ménissez pour mettre ces films dans des casques virtuels, pour que les jeunes puissent avoir accès régulièrement à des visites d'entreprises, sans leur demander de se déplacer, nous raconte Christine Prissette, directrice déléguée des services opérationnels. Sur ce territoire, c'est difficile. On dit que les jeunes ne sont pas mobiles, mais je ne suis pas d'accord. Ils ont l'habitude des transports en commun, mais il y a un déficit, et puis, c'est coûteux !"
Sur la plateforme Ma France 2022, Loïc, un habitant du village d'Ailly-sur-Somme propose de remédier à ce problème : "Il faut créer des petites lignes ferroviaires pour desservir des villages en milieu rural, par exemple en voie métrique."
Nadia Mouhri, conseillère en insertion professionnelle, accompagne ces jeunes tous les jours face à leurs challenges. "Certains veulent faire des études et avoir un métier "qui paie bien", comme ils disent. Ils ne veulent pas aller à la chaîne. On les encourage à reprendre leurs études, et on a eu de belles réussites. On a aussi des profils de jeunes dont les parents ne sont pas qualifiés, et qui disent : "de toute façon, je vais faire comme mes parents". Mais ils n'y sont pas obligés s'ils ne le veulent pas, et ils ont besoin d'être boostés. Ici, quand on est là pour eux, les jeunes ont envie !"
Les deux professionnelles sont horripilées par ces clichés qui veulent faire des jeunes un amas de mauvaises volontés. "Parfois, nos interlocuteurs nous disent : "les jeunes ont la flemme, aujourd'hui !". Mais, avec le covid, c'est une génération qui a dû rester toute seule dans sa chambre, il faut s'en rendre compte. Je dirais qu'on a une jeunesse en train de se découvrir", défend Christine Prissette.
Elle prend l'exemple d'une association implantée à Landrecies, impertinemment nommée Les Parasites. "Ce sont des jeunes qui ont une tête bien faite, avec de vraies valeurs écologistes. Par exemple, ils ramassent les pommes non cueillies sur le territoire, ils en font un jus de pomme qu'ils vendent ensuite. Ils sont restés sur leur territoire, avec leurs métiers, leur niveau de qualification. Le rural a ses faiblesses, mais il a aussi des forces."
Il suffit de se rendre devant le collège Lavoisier pour s'apercevoir qu'effectivement, les jeunes ont de la ressource. Micro à la main, nous sommes rapidement entourés d'une nuée d'enfants. Et des idées pour leur ville, ils en ont. "Il manque le métro !", "Et un magasin de mangas !", "Un refuge à chats dans la ville, on a beaucoup de chats errants", entend-on par exemple. Certains "s'en foutent" des présidentielles, mais d'autres suivent "un peu".
Pour Pierre-Antoine, 11 ans, il faut simplement tout recommencer depuis le début : "Moi je dis que le président, ça doit être nous tous, il ne devrait y avoir aucun chef. Tout le monde a le droit de donner son avis."