Il y a tout juste trois ans, Sttefany Bencosme arrivait à Lille avec seulement quelques bases de français. Pendant plusieurs mois, cette Dominicaine de 29 ans a vécu une longue période d'isolement, sans savoir comment s'intégrer à cette nouvelle société plutôt hostile. C'est en se tournant vers l'entrepreneuriat et l'association Singa, qu'elle a finalement trouvé "un espace pour créer du lien".
Les premières semaines, Sttefany s'est sentie "comme dans un multivers". À peine débarquée en France, la jeune dominicaine s'est fait aspirer par l'ébullition de Lille, une ville démesurément grande comparée au village dont elle est originaire. Pourtant, la jeune femme de 26 ans (à l'époque), avait déjà parcouru une bonne partie du monde et de ses grandes métropoles, mais sans jamais y poser définitivement ses valises.
C'est pour suivre son mari, français de souche, qui venait de décrocher un emploi en Belgique que Sttefany Bencosme a pris la décision de finalement déposer ses bagages juste à côté de la capitale des Flandres, à Houplines. Sauf qu'après l'euphorie de la nouveauté, la jeune femme au rire contagieux s'est très vite sentie déracinée, et isolée.
"En arrivant je ne connaissais rien, je me suis protégée en m'enfermant dans la bulle de notre couple parce qu'en dehors tout m'était inconnu. Je ne savais pas comment recréer du lien, par quel moyen passer." Pour la première fois depuis le début de l'interview, son visage se ferme de l'autre côté de l'écran.
En arrivant je ne connaissais rien, je me suis protégée en m'enfermant dans la bulle de notre couple parce qu'en dehors tout m'était inconnu. Je ne savais pas comment recréer du lien, par quel moyen passer.
Sttefany Bencosme, expatriée et entrepreneuse
Une inclusion difficile
Avant de s'installer à Houplines, Sttefany et son mari s'étaient essayés à la Belgique. "C'était juste après le Covid, en 2021. Les gens portaient le masque, il y avait des restrictions... La vie était plus compliquée." La distance imposée par des restes de pandémie, la barrière linguistique et le choc culturel a brusqué la jeune dominicaine, d'ordinaire très sociable. "C'était assez triste", laisse échapper Sttefany dans un bref sourire même si, trois ans plus tard, l'évocation de cette période reste pénible.
Derrière Sttefany, plusieurs tableaux colorés trônent sur les murs. L'un d'entre eux laisse entrevoir des palmiers qui se découpent sur un coucher de soleil orangé : la République dominicaine. "La maison", lance-t-elle dans un français à l'accent latin. Reprenant du poil de la bête, la jeune femme a décidé de mettre à profit ces moments de solitude pour faire parler sa créativité.
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"Avant je faisais partie d'un groupe de musique. Comme ça me manquait, mon mari m'a offert une guitare. Je me suis reconnectée à ce côté musical, puis j'ai recommencé à peindre, à sortir et même à essayer de créer un projet artistique, "Nonage", avec une amie dominicaine qui vit en Belgique."
Peu à peu, Sttefany s'approprie son nouveau territoire, cherche de nouvelles activités à faire en groupe, en passant par des applications de rencontre ou par Facebook. C'est d'ailleurs sur cette plateforme qu'elle tombe sur un café linguistique qui va changer la face de son quotidien, un "café blabla" organisé par une association appelée Singa.
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La découverte de Singa Lille
Le but de ce café est de créer la rencontre entre personnes issues de l'immigration, les "nouveaux arrivants", pour leur permettre d'échanger et de sortir de leur solitude... En France, seuls 12 % des réfugiés entretiennent un contact régulier avec un citoyen français, selon les chiffres du gouvernement. C'est dans cette optique que Singa essaie de créer du lien entre nouveaux arrivants, mais également entre expatriés et "locaux".
Ce premier café linguistique, Sttefany s'en rappelle encore très bien. "Il y avait beaucoup de nationalités différentes, on a fait des petits jeux pendant une heure en racontant nos vies. J'ai beaucoup aimé", se remémore-t-elle, arquant ses sourcils en cherchant ses mots en français.
En plus de l'espagnol, qui est sa langue maternelle, et du français, la jeune femme de 29 ans parle presque couramment anglais, grâce à une licence qu'elle a suivie en commerce international. C'est donc avec facilité qu'elle a pu échanger avec les autres expatriés venus se retrouver au café linguistique.
Créer du lien par l'entrepreneuriat
Sept ans auparavant, Sttefany avait décidé de se lancer en tant que freelance pour créer sa microentreprise RAS (Rubiks Admin Solutions), qui propose des solutions administratives en ligne avec une gestion multilingue, qu'elle a officiellement enregistré en 2022. Après sa rencontre avec Singa, la jeune femme est restée en contact avec les membres de l'association, se tenant informée des autres activités qu'ils organisent toute l'année. C'est ainsi qu'elle a pu participer à une rencontre entre entrepreneurs, toujours organisée par Singa Lille.
L'association propose aux nouveaux arrivants de les aider à concrétiser ou à développer leur projet entrepreneurial grâce au mentorat et à leur incubateur. "En échangeant avec les autres j'ai compris que l'entrepreneuriat c'était aussi vendre des services... Ce que je faisais déjà, mais sans avoir vraiment de cadre ou d'ambition", relate Sttefany, qui jusque-là voyait le monde de l'entreprise comme un milieu "hypocrite" et peu épanouissant.
En échangeant avec les autres j'ai compris que l'entrepreneuriat c'était aussi vendre des services... Ce que je faisais déjà, mais sans avoir vraiment de cadre ou d'ambition.
Sttefany Bencosme
La créatrice a eu besoin d'un peu de réflexion avant de candidater à l'incubateur de Singa, qui ne permet qu'à dix personnes de bénéficier de l'accompagnement pendant 6 mois. "J'avais peur de m'engager, je suis très 'au jour le jour'. Mais en voyant d'autres personnes réussir à rester fidèles à elles-mêmes dans ce milieu, je me suis dit que moi aussi j'avais envie de l'explorer."
Trouver un cadre bienveillant pour s'ouvrir
Sttefany a donc rejoint la 3e promotion de la communauté Singa, et entamé sa transition de freelance à entrepreneuse. Depuis 2022, elle vit désormais de sa microentreprise, qui est encore en cours de développement, mais permet déjà d'accueillir quelques clients. Une source de revenus qu'elle qualifie de "chance", car certains projets lancés par l'incubateur de Singa n'aboutissent pas, ou en tout cas ne donnent pas forcément de projets viables financièrement.
"Un projet on peut le lancer seul, mais c’est mieux d’être accompagné pour la suite, comme une équipe de foot avec des pom-pom girls", plaisante-t-elle, les yeux plissés derrière ses lunettes rondes. "C'est souvent dur de comprendre les étapes de développement d'une entreprise. Là j'ai pu travailler avec une coach, faire de la gestion de clients, de l’étude de marché... Sans ces formations je ne serais pas allée loin."
Ça m'a donné l’espace pour créer du lien dans un quotidien où j'étais perdue.
Sttefany Bencosme
En plus d'avoir créé un projet de toutes pièces, Sttefany a aussi repris confiance en ses capacités à sociabiliser et s'est trouvé une place dans le monde professionnel lillois. "Être suivie dans ce projet c'était comme faire partie d'un club, ou comme retourner à l'école. Ça m'a donné l’espace pour créer du lien dans un quotidien où j'étais perdue."