Depuis plusieurs mois, des logements sociaux du quartier de l'Alma, à Roubaix sont sans chauffage ni eau chaude. Les habitants accusent les bailleurs d'un abandon orchestré pour les pousser hors de ce quartier, inclus dans un vaste plan de rénovation urbaine.
" Voilà, bienvenue. Vous allez voir nos conditions de vie. Vous sentez déjà l'odeur de toute façon" résume Lamine Diop*. L'adolescent vit avec sa mère et l'un de ses frères, dans le quartier de l'Alma à Roubaix. Son logement, comme tous ceux de son immeuble, est géré par un bailleur social, 3F Notre Logis. Depuis plusieurs mois, la famille Diop, comme d'autres locataires, n'a plus d'eau chaude ni de chauffage. Ce 14 décembre, à l'extérieur, la température ne dépasse pas les 2°C.
*Tous les noms et prénoms ont été modifiés pour préserver l'intégrité des témoins.
"Et voilà, ça, c'est 1000 euros par mois"
Dans toutes les pièces, les plafonds sont noirs de moisissures causées par cette absence de chauffage. Les chambres sont envahies de cette odeur humide. Dans l'entrée, l'une des fenêtres ne ferme pas. Les papiers peints se sont décollés, et le plafond de l'entrée laisse apparaître la trace d'une fuite d'eau, qui selon la famille Diop a duré plusieurs mois avant d'être récemment réparée. Certains sols sont donc craquelés. Dans la salle de bain, quand on tourne le robinet du côté eau chaude, elle cesse tout simplement de couler.
Selon le cadre légal précisé en France par le décret du 30 janvier 2022 relatif aux caractéristiques du logement décent, la famille Diop vit donc dans un logement insalubre, qui présente un risque pour leur santé. De plus, la trêve hivernale des coupures d'énergie, qui court jusque mars, interdit l'interruption de la fourniture d'électricité et de gaz, nécessaires au chauffage d'un logement.
"Et voilà, ça, c'est 1000 euros par mois, s'indigne Lamine Diop. Avoir de l'eau chaude et du chauffage, c'est quand même la base ! En plein hiver, on est obligés de chauffer l'eau puis la transvaser en haut pour se laver. On a dû installer un chauffage d'appoint et ça nous coûte encore plus cher. Depuis cinq mois on appelle, on appelle, et personne ne vient. C'est toujours pareil."
Sa mère, âgée de 56 ans, est porteuse d'une carte de handicap. Pour elle, vivre ici est devenu un calvaire. "Ce n'est pas normal. On n'est pas des sauvages ! Comment on va faire ? C'est dur, c'est très dur, reprend-elle, très émue. Moi je ne peux plus payer ça, je ne m'en sors pas. Ça fait longtemps déjà que je veux être relogée ailleurs dans le quartier, depuis que les enfants sont grands. On ne fait que me dire "bientôt". Tout est pourri ici, tout."
Un plan de rénovation urbaine sous tension
Au sein de leur immeuble, les Diop sont de plus en plus isolés. Les uns après les autres, leurs voisins ont quitté les lieux. Le quartier de l'Alma à Roubaix est en effet visé par un vaste plan de restructuration urbaine. Ici, ce sont 480 logements, dont 428 logements sociaux qui doivent être détruits, pour un plan qui prévoit 390 rénovations et seulement 90 constructions.
La mairie de Guillaume Delbar est bien décidée à aller au bout de son projet, qui a nécessité une importante levée de fonds. "La ligne directrice c'est de trouver des solutions dans un quartier où il y a un manque d'équipements publics, des problèmes structurels dans la manière dont le logement a été conçu, des problèmes de sécurité(...) On pense que ce plan est nécessaire, qu'on ne peut pas simplement rénover avec des rustines et des petits changements", défend le maire.
Chez les habitants du quartier, le sentiment est bien différent. "Le but, c'est clairement de nous pousser hors d'ici. Ils nous poussent à bout" résume Lamine Diop. Son frère aîné abonde dans son sens. "Ce qu'ils attendent, c'est que ce soit pourri pour nous dégager."
À l'Alma tous les habitants rencontrés parlent de ce sentiment de vivre un abandon volontaire, orchestré "par les bailleurs et les pouvoirs publics" pour organiser la gentrification du quartier. Le président du collectif de quartier contre la démolition de l'Alma, Florian Vertriest estime pour sa part que "c'est un grand remplacement. On met les gens dehors et une fois que c'est remis à neuf, on installe de nouvelles personnes."
"S'ils avaient un peu de cœur, ils penseraient aux gens"
En-dessous de chez les Diop vit le couple Melki*. La situation est la même que chez leurs voisins : pas d'eau chaude, pas de chauffage. Les retraités ont eux aussi fait l'acquisition d'un chauffage d'appoint, qui ne règle qu'une partie du problème. Pour se laver, Nazim Melki*, 76 ans, doit remplir une petite bouilloire et s'en contenter comme douche. "C'est très compliqué, en plus avec le froid. Alors, moi et ma femme, on ne se lave plus qu'une fois par semaine. Alors, qu'est-ce que ça veut dire, ça ?" interpelle le mari.
"On paye 50 euros de charges pour l'eau chaude. On n'a plus d'eau chaude, mais on paie toujours ! Là, ça fait trois mois, mais les problèmes ont commencé dès l'année passée. Est-ce qu'il y a encore des lois dans ce pays ? C'est comme ça qu'on est traités, alors que j'ai travaillé 42 ans sans même prendre un jour de congé ? s'offusque-t-il. S'ils avaient un peu de cœur, ils penseraient aux gens, avec ce froid !"
Malgré les courriers recommandés envoyés par trois fois au bailleur, 3F Notre Logis, que nous avons pu consulter, le problème n'est toujours pas résolu.
"Il n'y a pas de négligence" assurent les 3F
En dépit de l'existence de ces documents, lors de notre première prise de contact avec les 3F, à la veille de ce recueil de témoignages, le bailleur assure ne pas avoir connaissance de pannes dans le secteur. En conséquence, le directeur régional, Arnaud Delannay, nous assure avoir fait le déplacement dans la soirée.
"On gère 12 000 logements, on ne peut pas être au courant de tout. Les sociétés interviennent parfois directement chez les clients sans passer par nous. Pour moi, il n'y a pas de négligence ni de panne de nature à susciter un émoi particulier" assure-t-il par téléphone, le jour des visites.
"Sur les chauffages aujourd'hui, la situation s'est précisée. On avait hier à 21h, 9 chauffages plus ou moins défectueux. C'est un quartier ANRU, voué à la démolition. Ce sont des logements qui deviennent isolés dès l'instant où les logements voisins se vident. C'est donc plus difficile pour les logements restants de monter en chauffe. Ce matin, j'ai re-vérifié avec la gardienne sur site, elle me certifie que des interventions étaient prévues" poursuit Arnaud Delannay.
Celui-ci parle d'un quartier "difficile à gérer" et appuie son propos : "chez nous, la situation est contrôlée, maîtrisée et pas anormale."
Selon nos vérifications, certaines interventions se sont bien déroulées dans la journée mais pas chez tous les locataires. Certaines visites n'ont, en outre, pas résolu les problèmes rencontrés par les habitants.
LMH assigne son prestataire en urgence
Le problème n'est pas circonscrit aux bâtiments administrés par les 3F. Des problèmes similaires sont recensés dans des logements sociaux des rues Frasez, Archimède, Magasins Généraux ou encore au foyer de personnes âgées du quartier, gérés cette fois par LMH.
Egalement contacté pour obtenir plus d'informations sur ces dysfonctionnements, LMH adopte une approche différente. Le bailleur se dit tout d'abord "sincèrement navré de la situation" et assure de la mobilisation "de l'ensemble de ses services" pour corriger la situation au plus vite. LMH se dit bien au fait de ces dysfonctionnements "causés par des soucis de réseaux, notamment en lien avec la vétusté des installations, couplée à un problème de maintenance de notre prestataire", écrit-il.
En effet, une intervention d'urgence sollicitée par LMH auprès du prestataire, a été annulée par ce dernier. "De fait, pour pallier le manque de solutions concrètes et pérennes aux dysfonctionnements, LMH a assigné mercredi le prestataire afin que la société puisse dans un premier temps apporter sous 24H un plan de suivi renforcé pour permettre un maintien de l’état de fonctionnement jusqu’à la fin de la période de chauffe 2023" nous écrit le bailleur.
À l'Alma, les habitants ne veulent plus se contenter de promesses. L'APU de Lille, une association de défense des locataires, coordonne en ce moment un envoi de courriers recommandés après avoir documenté la situation. Si ces courriers restent sans effet, les associations de quartier assurent qu'un huissier sera mandaté pour constater les faits, avant le dépôt de plaintes systématiques. Le collectif contre la démolition du quartier, lui, invite les habitants à la signature d'une pétition le dimanche 18 décembre, au Pôle famille de la rue de l'Alma.