"On considère que c'est un grand remplacement" : à Roubaix, les habitants de l'Alma vent debout contre la restructuration du quartier

Dans le cadre d'un vaste plan d'aménagement urbain, la ville de Roubaix veut "dédensifier" et réhabiliter le quartier populaire de l'Alma. Mais les habitants refusent la destruction de leur patrimoine, considérée comme un "grand remplacement".

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"Durant toute notre jeunesse, on a connu un quartier familial, vivant. Pendant toute mon enfance, je faisais du football ici, ma mère descendait boire le café avec ses amies l'été. Il n'y avait aucune de ces grilles. Du jour au lendemain, ils ont décidé de nous forcer à délaisser ce lieu : la porte est soudée, ce n'est plus accessible." Florian Vertriest, 28 ans, habitant du quartier roubaisien de l'Alma, tient la grille qui condamne l'accès à une arrière-cour pavée et herbeuse, désormais parsemée de quelques déchets plastiques rescapés d'une dernière tonte. Dans les années 1980, tous ces bâtiments étaient construits pour communiquer et créer cette espace intérieur dans l'esprit d'une communauté ouvrière, à l'arrière des immeubles de la rue Archimède.

Depuis quelques mois, le jeune homme est président d'un collectif nommé "Non à la démolition dans le quartier de l'Alma Gare", qui compte bien se faire entendre. Comme trois autres quartiers populaires de Roubaix, l'Alma est concerné par un vaste plan de destruction et de rénovation urbaine. Dans le cadre d'une déclinaison nationale de ce plan d'aménagement, la mairie de Roubaix a pu rassembler, avec le soutien de l'Etat et la MEL, un budget massif de 400 millions d'euros. Ce plan prévoit la démolition de 480 logements, dont 428 logements sociaux et la rénovation de 390 logements, ainsi que la construction de 90 logements neufs.

Le maire, Guillaume Delbar, assume pleinement ce volume de destruction : l'un des objectifs du plan d'aménagement est de "dédensifier" ces quartiers. "On a constaté que ces grands ensembles vivaient mal d'une manière générale et l'aspiration n'est pas de reconstruire des tours. Il s'agit de retrouver une attractivité, un cadre de vie" plaide l'élu. Ce n'est pas pour rien que nous avons créé ce rendez-vous qui s'appelle "un jour, un bailleur", qui consiste à les prendre par la main et à leur dire ce qu'il y a à faire. Je le dis depuis 2014, ce n'est pas parce qu'il va y avoir ce plan que ça les exonère de faire le travail d'entretien et de rénovation qui est nécessaire. C'est aussi une question de crédibilité : on a un projet de rénovation urbaine majeur, si on n'est pas capables de gérer le quotidien, ça pose question."

"Je pense qu'ils veulent laisser ce quartier à l'abandon"

Dans le quartier de l'Alma, les habitants remettent en effet en question les capacités et la volonté de la mairie à entretenir ce coin de ville, qui reçoit plus souvent de la publicité pour ses problèmes de délinquance que pour l'effervescence de son milieu solidaire et associatif. Florian Vertriest, accompagné d'autres militants, se propose de nous faire la visite du quartier. Depuis 20 ans, les murs et les grilles se multiplient et coupent la circulation dans des constructions conçues pour être communicantes. Les multiples espaces verts, grillagés, ne peuvent plus être utilisés par les résidents. A l'arrière d'un bâtiment de la rue Archimède, où l'issue de secours a également été soudée, une plaque descellée révèle des fils électriques déconnectés.

"On a coupé ça nous même, parce que c'est très dangereux dans les caves, on va vous montrer. Vous avez des baskets ?" s'enquiert Florian Vertriest. L'escalier qui y descend est couvert de détritus. Sous la surface réside le véritable danger pour les habitants. Au milieu des caves, un tuyau percé verse sans discontinuer des litres d'eau, inondant peu à peu le local. Ce n'est pas la première : ailleurs, les habitants ont posé des passerelles, pour tenter d'aller entretenir, à leurs frais et à leurs risques et périls, ce bâtiment géré par LMH. Les fuites coulent sur les câbles électriques posés au plafond. Deux étages plus haut résident encore des familles avec enfants.

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Une fuite d'eau importante, dans un bâtiment de la rue Archimède, tournée le 6 septembre. ©Yacha Hajzler / France Télévisions

Devant les logements, les dalles de béton ont été arrachées, "pour des raisons de sécurité, on nous a dit", mais n'ont pas été remplacées par un autre revêtement. Les armatures de plastique désagrégées et les cailloux exposés "sont devenues la litière des chats du quartier" soupire Florian Vertriest. Depuis l'étage d'un immeuble voisin, un autre carré grillagé est couvert de détritus. "Vous voyez, juste là derrière, le terrain qui communique ? C'est le jardin de la crèche. Alors que, bien sûr, il y a des nuisibles, des rats." 

La comparaison avec un bâtiment communiquant, où l'entretien semble plus fréquent et où les dalles sont encore en place, est brutale. "C'est du délaissement de la part de la ville, mais surtout des bailleurs qui nous négligent, tranche Ibrahim Anne, président de l'association de quartier The Family, et distingué dans la dernière promotion des Prodiges de la République. Quand j'étais petit, tous les dimanches, il y avait un nettoyage dans mon bloc, aujourd'hui c'est limite si on arrive à faire vider les poubelles. Je pense qu'ils veulent laisser ce quartier à l'abandon pour ensuite avoir un prétexte pour le détruire." 

A l'Alma, LMH veut "montrer sa réactivité"

Lille Métropole Habitat (LMH) nous accorde une interview quelques jours après notre visite. A l'Alma, où opèrent plusieurs bailleurs sociaux, LMH est en charge de l'entretien des 320 logements sociaux de la rue Stephenson, de la zone de l'Alma Fontenoy - où se trouve la rue Archimède - et de la zone des Magasins Généraux. La nouvelle directrice de l'agence locale, Melthide Verdy, nommée en juillet 2022, peine à expliquer comment ces situations dangereuses ont pu passer sous le radar.

Concernant les issues de secours soudées et une grille d'accès pompiers désormais inutilisable, à l'instar de la mairie, la directrice a souhaité se renseigner plus en avant après le signalement constitué par notre demande d'interview. "Ce que je sais, c’est qu’elles ont été fermées à l'époque pour des raisons de tranquillité résidentielle. On a contacté notre entreprise experte qui va nous rendre un avis sur le sujet et on le suivra. Pour le nettoyage, il y a plusieurs zones qui ont été complétement vidées et nettoyées et qui aussi se retrouvent très rapidement dans le même état. Nous devons être meilleurs dans le repérage, augmenter la fréquence des interventions lorsque c'est nécessaire et une meilleure écoute des locataires. Maintenant ce quartier implique de mettre en place un nettoyage quotidien."

Dans cette optique, la directrice de l'agence de Roubaix défend un énergique plan d'action, entamé dès juillet avec des visites dans le quartier. "LMH réfléchit aux missions de ses collaborateurs, il était prévu à partir de janvier de créer des postes de chargés de cadre de vie et on souhaite le tester à l'Alma dès le 19 septembre. C'est un poste uniquement consacré aux relations avec les locataires pour les problèmes techniques sur site. C'est vraiment quelqu'un qui sera là tous les jours, au service des locataires, pour la qualité de service, et dédié à l'Alma." En plus de cela, l'agence veut faire passer de quatre à cinq le nombre d'employés d'immeubles dédiés à la propreté.

L'importante fuite dans la cave "était récente, elle date de l'intervention d'une entreprise, elle a été repérée par l'entreprise et réparée en notre présence, assure Melthide Verdy. C'est un dossier qu'on prend à bras-le-corps. On veut montrer cette réactivité-là dans notre action. Il y a l'urgence, et il y aura aussi l'avenir et la pérennisation de tout ça, c'est ça que les locataires ont exprimé aujourd'hui. Il faut qu'on assure."

En attendant que le plan d'action prenne effet, difficile de convaincre les résidents qui vivent au jour le jour dans ces conditions qui se dégradent peu à peu. "On arrive à un point où on n'est plus choqués. Nous, on sait que c’est pas normal mais c’est notre quotidien depuis des années. On ne dit pas qu'il n'y a aucun problème dans ce quartier, on ne nie rien, mais on ne mérite pas de vivre comme ça. Et là, on est encore en train de nous mentir, de vous mentir."

En effet, le jour de la publication de cet article, de nouvelles vidéos tournées sur place montrent que l'importante fuite coule toujours. "Voire même c'est de pire en pire, pour la partie qui s'écoule sur les câbles électriques'" constate Florian Vertriest.

Les héritiers des "citoyens bâtisseurs"

Le quartier de l'Alma, pourtant, est bien moins ancien qu'une bonne partie du parc immobilier roubaisien, réputé pour ses maisons 1930. Il a été construit dans les années 1980, "avec les habitants, sur une idée des habitants" tient à rappeler Florian Vertriest. Ce sont eux, à l'époque, qui se sont organisés pour maîtriser la transformation de leurs courées devenues insalubres. En 1982, Le Monde raconte "la belle aventure des citoyens bâtisseurs de Roubaix", et rend hommage à "la révolte opiniâtre et efficace, des habitants des courées de l'Alma- Gare, à Roubaix, qui ont refusé, avec succès, qu'on remplace leurs taudis... par n'importe quoi."

Ils refusent les traditionnels HLM, et vont chercher un nouveau modèle architectural dans la cité des Venelles, en Belgique. "Les maisonnées qui ouvrent sur des coursives, des passages, des terrasses, des cours, sont une parfaite réussite. (...) Les immeubles ont deux ou trois étages et se présentent souvent comme des maisons superposées. La cour haute, les coursives, assez zigzagantes pour ne pas inquiéter, mais qui violent parfois l'intimité des logements, les ruelles et la place de l'école sont des lieux où l'on a envie de bavarder, de se rencontrer", vante la presse. Les architectes de l'époque sont primés pour cette réussite patrimoniale et collective, celle de l'habitat ouvrier.

Cette ambiance, les habitants de l'Alma crient qu'ils ne veulent pas la perdre, en vain. "On est juste un numéro de porte, un numéro de dossier, qu'on doit se dépêcher de re-dispatcher à gauche et à droite pour s'occuper de ce quartier. Notre quartier est vivant et tout ce qui vit est mis en place par les habitants. Ils se sentent délaissés, et je ne dirais même pas incompris puisqu'ils ne sont pas écoutés. On est obligés d'être prodige de la République pour être entendus ?" s'indigne Ibrahim Anne.

Tout comme Florian Vertriest, il estime que la phase de concertation a été bâclée. "Quand on a vu ces maisons se murer, voyant qu'on ne nous contactait pas, on s'est demandé si on était seulement un petit groupe à se sentir exclus du projet, reprend le président du collectif anti-démolition. Mais la réponse dans le quartier a été unanime. On nous a parlé de tractage, alors que les boîtes aux lettres sont défoncées. Les dernières réunions ont été faites en visio, alors que la mairie connaît très bien la fracture numérique qui existe dans ce quartier. Oui, il y a eu des réunions au début, mais entre-temps le projet a changé ! Nous, quand on fait des réunions pour discuter de l'avenir du quartier, il y a du monde pourtant."

La mairie de Roubaix, elle, assure avoir fait sa part, citant notamment des "diagnostics en marchant" effectués tout au long de l'année 2018, aux côtés des habitants. "En visio, on savait effectivement que ce n'était pas l'idéal et pour le coup, on était en période de covid. La dernière, c'était le 29 mars 2021, ça a concerné une ou deux réunions sur l'ensemble du processus, et on était les premiers à regretter de ne pas avoir ces échanges directs" répond Guillaume Delbar. 

Début septembre, le collectif de Florian Vertriest a été reçu pour faire part de ses doléances. Ce qui coince, pour les résidents, c'est le nombre de démolitions, jugé trop important. Un processus que la mairie juge indispensable à la vision défendue pour ce quartier. "La ligne directrice c'est de trouver des solutions dans un quartier où il y a un manque d'équipements publics, des problèmes structurels dans la manière dont le logement a été conçu, des problèmes de sécurité. Il s'agit donc d'attaquer méthodiquement tous ces points. On pense que ce plan est nécessaire, qu'on ne peut pas simplement rénover avec des rustines et des petits changements. Il y a une nécessité de l'ouvrir, de recréer une place centrale", développe Guillaume Delbar.

L'élu rappelle aussi la nécessité de laisser place à une future ligne de tram qui doit assurer une meilleure connexion du quartier au reste de la ville. "On sait que quand ces quartiers ont été rénovés, ils étaient des exemples pour l'époque, mais les gens n'ont plus les mêmes aspirations. Ce qui était bien en théorie a très mal vécu en pratique."

La mixité sociale, un objectif plus ou moins assumé

Mais pour Florian Vertriest, "les habitants de ce quartier ne veulent pas en partir, on a créé cette familiarité. On nous dit que c'est vétuste, ça ne tient pas la route : les bâtiments les plus vétustes de la rue Archimède ne seront pas démolis. On souhaite donc une rénovation totale du quartier et zéro démolitions. L'Alma n'est pas une ZUP : on a beaucoup d'espaces verts par exemple, c'est simplement qu'on nous en interdit l'accès, ironise-t-il. On considère que c'est un grand remplacement car on met les gens dehors et une fois que c'est remis à neuf, on installe de nouvelles personnes."

Le militant en veut pour preuve la destruction définitive du logement social dans le quartier. Sur 428 logements locatifs sociaux détruits, seuls 35 vont être reconstruits. Une solution adaptée pour la mairie, qui assure que seuls 27 ménages ont exigé d'être relogés uniquement dans les quartiers Nord. Sur la question de cette mixité sociale à marche forcée, les pouvoirs publics et LMH ne formulent pas la même réponse.

Pour Nicolas Deslandre, directeur des grands projets urbains à la mairie de Roubaix, pas question d'employer ces termes. "Le projet de l'Alma - et d'ailleurs de Roubaix en général - ne reconstruit presque aucun logement neuf, ou de manière très anecdotique par rapport au volume de logement qui sera réhabilité ou démoli. L'attention qui est portée par les partenaires du projet, c'est le cadre de vie et les conditions de vie des habitants, l'emploi, la culture, la santé, les équipements, mais jamais attirer les habitants avec des revenus plus importants. Il n'y a pas non plus d'offre immobilière créée à destination de ménages qui auraient plus de ressources. La politique de rénovation urbaine n'est pas une politique de mixité sociale à Roubaix, ça se fait ailleurs mais pas ici."

L'objectif était pourtant affiché notamment par l'ancien ministre Patrick Kanner après sa visite en 2017 du quartier des Trois Ponts, également visé par le plan d'aménagement urbain.

Eva Naninck, chargée du pilotage du plan d'aménagement urbain chez LMH, formule une réponse différente. "Aujourd'hui, le projet de l'Alma est inscrit dans le cadre d'un dispositif national où, effectivement, il y a une volonté de retravailler la mixité sociale. On est vraiment au cas par cas, ça fait partie des enjeux et objectifs mais on tient compte des réalités et des habitants. On a des objectifs, certes nationaux, mais ce sont des projets complexes sur des échelles de temps très longues. A l'Alma, on parle de 10, 15, 20 ans. La mixité sociale se regarde aussi à cette échelle de temps là et se fera dans le respect des locataires qui sont là aujourd'hui. Il ne faut pas le voir comme quelque chose de court terme. Les gens ne seront pas forcés de partir, on va voir ce qu'il est possible de faire en fonction de leurs attentes."

Les habitants de l'Alma eux, n'ont pas attendu que le flou se dissipe pour s'organiser. Le collectif contre la démolition organise régulièrement des actions de sensibilisation, des poses de banderoles, la réalisation de dessins d'enfants contre la démolition de leur quartier. Et surtout, ses membres se sont adjoints les services d'un avocat, d'un technicien de l'urbanisme et d'un architecte. Comme leurs grands-parents dans les années 1970, ils souhaitent proposer un contre-projet qui préserve l'identité architecturale de leur quartier.

Mais le maire de Roubaix, Guillaume Delbar, est clair sur la réception de ces plans. "Aujourd'hui, ce qui est acquis, c'est qu'on a réussi à faire financer l’épine dorsale du projet au niveau national, par l'agence nationale de rénovation urbaine. Toute cette partie est définie, fixe, ce sont des financements massifs et je ne veux pas donner l'illusion que ça peut être remis en cause. D'autres choses peuvent encore entre en concertation pour les espaces publics, mais ce n’est pas avec trois coups de crayon et deux réunions à la va-vite qu'on peut construire un projet comme ça."

A l'Alma, on ne compte pourtant pas abandonner la lutte de sitôt. "Lorsqu'on se serre les coudes, qu'on y va tous ensemble, là les gens commencent à s'intéresser à nous. Toutes les structures du quartier sont main dans la main pour arrêter ce projet. On ne lâchera rien" promettent Ibrahim Anne et Florian Vertriest. 

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