Seul passager noir du Titanic, le destin tragique de Joseph Laroche : "son histoire méritait d'être racontée"

L'histoire du dimanche - Joseph Laroche était le seul passager noir du Titanic. Il traversait l'Atlantique avec sa femme et ses deux enfants pour retrouver sa terre natale, Haïti. Il était arrivé en France neuf ans plus tôt, à Beauvais, pour réaliser son rêve de devenir ingénieur.

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Le 14 avril 1912, le Titanic heurtait un iceberg en plein milieu de l'océan Atlantique, entraînant la mort d'environ 1 500 personnes. Parmi eux se trouvait un personnage singulier : Joseph Laroche, ingénieur haïtien, le seul passager noir du paquebot.

Sa mémoire aurait pu disparaître après le décès de sa plus jeune fille, en 1998. Mais un homme s'y est intéressé, et a travaillé pendant plusieurs années pour retracer son parcours : le journaliste Serge Bilé, auteur du livre Le seul passager noir du Titanic, paru en 2019 aux éditions Kofiba.

Le rêve d'aller étudier en France

"Un travail très long, très patient, car quand on écrit sur des personnages oubliés, il n'y a pas beaucoup d'éléments", confie le journaliste. Son enquête a démarré en Haïti, pays natal de Joseph Laroche. Né en 1886, le petit garçon est élevé par sa mère, son père ne l'ayant pas reconnu. Elle fait tout pour lui offrir la meilleure instruction possible. "Elle veut en faire un homme autonome pour qu'il n'ait pas demain à dépendre du bon vouloir de qui que ce soit, écrit Serge Bilé. Elle veut lui donner les meilleures chances de réussir dans un pays où la misère est la chose la mieux partagée."

Si elle a les moyens de l'élever de cette manière, c'est parce qu'elle a fait fortune dans le commerce du café. De nombreux membres de sa famille sont d'ailleurs des notables du Cap, la deuxième plus grande ville du pays, où la mère et son fils vivent. L'oncle de Joseph, Nemours Auguste, a fait ses études de médecine à Paris. Le mari de sa cousine, Cincinnatus Leconte, est élu député à seulement 27 ans.

Euzélie Laroche est fière de son fils, qu'anime une foi extraordinaire. Pour l'encourager dans cette voie, elle est prête à tous les sacrifices, toutes les dépenses.

Serge Bilé, journaliste

Le seul passager noir du Titanic

L'ambition semble héréditaire : à 14 ans, le jeune Joseph annonce à sa mère qu'il veut devenir ingénieur. C'est avec cet objectif en tête qu'il part, en 1901, vers la France. Un projet que sa mère élaborait depuis longtemps. "Euzélie Laroche est fière de son fils, qu'anime une foi extraordinaire. Pour l'encourager dans cette voie, elle est prête à tous les sacrifices, toutes les dépenses", précise le journaliste dans son ouvrage. Et des dépenses, il va y en avoir : l'adolescent est inscrit à l'Institution du Saint-Esprit, un pensionnat pour garçons tenu par des religieux à Beauvais. L'année coûte plus de 1 000 francs par an. "Le collège de Beauvais ne s'en cache pas. Il est destiné aux élites", souligne Serge Bilé.

"Beauvais ne ressemble en rien à ce que Joseph Laroche savait de la France"

C'est donc un nouveau chapitre de la vie de Joseph qui s'ouvre en ce début de XXe siècle. Il traverse l'Atlantique jusqu'au Havre, puis se rend à Paris pour prendre le train en direction de Beauvais. Avant la rentrée des classes, il découvre son nouvel environnement. "Beauvais ne ressemble en rien à ce que Joseph Laroche savait de la France avant d'y mettre les pieds. Il avait vu des photos de Saint-Nazaire, de Bordeaux, et bien évidemment de Paris. (...), explique le journaliste. Si Le Havre et Paris ne l'ont pas vraiment dépaysé, ici en revanche à Beauvais, c'est différent, c'est une autre France, une autre facette de la France qui étonne Joseph jour après jour."

En ce début d'automne le froid et le brouillard, habituels dit-on dans la région, pointent déjà le bout de leur nez.

Serge Bilé, journaliste

Le seul passager noir du Titanic

Dans ces balades, il découvre les bâtiments emblématiques de la ville, comme l'Hôtel-Dieu et la cathédrale Saint-Pierre, mais aussi l'histoire de l'héroïne locale Jeanne Hachette, et bien sûr, les caprices de la météo picarde. "Avec ses 20 000 habitants, Beauvais est une modeste commune rurale presque deux fois plus peuplée cependant que le Cap mais nettement moins ensoleillée, d'autant qu'en ce début d'automne le froid et le brouillard, habituels dit-on dans la région, pointent déjà le bout de leur nez", relate Serge Bilé. Ce froid auquel il n'est pas habitué sera l'un des défis de ses premiers mois en Picardie.

À l'école avec les enfants de la bourgeoisie internationale

Quand la rentrée des classes arrive, on pourrait imaginer qu'il soit discriminé pour sa couleur de peau, mais cela ne semble pas être le cas. Les Noirs ne sont pas légion à Beauvais, et il est donc "l'objet d'une véritable curiosité" lors des premières récréations. Mais comme le souligne Serge Bilé, "le racisme est souvent social". Or, dans ce collège réservé aux élites, tous les pensionnaires sont issus de familles riches, et Joseph Laroche ne fait pas exception. Il n'est pas non plus le seul étudiant étranger. "Ce sont des enfants issus également de milieux favorisés et dont les parents sont le plus souvent ministres, diplomates, ou hauts fonctionnaires dans le pays, détaille le journaliste. Ces petits étrangers viennent des Antilles, d'Afrique ou d'Asie."

Le rythme à l'Institution est soutenu, et la discipline omniprésente, mais Joseph prend le pli et obtient dès le début de l'année scolaire de bon résultat. Son rêve d'une carrière d'ingénieur ne l'a pas quitté. "Pour y parvenir, Joseph ne veut négliger aucune matière, que ce soit celles où il excelle comme les mathématiques, la physique ou la chimie, ou celles où il peine comme l'anglais." Lors de cette première année à Beauvais, il aura droit à deux appels téléphoniques à sa mère. Le premier en septembre, pour lui dire qu'il était bien arrivé à destination, et un second au mois de mai.

À la découverte de la Picardie, sa terre d'accueil

Au début de l'été, il réussit son examen de passage et peut profiter de la belle saison. Il reste au pensionnat, où il est tenu d'assister à l'étude et de réciter de nombreuses prières, mais a du temps pour découvrir la région lors d'excursions organisées par les religieux qui travaillent à l'Institution.

"Il découvre les veaux marins de la baie de Somme et les avocettes des Marais d'Isle. Il découvre Soissons et son vase, mais aussi Noyon, où Charlemagne a été fait roi ! Mais de toutes les sorties, celle qui marque le plus Joseph c'est la visite à Villers-Cotterêts, où il découvre la maison natale d'Alexandre Dumas, 'le plus haïtien des Français'", relate Serge Bilé. Le père du célèbre écrivain était en effet né à Saint-Domingue, fils d'un colon et d'une esclave.

En octobre 1903, les cours reprennent. Il fait désormais partie des "grands" du collège, et doit faire preuve de charité en rendant visite aux pauvres, participer à des spectacles et, bien sûr, étudier assidûment. À la fin de l'année scolaire, c'est la consécration : le jeune Haïtien décroche son baccalauréat en 1904. Le premier objectif de son parcours en France est atteint.

L'Institution Saint-Esprit existe encore aujourd'hui à Beauvais, mais plus dans le même bâtiment, détruit lors de la Seconde Guerre mondiale. Plus de cent ans après le passage de Joseph Laroche, Serge Bilé s'est rendu sur place. En 2019, il rencontre le directeur de l'établissement, Jean-Pierre Croissant, qui n'avait jamais entendu parler de ce pensionnaire. "Je suis heureux de découvrir ce personnage que je ne connaissais pas, je ne suis pas sûr que les enseignants et le personnel de l'établissement savent qui il est", confiait-il alors. Serge Bilé se souvient de cette rencontre : "Il avait été agréablement surpris. Il était très heureux, et moi aussi naturellement, car quand vous écrivez sur des personnages du passé, vous avez à cœur la reconstruction de l'histoire."

Un bref passage à Lille

Après l'obtention de son bac, Joseph ne quitte pas l'Oise pour autant. Il fait sa rentrée suivante à l'Institut agricole de Beauvais pour commencer une formation d'ingénieur agronome. Là aussi, il sera entouré d'enfants de familles aisées. On sait moins de choses sur cette période de sa vie, si ce n'est que c'est à ce moment-là qu'il s'éprend d'une certaine Juliette Lafargue, fille d'un négociant en vins de Villejuif, en région parisienne. Il jongle alors entre cet amour naissant et l'écriture de sa thèse, qu'il soutient avec succès en 1907, obtenant ainsi son diplôme. Le voilà ingénieur, comme il l'avait promis à sa mère.

Plus rien ne le retient à Beauvais, il décide alors de prendre la direction de Lille pour suivre des cours à la Faculté catholique des Hautes études industrielles de Lille. Serge Bilé aurait aimé pouvoir détailler cette année de la vie de Joseph, mais il en reste peu de traces. "C'est un passage sur lequel j'ai eu de terribles difficultés. Quand on travaille sur des personnages auxquels l'histoire ne s'est pas intéressée, on a vraiment peu d'éléments", regrette-t-il. Mais il note tout de même des éléments de la vie lilloise qui ont pu rappeler à Joseph Laroche sa terre natale, comme les combats de coqs, auxquels il assistait à Haïti et qu'il a pu retrouver dans le nord de la France. "J'aurais aimé connaître sa réaction !, s'amuse le journaliste. J'imagine qu'à sa place, j'aurais été agréablement surpris, car c'est une tradition commune." Il imagine aussi que les carnavals de Lille et de Dunkerque ont pu faire écho, pour le jeune ingénieur, aux jours de fête à Haïti.

L'épreuve du racisme

Une fois ses études terminées, il quitte définitivement les Hauts-de-France. "Pour lui, il est évident qu'après ses études françaises, il rentrera travailler au Cap-Haïtien. C'est là-bas et nulle part ailleurs qu'il voit sa vie après ses parenthèses beauvaisienne et lilloise", précise le journaliste dans son ouvrage. Mais l'amour lui fait retarder ce retour tant attendu. En 1908, il épouse Juliette Lafargue et s'installe avec sa femme chez son beau-père à Villejuif. Il décroche son premier travail chez Nord-Sud, l'entreprise chargée de construire le métro parisien. Une belle expérience mais de courte durée. À la fin de son contrat, il peine à trouver un travail stable.

C'est l'époque des zoos humains. Je n'aime pas employer ce mot à tort et à travers, mais, là, oui, s'il ne trouve pas de travail, c'est lié au racisme.

Serge Bilé, journaliste

Serge Bilé a retrouvé une interview de Louise Laroche, la seconde fille de Joseph, donnée en 1995, dans laquelle elle expliquait que son père avait été confronté à des préjugés raciaux : "Joseph trouvait des petits boulots, mais ses employeurs prétextaient toujours qu'il était jeune et inexpérimenté pour mal le payer." C'est la première fois depuis son arrivée en France que Joseph Laroche subit de telles discriminations. "C'est l'époque des zoos humains, rappelle Serge Bilé. Je n'aime pas employer ce mot à tort et à travers, mais, là, oui, s'il ne trouve pas de travail, c'est lié au racisme."

En effet, en 1907, une exposition coloniale se tient à Nogent-sur-Marne, à quelques kilomètres de Villejuif, et attire 2,5 millions de visiteurs qui viennent regarder des personnes issues des territoires colonisés par la France comme on regarde des animaux au zoo. L'année précédente, lors de l'exposition internationale d'Amiens, on trouvait un "village sénégalais" dans la même veine.

Peu après le mariage, Juliette Laroche donne naissance à deux enfants, deux filles, en 1909 et 1910. Les dépenses de la famille augmentent mais la carrière de Joseph peine à décoller. En 1911, Cincinnatus Leconte, qui n'est autre que le mari de sa cousine Joséphine, prend le pouvoir en Haïti. Joseph reçoit une offre d'emploi comme professeur de mathématiques et physique dans son pays natal. Il est temps pour lui de rentrer en Haïti, et d'y emmener sa petite famille. "Il attend le retour aux sources, et le bonheur de faire découvrir sa famille à son pays", relate Serge Bilé.

Cruel hasard

Sa femme attend un troisième enfant, que Joseph espère voir naître en Haïti. Il achète alors quatre billets pour traverser l'Atlantique sur un paquebot flambant neuf... Le France. En effet, à l'origine, les Laroche n'avaient pas prévu de faire le voyage à bord du Titanic. Joseph a changé ses billets lorsqu'il a appris que le règlement du France ne permettait pas aux enfants de manger au même endroit que leurs parents. Pour pouvoir rester avec ses filles, il prend donc des billets pour le Titanic.

Le jour du départ, le 10 avril 1912, la famille est endimanchée et impressionnée par le luxe de cet immense paquebot. Elle embarque au port de Cherbourg, et Juliette écrit une lettre à son père, pour l'envoyer par la poste irlandaise - le bateau doit faire une escale à Queenstown avant d'entamer la grande traversée. Dans cette missive, retranscrite dans le livre de Serge Bilé, elle parle du confort du Titanic, de ses deux petites-filles, du couple de Français qu'elle a rencontré sur le bateau. La famille voyage en deuxième classe, réservée aux passagers aisés, mais qui n'égale pas le luxe de la première. 

À bientôt, ma chérie ! ... Il y aura de la place pour tout le monde, va, dans les embarcations... Veille sur nos fillettes... À bientôt !

Les derniers mots de Joseph Laroche à sa femme

Le Matin, le 2 mai 1912

Deux jours plus tard, dans la nuit du 14 avril, la famille est réveillée en pleine nuit. Le paquebot a heurté un iceberg, c'est la panique à bord. La famille se trouve séparée, d'un côté Juliette avec la plus grande fille, Simone, et de l'autre Joseph et la petite dernière, Louise. Juliette et Simone se retrouvent sur un canot de sauvetage. Joseph parvient à les retrouver et à confier Louise à sa mère, in extremis. Lui n'est pas autorisé à monter sur le canot : les femmes et les enfants d'abord. Juliette confiera plus tard les derniers mots que son mari lui a adressés. "À bientôt, ma chérie ! ... Il y aura de la place pour tout le monde, va, dans les embarcations... Veille sur nos fillettes... À bientôt !"

Mais Joseph Laroche périra dans le naufrage, avec quelque 1 500 autres personnes. Juliette et ses filles arrivent quant à elle saines et sauves à New York. Dans un article du journal Le Matin du 2 mai 1912, un reporter explique que "la malheureuse rescapée était dans le plus complet dénûment et dans un tel état de dépression qu'elle était incapable de chercher la moindre ressource", mais qu'elles avaient été mises à l'abri et aidées financièrement par "des personnes charitables". De retour en France, son père est venu l'accueillir. Sur le quai du port du Havre, en descendant du bateau du retour, elle relate en pleurant sa dernière conversation avec son mari. "Je l'ai cru ! Je l'ai cru ! Car sans cela je n'aurais jamais consenti à le quitter !", cite l'auteur de l'article.

"Son histoire méritait d'être racontée"

Le corps de Joseph Laroche n'a jamais été retrouvé, mais d'après Serge Bilé, un service en son honneur s'est tenu le 24 mai 1912 à l'église de Villejuif. "Une foule considérable assiste à la cérémonie dans une communion franco-haïtienne émouvante", précise-t-il. Un hommage lui est également rendu, deux mois plus tard, au collège de Beauvais, par l'association des anciens élèves.

Le dernier enfant de Joseph, qui était encore dans le ventre de sa mère lors du naufrage, naît en décembre. On lui donne le prénom de son père. Juliette Laroche ne s'est jamais remariée. Quelques années après le drame, elle a reçu la somme de 150 000 francs de la compagnie maritime américaine, comme dédommagement.

Aujourd'hui, les trois enfants du couple sont décédés. Grâce à son ouvrage, qui a par ailleurs été traduit en anglais pour une diffusion aux États-Unis, Serge Bilé a donné un nouveau souffle à la mémoire de Joseph Laroche. "Son histoire méritait d'être racontée", estime-t-il. Il aurait même aimé en savoir encore plus sur cet ingénieur haïtien mort dans le naufrage qui a marqué l'histoire du XXe siècle. "Le plus dur, c'était de retrouver des membres de sa famille. Je suis parti à Cap-Haïtien où il est né, il n'y avait plus de traces de la boutique de sa mère. Il y a des grandes déceptions, qui font partie du travail. Mais j'ai aimé y aller pour sentir l'air qu'il sentait, voir où il vivait", confie-t-il.

"Je m'attache à tous les personnages sur lesquels je travaille, parce que je leur rends justice, confie-t-il. Je m'y attache, et je sens comme une envie de les faire renaître à la mémoire des hommes." Convié à Montréal pour une conférence, il a même pu transmettre cette mémoire devant plusieurs membres de la famille Laroche. "Un grand moment émouvant", se souvient-il. Il est heureux d'avoir apporté sa pierre à l'édifice, et espère que d'autres "s'approprieront cette histoire". Pour la voir sur grand écran, peut-être ? Serge Bilé ne l'exclut pas.

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