Née à Paris le 24 mai 1899, Suzanne Lenglen a grandi à Marest-sur-Matz où la famille a déménagé en raison de sa santé fragile. Malgré sa condition, "la Divine" a découvert le tennis au cœur de l’Oise avant de le révolutionner au mépris des barrières attachées à sa condition de femme.
Les amateurs d’un célèbre manga japonais narrant la quête du futur roi des pirates et de ses compagnons le savent : parfois, la volonté d’un être est tellement grande qu’elle traverse les époques. Quand l’histoire ne s’applique pas à faire disparaître son nom aussi. Si de nombreuses femmes au destin extraordinaire ont été invisibilisées au cours des siècles, il y en a un, dans le milieu sportif, qui est parvenu à l’oreille de toutes et tous : celui de Suzanne Lenglen.
Moins nombreux sont au courant que la première grande star du tennis pratiqué par les femmes - et bien plus encore - a éveillé son amour du tennis et peaufiné ses gammes en Picardie. Plus précisément à Marest-sur-Matz, non loin de Compiègne, où elle a vécu près de 20 ans.
Issue d’une "vieille famille de bourgeoisie catholique et aisée du nord de la France", comme le relate la Femme de France en 1927, Suzanne Lenglen découvre le tennis à 11 ans. Cette "raquette pour enfant payée trois francs cinquante" et "ces balles dégonflées" offertes par son père Charles Lenglen, au retour du marché de Compiègne, marque le point de départ de sa future légende.
Une championne de Picardie au palmarès hors norme
Quand elle n’arpente pas les courts de tennis, ne plonge pas dans le lit du Matz, ne se balade pas à dos de cheval ou sur un vélo, la préadolescente écrase quotidiennement les balles au-dessus de la ligne blanche - filet imaginaire - tracée sur un mur de la propriété familiale.
Le tout sous le regard d’un père, sportif assidu, qui a décelé très rapidement les prédispositions exceptionnelles de sa fille. En devenant son entraîneur, ils constituent le premier duo père-fille de renom, bien avant les Williams, les Bartoli, les Garcia ou encore les Ruud.
Cette figure paternelle est un rouage essentiel dans la trajectoire extraordinaire de Suzanne Lenglen, tient à souligner Marion Philippe, historienne du sport. "Gilles Lecocq a montré (dans La pratique sportive féminine. Destin social ou choix individuel, 1996) que l'existence d'une figure masculine, un père, un frère, un oncle, qui exerce une forme de tutelle et autorise, voire encourage, une femme de sa famille à pratiquer le sport qu'elle souhaite, jouait un rôle crucial dans le fait qu'elle puisse ou non avoir une carrière sportive."
"D’un gabarit de bébé sort un corps agile de jeune faune. Des boucles brunes, retenues par un velours pour dégager les yeux, s’agitent en ondoyant ; le jupon qui s’arrête au-dessus du genou découvre à merveille les jambes nerveuses. Ses services sont fougueux. Ses défenses déconcertantes."
Extrait d’un reportage de Jean Laporte pour Femina, daté du 1er juillet 1914
En juillet 1914, quand les Lenglen ouvrent leur intimité aux journalistes de Femina, la jeune femme a 15 ans. Elle vient d’être sacrée championne du monde sur terre battue à Saint-Cloud, un an après avoir été sacrée championne de Picardie, deux ans après avoir participé à son premier tournoi à Chantilly.
Ces distinctions ne sont pourtant que des lignes au palmarès d’une carrière hors norme, auréolée de 241 titres (dont 2 Roland-Garros, 6 Wimbledon et 2 médailles d’or aux JO), pour plus de 98 % de victoires (341 sur 348 matchs). Un bilan démentiel qui lui vaudra rapidement d'être surnommée : la Divine. Un surnom qui supplantera celui de "Picardie".
Une gouaille et une attitude en rupture avec son époque
Première joueuse professionnelle de l’histoire, la Picarde d’adoption, marque autant son époque par son style de jeu que par sa gouaille et son attitude.
Raquettes brisées de frustration, cul-sec de Cognac ou d’Armagnac au changement de côté à Wimbledon pour lutter contre un coup de mou - et victoire au bout -, refus d’enchaîner deux matchs dans la même journée alors que la reine Mary du Royaume-Uni est en tribune... Les anecdotes sont toutes aussi folles que ces années d’entre-deux-guerres auxquelles se mélange la destinée de la Divine.
Suzanne Lenglen fascine jusqu’aux chefs d’État. En février 1926, le "match du siècle", ainsi qualifié par la presse, est le symbole de sa starification.
L’Isarienne, opposée à Helen Wills, triple championne des États-Unis, évolue devant près de 3 000 spectateurs. Parmi eux, du très beau monde : le roi de Suède Gustave V, partenaire de jeu régulier de Suzanne, le roi Manuel II du Portugal, le prince Georges de Grèce, le Duc de Westminster et de Connaught ou encore le Maharaja de Kapurthala, l'homme le plus riche du monde. Du jamais-vu !
Symbole de l’émancipation des femmes par le sport
Malgré tout, la presse peine encore à féminiser le statut de "champion", comme le remarque Philippe Tétart jusqu’en 1922-1923. Il faut dire qu’un profil comme celui de Suzanne détonne. Sportive, ni mariée, ni mère, il est peu de dire qu’elle n’a rien à voir avec la position de "femme d’apparat" dans laquelle sont enclavées la majorité des femmes de l’époque.
"Elle est à contre-courant de ce que l'on attendait d'une femme dans les années 20-30, dans une période où le sport s'institutionnalise, notamment grâce à Alice Milliat, contextualise Marion Philippe.
"Le fait qu’elle fasse des sauts, court partout, décide de raccourcir sa jupe pour des questions pratiques et de performance, est révolutionnaire. On passe du tennis féminin, au tennis au féminin."
Marion Philippehistorienne du sport
"Suzanne Lenglen a vécu sa vie comme elle l’entendait. Même si elle ne se revendiquait pas féministe, elle est un symbole d’émancipation des femmes par le sport, une icône féministe et sportive des années 20 et son influence a largement dépassé la sphère sportive", expose-t-elle.
Côté terrain, "avant Suzanne Lenglen, il y avait une façon de faire du tennis, un tennis féminin, différent du tennis masculin. Les joueuses devaient montrer leur féminité, se maquiller, porter des robes longues, rester dans les codes de leur genre. Le fait qu’elle fasse des sauts, court partout, décide de raccourcir sa jupe pour des questions pratiques et de performance, est révolutionnaire. On passe du tennis féminin, au tennis au féminin", complète Marion Philippe.
Suzanne renverse aussi les codes par son style vestimentaire. Habillée par le couturier Jean Patou, fils d’une famille de tanneurs implantés en Picardie, elle s’extirpe des corsets étriqués qui compressent ses adversaires et joue drapée d’une jupe plissée qui révèle ses bras, ses mollets et son décolleté. Elle s’affranchit des "vieux tabous de la société guindée et corsetée", commentent les historiens Jean-Jacques Becker et Serge Berstein.
Grâce à cette rencontre, Jean Patou, lui aussi avant-gardiste, développera d’ailleurs des collections de sport et de loisirs plein air. "Suzanne Lenglen a donné l’impulsion d’un mouvement de mode. Les hommes ont d’ailleurs saisi cette opportunité pour en tirer profit, en développant de nouvelles collections pour aller chercher de nouvelles clientes", confirme l'historienne.
Elle ajoute : "Le tennis était le sport parfait pour lancer cet effet boule de neige. C’est un sport bourgeois, pratiqué depuis presque toujours par les femmes et les hommes. Les classes plus populaires s'inspirent et sont influencées par ce modèle. C’est aussi un sport qui souffrait moins que d’autres du discours ‘le sport est dangereux pour les femmes’, ‘elles ne pourront plus devenir mère’."
Un héritage immense… Mais moins "accessibles" à Marest-sur-Maz
Finalement rattrapée par sa santé fragile, Suzanne, atteinte d’une leucémie, décède prématurément le 4 juillet 1938, à 39 ans.
La Gazette de Biarritz, du Pays basque & des Landes raconte alors l’émoi international à la hauteur de l’icône qu’elle a été : "Le New York Times écrit dans un éditorial : 'Il est difficile de contredire ceux qui présentent Suzanne Lenglen comme la plus grande joueuse de tennis que le monde ait connu.' Dans un éditorial, le Herald Tribune déclare : 'Son jeu était purement génial et lui donne le droit d'être classée aux côtés des meilleurs joueurs masculins de l'histoire du tennis. Le monde des sports perd une de ses figures du plus haut rang.'"
Beaucoup considèrent son éclosion et sa réussite comme l’origine de l’envol du tennis français. Pas étonnant, qu'elle a été la première à donner son nom à un stade à Roland-Garros. Elle le prête aussi à des avenues, des rues, à travers le monde, l’Hexagone et inévitablement, aussi, en Picardie comme à Beauvais ou Camon.
C’est peut-être là où la légende s'est construite, à Marest-les-Maz, que son empreinte s’est le plus dissipée. "Il n’y a plus de traces matérielles accessibles. La maison et le mur sur lequel elle s’entraînait sont toujours debout, mais c’est devenu une résidence secondaire. C'est difficile de dire aux gens, 'allez toquer, vous pourrez peut-être faire une photo'", relate Claire, secrétaire de mairie du village et grande admiratrice de l'athlète.
Le terrain hommage inauguré sur la commune le 20 mai 1993, en présence du gratin du tennis français (Amélie Mauresmo, Françoise Dürr et Nathalie Tauzia), a lui "été détruit il y a un, deux ans". "Il était en très mauvais état, enchaîne-t-elle. À cause du sol très argileux, il a rapidement bougé, s’est fissuré. On a essayé de le réparer, mais rien n’y faisait et il n’était presque plus utilisé. Mais j’ai gardé précieusement la plaque de l’inauguration et quelques photos que nous avait agrandies Tennis Magazine." De quoi préserver le mythe.
Et puis, "Françoise Dürr et le fondateur de Tennis Magazine Jean Couvercelle habitent à côté de Marest", précise Claire. Étonnant ? Pas vraiment. L'histoire de la Picardie et celle du tennis français semblent liées par un aimant aussi mystérieux que puissant. La terre et la craie de Roland-Garros émanent des carrières de l’Oise (Saint-Maximin, Pontpoint). Amélie Mauresmo, meilleure française depuis la Divine et désormais directrice de Roland-Garros, a débuté à Bornel, avant de prendre une licence à Méru, toujours dans l'Oise...
L’héritage de Suzanne Lenglen irrigue au moins autant la Picardie que le sport français... Et son nom n’est pas près d’y être oublié.