Au milieu du XIXe siècle, une femme brise de plafond de verre des artistes. Il s'agit de Nélie Jacquemart, portraitiste à succès et grande collectionneuse d'art. En 1902, elle achète le domaine de Chaalis, dans l'Oise. Le destin hors du commun d'une femme issue d'un milieu modeste. (Première publication le 30/10/2022)
Née en 1841 à Paris, rien ne prédestinait Nélie Jacquemart à devenir un jour propriétaire de l’abbaye royale de Chaalis. Ses parents, Joseph Jacquemart et Marie Hyacinthe Rivoiret, sont originaires du département de la Meurthe. Lui est voyageur de commerce et elle simple modiste. "Ils appartiennent à ces milieux d'artisans, de boulangers et de petits propriétaires terriens avec des revenus très modestes" décrit Jean-Marc Vasseur, historien et biographe de Nélie Jacquemart.
Quelques années après sa naissance, Nélie assiste au divorce houleux de ses parents. Dans le Paris de la Monarchie de Juillet, la jeune fille grandit seule avec sa mère et son petit frère, dans une chambre de bonne à Paris. Une rencontre va bouleverser le cours de sa vie.
La rencontre mystère
Comment Nélie Jacquemart rencontre-elle Rose Paméla Hainguerlot, dite Madame de Vatry, propriétaire de l’abbaye de Chaalis de 1850 à 1882 ? Pour Pierre Vasseur, "c’est un mystère, peut-être même l’un des plus grands de l’histoire de Nélie et pourtant, cette rencontre est fondamentale dans sa vie." Le ton est donné et longtemps les spéculations sont allées bon train : Nélie Jacquemart serait-elle la fille cachée de Madame de Vatry ?
Une hypothèse écartée par les historiens. "Très jeune, Nélie avait des goûts prononcés pour le dessin, c’est ce qui va la faire repérer car Madame de Vatry est une mécène très généreuse. Au milieu du XIXe siècle, elle a déjà reçu d’autres jeunes peintres à Chaalis. Elle leur met le pied à l’étrier, elle les introduit dans le monde. C’est une entremetteuse de bonheur en quelque sorte. "Un bonheur auquel Nélie va goûter : adolescente, elle est fréquemment invitée au domaine de Chaalis, transformé par Madame de Vatry en résidence de chasse fréquentée par la haute société. Parmi eux, des écrivains comme Théophile Gautier, Gérard de Nerval, mais aussi des peintres et de grandes figures politiques comme Henri d’Orléans, duc d’Aumale, propriétaire du domaine de Chantilly.
Au milieu du gratin, Nélie Jacquemart est encouragée à développer ses aptitudes pour le dessin.
Une peintre et non une peintresse
Protégée par la "baronne de Chaalis", la carrière de Nélie comme peintre se dessine plus facilement. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, l'école des Beaux-Arts de Paris est interdite aux femmes, contraintes de suivre des cours particuliers. Nélie devient alors l’élève du peintre Léon Cogniet, dans un cours suivi exclusivement par des femmes, "l’atelier des femmes" à Paris.
Nélie Jacquemart est douée. En 1863, à 22 ans elle participe pour la première fois au Salon, une manifestation artistique datant du XVIIIe siècle où seuls les artistes reconnus par l’Académie des Beaux-Arts sont exposés. Cinq ans plus tard, elle y reçoit sa première médaille, récompense ultime pour les artistes, suivie en 1869 et 1870 de deux autres décorations.
Triple médaillée, le règlement stipule qu’elle ne peut plus participer aux Salons. Qu’importe, les critiques encensent la jeune femme. "Les journalistes sont enthousiastes, ils la trouvent très bonne, ils estiment que c’est une personnalité artistique qui compte dans le paysage des Salons, avance Pierre Curie, conservateur du Musée Jacquemart-André à Paris, et c’est surtout une femme qui gagne sa vie avec la peinture. À l’époque, c’est assez rare !"
Car Nélie Jacquemart joue dans la Cour des grands. Des grands hommes surtout. Elle se spécialise dans les portraits, à l’opposé des habitudes de l’époque d’après Jean-Marc Vasseur : "la peinture de portraits est une peinture noble, réservée aux hommes. Une femme a le droit de peindre, oui, mais pas n’importe quoi : des pots de fleurs, des paysages, mais des portraits à l’huile ce n’était pas imaginable avant Nélie." Elle va même se présenter comme "une peintre" et non "une peintresse" comme le voulait l’usage. Car Nélie ose tout : "un jour, elle perd une valise dans le train, elle écrit une lettre de réclamation, et signe 'Nélie Jacquemart, peintre' quel culot !", sourit Jean-Marc Vasseur.
Un mariage de collectionneurs
En 1872, elle est appelée à faire le portrait d’Edouard André, riche banquier demeurant au 158 boulevard Haussmann à Paris. Neuf ans plus tard, et sans que rien ne laisse supposer une relation entre eux, Nélie Jacquemart l'épouse. "À ce moment, Édouard André est malade (de la syphilis ndlr) , c’est un mariage blanc. Il faut comprendre que c’est un mariage qui n’a jamais été consommé, précise Pierre Curie, mais ces deux-là se sont tout de même très bien trouvés."
En effet, l’amour de l’art les réunit. Malgré la maladie de Monsieur, le couple parcourt l’Europe à la recherche d’objets d’art, en particulier des œuvres de la renaissance italienne, du mobilier et des tableaux français, ainsi que des peintres flamands et hollandais. Une réputation qui "n’est plus à faire" avance Jean-Marc Vasseur, "quand les André arrivaient dans une ville, les antiquaires pressaient leurs clients d’acheter, car après, ils étaient dévalisés ! Pour l’art, ils dépensaient sans compter."
Une collection qu’Edouard André va léguer à Nélie. Le 16 juillet 1894, elle hérite de plus de 5 000 pièces, aujourd’hui exposée au musée Jacquemart-André, et d’une fortune colossale. Après d’âpres batailles judiciaires avec la famille André, Nélie Jacquemart-André, comme elle se fera désormais appeler, devient la veuve la plus riche de France.
"Mon palais idéal"
Veuve, Nélie reste Nélie : "elle ressent le besoin d’étonner son monde. Alors elle part faire le tour du monde. À 60 ans. Seule avec sa femme de chambre", raconte Jean-Marc Vasseur. Une épopée en bateau, principalement en Asie. "Elle arrive au Sri Lanka, puis du Sri Lanka elle passe aux Indes, des Indes en Birmanie. Sur son trajet, elle rend visite à de grands personnages. Au Pendjab, elle retrouve le Maharadjah de Kapurthala et le vice-roi des Indes. Des amis qu’elle va ensuite inviter à Chaalis."
Car même à l’autre bout du monde, le cœur de Nélie est resté à Chaalis. Madame de Vatry est décédée il y a quelques années déjà et le bruit court que ses successeurs laisseront la place. Quand elle part, elle laisse une consigne à ses domestiques : "si Chaalis est à vendre, dîtes 'Chaalis' et j’aurais tout compris." Et le message arrive !
Quelque part entre l’Inde et le Japon, elle boucle ses malles en vitesse et prend le premier bateau pour la France. Sur le trajet retour, elle se projette, indique Alexis de Kermel, administrateur général du domaine de Chaalis : "la vente n’est pas signée, mais elle s’imagine déjà maîtresse de maison. Elle réalise les plans de l'aménagement intérieur de Chaalis, de l’emplacement de certaines œuvres, elle a une idée précise de ce qu’elle veut."
Le 14 juin 1902, Nélie Jacquemart devient propriétaire de Chaalis pour 1 200 050 francs . Elle acquiert ce qu’elle considère depuis son enfance comme son "palais idéal" .
De peintre à châtelaine… Ou presque : l’anecdote du bain
"Elle devient la châtelaine de Chaalis , avance Alexis de Kermel, à partir de ce moment-là, elle reçoit à Chaalis comme une maîtresse de maison. Elle organise de grandes chasses, elle reçoit la haute bourgeoisie et toute l'aristocratie locale car c’est très important pour elle de tenir sa place." De peintre à femme d’affaires, il n’y a qu’un pas pour Nélie Jacquemart.
En achetant Chaalis, elle prend la tête d’un domaine de 1 000 hectares comprenant un château, les ruines d’une abbaye cistercienne et une dizaine de fermes. Sous ses ordres, une centaine de personnes, qu’elle dirige d’une main de maître : "elle est au courant de tout, c’est stupéfiant, aussitôt qu’on change quelque chose à Chaalis, le moindre réflecteur pour un tableau, la conception d’un piédestal pour une sculpture, on ne peut rien faire sans l’en avertir directement, soit par courrier soit par l'intermédiaire de son secrétaire à Paris. C’est tout à fait bluffant !"
Malgré tout, Nélie sera perp étuellement en décalage. Anti-conformiste sur le plan de la peinture, elle l’est aussi dans ses relations. Elle reçoit des invités à Chaalis, mais oublie leur venue, elle achète des mètres de tissus jaune - couleur peu commune pour l’époque - et se fait faire trois tenues pour les réceptions, la chasse et la vie de tous les jours. "Comme on disait à l’époque, elle était 'chut' et 'vlan' c’est-à-dire qu’elle était à la mode, voire excentrique, et qu’elle est cash comme on dirait de nos jours, elle n’a honte de rien", résume Jean-Marc Vasseur. Dans plusieurs correspondances de l’époque, Nélie est moquée ; lorsque l’on visite la peintre, l’on s’attend à ce qu’elle dérape, à ce qu’elle dise ou fasse "ce qui ne se fait pas habituellement dans la haute société". Car au fil des années, Nélie Jacquemart est restée "naturelle" d’après l’historien.
Un peu trop parfois : "Un jour Nélie fait venir un vétérinaire pour ses chevaux, mais elle est introuvable. On signale au professionnel qu’elle est en fait dans sa baignoire et qu’elle lui demande de monter. Imaginez un peu, la tête du vétérinaire qui découvre Nélie dans l’eau, avec plus ou moins de mousse, selon qui raconte l’histoire." Nélie fait donc l'objet de ragots, mais peut-être en jouait-elle ?
Un femme résolument moderne
Nélie Jacquemart est une femme en avance sur son temps. À grands frais, la nouvelle propriétaire modernise la partie résidentielle de Chaalis. Elle transforme l’ancien moulin des moines en centrale hydro-électrique et alimente les bâtiments en électricité : 400 ampoules au total pour "éclairer ses œuvres et se faire mousser", explique Pierre Fourreau, ingénieur bénévole sur la rénovation de la centrale. "C’était très moderne pour l’époque, les pavillons de provinces qui avaient l’électricité étaient rares. Elle voulait impressionner ses amis de Paris."
Elle ne s’arrête pas là : elle est la première à raccorder le téléphone sur la commune d’Ermenonville, où se situe le domaine de Chaalis. Après l’incendie du Bazar de la Charité à Paris le 4 mai 1897, elle fait installer une pompe à incendie en cas de départ de feu dans le château. Enfin, elle achète une automobile, peu de temps après sa création.
Féministe à titre posthume
Nélie Jacquemart-André meurt à Paris le 15 mai 1912 mais repose dans la chapelle Sainte-Marie de Chaalis. Une demande qu’elle formule dans son testament rédigé le 19 janvier de la même année : "Je serai si heureuse de reposer à Chaalis que j’ai tant aimé, de reposer dans la chapelle de Chaalis." Une dernière volonté respectée par son légataire : l’Institut de France. Un an plus tard, conformément à la demande de Nélie, le musée Jacquemart-André et le domaine de Chaalis ouvrent au public.
Dix ans et une guerre mondiale plus tard, en 1925, l'Institut inaugure le tombeau Mlle Jacquemart en présence de militantes féministes. "C ’est une femme qui veut la promotion des femmes. Ce n’est pas un hasard si à ce moment-là, les comités de femmes font des voyages pour lui rendre hommage" , explique Jean-Marc Vasseur avant de conclure : "Un personnage comme Nélie c’est tout à fait extraordinaire, c’est une personne qui fallait inventer si elle n’existait pas."
Jean-Marc Vasseur et Pierre Curie ont co-écrit sa biographie Nélie Jacquemart, Artiste et collectionneuse de la Belle Époque, au éditions Vendémiaire. La toute première de l’histoire, parue le 12 mai dernier.