Féministe et proche de Montaigne, Marie de Gournay, la philosophe rebelle du 17e siècle

L'histoire du dimanche - Célibataire par choix, engagée pour l'égalité et l'éducation des jeunes filles, philosophe avant-gardiste, Marie de Gournay mérite d'être étudiée pour ses idées largement en avance sur leur temps. Cette amie de Montaigne est pourtant souvent oubliée des livres d'histoire, et a fait l'objet de critiques acerbes en son temps. Retour sur le parcours d'une Picarde hors du commun.

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"Il est étonnant qu'aucun scénariste ne se soit emparé (encore) de l'existence de Marie de Gournay", note Jacques Message dans un article publié en 2004 dans les Annales historiques compiégnoises. Difficile de lui donner tort lorsqu'on étudie l'histoire de cette femme qui n'a pas eu peur de balayer la coutume, de transgresser les conceptions genrées et de garder la tête haute face aux critiques acerbes de ses contemporains. 

Très tôt, celle qui se nomme alors Marie Le Jars détonne dans son siècle. Née à Paris en 1565 dans une famille noble, elle s'installe en Picardie avec sa mère et ses frères et sœurs à l'âge de 13 ans, dans un château à Gournay (aujourd'hui Gournay-sur-Aronde). De sa mère, elle reçoit l'éducation destinée alors aux jeunes filles de son rang. La couture, le catéchisme, tout ce qui fera d'elle une bonne épouse. 

Guidée par l'audace 

Mais Marie a tout d'une ado rebelle — une attitude qu'elle gardera d'ailleurs toute sa vie. "Marie de Gournay, c'est l'audace, la fougue, la révolte", décrit Isabelle Krier, professeure de philosophie et autrice du livre Marie de Gournay, philosophe morale et politique à l'aube du XVIIe siècle. Premier acte de transgression : elle décide de s'instruire. Les filles n'ont pas droit d'apprendre les sciences et les lettres ? Qu'à cela ne tienne, elle sera autodidacte. Les spécialistes supposent que le château de Gournay abritait une bibliothèque bien fournie, grâce à laquelle elle a pu non seulement lire les textes classiques, mais aussi apprendre seule le grec et le latin.

À 18 ans, elle découvre les Essais de Montaigne. "La lecture des Essais, ça la transporte. Je pense que ça lui fait un choc parce qu'elle se reconnaît dans cette pensée", estime Isabelle Krier. À tel point qu'elle souhaite rencontrer le philosophe, ce qu'elle parviendra à faire quelques années plus tard, en 1588, lors d'un voyage à Paris avec sa mère. D'après certaines sources, sa mère l'aurait accompagnée dans la capitale pour lui trouver un mari convenable — chose dont Marie de Gournay n'a que faire, le mariage ne l'intéresse pas. Quel que soit l'objectif officiel de ce séjour à Paris, tout le monde s'accorde sur sa finalité : la jeune femme y a bien rencontré Montaigne.

Cette rencontre en soi est déjà surprenante, car Montaigne est un homme très occupé, malade et éprouvé par son récent séjour en prison.

Il a une ouverture d'esprit extraordinaire : il a déjà plus de 50 ans, elle en a 23. Il est déjà connu partout en Europe. Donc c'est exceptionnel qu'il accepte de rencontrer comme ça une femme, une anonyme.

Isabelle Krier, autrice de Marie de Gournay, philosophe morale et politique à l'aube du XVIIe siècle

Mais l'audace de Marie de Gournay paiera : "Il y a une admiration très vite de la part de Montaigne. Marie de Gournay est quelqu'un de très enthousiaste. Il y a un chapitre où il fait référence à cette 'fille en Picardie' qui, pour témoigner de la loyauté de son engagement, se serait donné des coups de couteau dans le bras pour faire couler le sang et pour échanger le sang. Comme Montaigne est plutôt quelqu'un de la modération, il a dû être un peu affolé de ce phénomène d'enthousiasme au début", s'amuse Isabelle Krier.

Transmettre la pensée de Montaigne, son père spirituel

La magie opère et les deux êtres, si différents sur le papier, lient une amitié très forte. Montaigne parlera d'elle comme sa "fille d'alliance", et lui rendra visite au château de Gournay la même année, pour une durée d'environ trois mois, en deux ou trois voyages. "Ce séjour en Picardie est important, car ils écrivent à quatre mains des ajouts aux Essais. Ils travaillent surtout sur les textes politiques." Une preuve indéniable de la confiance et de l'estime qu'il porte à la jeune femme.

Ils ne se reverront plus jamais, mais continueront vraisemblablement leurs échanges dans une correspondance jamais retrouvée. Leur lien survivra néanmoins bien au-delà de la mort du philosophe en 1592. La veuve de Montaigne confiera à Marie de Gournay la dernière version des Essais, qu'elle aura la lourde tâche de publier. Elle consacrera une grande partie de sa vie à ce travail : au total, elle publiera neuf éditions. Son travail d'éditrice fera l'objet de critiques, et on l'accusera même d'avoir rédigé elle-même un chapitre dans lequel Montaigne fait son éloge — une hypothèse finalement peu crédible.

"C'est en grande partie grâce à l'influence de Gournay que les Essais ont pu être découverts aux XVIIe et XVIIIe siècles et que Montaigne a pu être reconnu comme un auteur essentiel", estime Isabelle Krier dans son livre, rappelant également que l'on doit "à Marie de Gournay la traduction de l'ensemble des citations grecques et latines des Essais".

Une philosophe politique militante

Marie de Gournay ne prendra la plume que bien plus tard. Il faut dire que c'est une femme occupée : en parallèle de ce travail considérable d'édition, elle s'occupe de sa fratrie, orpheline depuis la mort de la mère en 1594. "C'est une gestionnaire économique : elle a dû gérer les biens, ils avaient beaucoup de dettes. Et bien qu'elle ne se soit jamais mariée elle-même, elle marie ses frères et sœurs. C'est un peu le pilier de sa fratrie. Elle peut avoir un côté fougueux et audacieux, mais pour moi, c'est une figure du dévouement. Elle s'est beaucoup occupé des autres avant de se consacrer à son œuvre."

Courageuse et intrépide, Marie, qui vit désormais à Paris, parvient dans le même temps à impressionner les personnages les plus puissants de son époque, comme Henri IV et Marie de Médicis. "Elle est moquée de tous, elle est pauvre, mais Henri IV se moque de ces diffamations et l'accueille", précise Isabelle Krier. C'est d'ailleurs à la mort du roi qu'elle passera un nouveau cap dans sa carrière et écrira ses premiers textes. "On peut ainsi voir dans l'assassinat d'Henri IV un épisode décisif dans le passage de Gournay à l'acte d'écrire. Il apparaît comme l'événement déclencheur de sa mobilisation philosophique", écrit l'autrice.

Elle s'attaque à la société de cour qu'elle considère de plus en plus corrompue, et critique la noblesse qu'elle estime inutile et arrogante. Une pensée qu'elle développera dans de nombreux écrits par la suite, allant même jusqu'à remettre complètement en cause la monarchie absolue (que l'on n'appelle pas encore comme cela à l'époque de Gournay). Elle milite pour un pouvoir moins vertical et pour l'instruction des puissants.

Elle promeut une élite du mérite moral. (...) C'est un projet social. Il faut se remettre dans le contexte de l'époque : elle écrit à Marie de Médicis, à Anne d'Autriche, elle les conseille. Elle s'adresse directement aux puissants du royaume, sans qu'on lui demande.

Isabelle Krier, autrice de "Marie de Gournay, philosophe morale et politique à l'aube du XVIIe siècle"

Dans l'un de ces écrits, où elle donne des conseils à la reine Marie de Médicis en se mettant à la place d'Henri IV, elle écrit que "le bon roi, c'est celui qui sait perdre de sa verticalité, qui descend auprès du peuple pour être dans la sollicitude, c'est un roi pacifique, qui refuse le luxe, qui prône la sobriété. C'est une monarchie modérée qu'elle conseille."

Estimée par le couple royal, critiquée par les courtisans

Ni la confiance que lui portait Montaigne, ni l'estime qu'a pour elle le couple royal ne suffiront à l'épargner des critiques et des moqueries. On l'attaque sur son physique, sur ses choix de vie, sur ses textes. Si elle n'est pas la seule femme de lettres de son temps, ni la seule à faire l'objet de critiques, Marie de Gournay a l'outrecuidance de cocher toutes les cases qui dérangent : célibataire par choix, vivant de sa plume, issue de la noblesse désargentée...

Ses contemporains lui reprochent son érudition (...). Ils fustigent sa soif d'indépendance et sa volonté de consacrer sa vie à l'écriture en optant pour un célibat volontaire. Ils se moquent de ses excentricités, de son atypie et de son anticonformisme.

Isabelle Krier, dans "Marie de Gournay, philosophe morale et politique à l'aube du XVIIe siècle"

"Ceux qui ne la voient pas d'un bon œil, ce sont les courtisans, les nobles, les arrivistes", précise Isabelle Krier. Vous commencez à cerner le personnage : ces critiques n'arrêteront évidemment pas Gournay. Elle continue d'écrire et de déconstruire des conceptions pourtant bien ancrées à l'époque, comme l'inégalité supposée "naturelle" entre les individus. "Elle montre le caractère infondé des hiérarchies parce que pour elle, la naissance, aussi bien genrée que sociale, ça ne veut rien dire."

Une pensée qui traverse les âges

Des prises de position qui ont poussé tous ceux qui l'ont étudiée à la qualifier de féministe. Isabelle Krier utilise aussi ce mot, rappelant néanmoins que "ce terme est anachronique, car on est dans une société de privilèges, pas dans un État de droit, donc les femmes ne peuvent pas revendiquer de droits."

On pourrait presque dire que ces droits qu'elle ne pouvait pas revendiquer, elle les a pris sans demander à personne. "C'est une féministe en actes, une femme qui s'affirme dans sa valeur, sa volonté d'autonomie. C'est la première à s'affirmer comme philosophe", note la professeure de philosophie.

C'est peut-être là une preuve que Gournay est largement en avance sur son temps, dans de nombreux domaines. Plus de 100 ans avant le Contrat social de Rousseau, "elle met le peuple au centre de sa réflexion, c'est complètement nouveau et c'est hyper important". Plus de 150 ans avant Olympe de Gouges, elle écrit un texte intitulé Égalité des hommes et des femmes, dénonçant le mépris des hommes à l'égard des femmes et décrivant l'égalité comme une chose naturelle.

La pensée de cette "fille en Picardie" au destin hors du commun fait même échos aux luttes militantes les plus actuelles. La déconnexion des élites et le mépris du peuple étaient au cœur des revendications des gilets jaunes. Dans les milieux féministes, on parle encore du choix du célibat et du refus de la maternité comme des combats. "Insolite et plutôt isolée en son temps, la pensée de Gournay peut donner le sentiment d'être de tout temps", voilà comment Isabelle Krier conclut d'ailleurs son ouvrage. Pourtant, Marie de Gournay reste encore très peu étudiée en France.

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