Produit phare de la marque Gervais, mondialement connu aujourd'hui, le petit-suisse trouve son origine dans le Pays de Bray entre la Normandie et la Picardie. Si sa fabrication a été conçue en Seine-Maritime, c'est en revanche bien dans l'Oise que la recette a été élaborée.
Contrairement à beaucoup d'idées reçues, le petit-suisse n'est pas suisse. Il n'est pas normand non plus (même si cela se discute encore). Il est bien picard ! C'est en tout cas la conviction profonde de Guillaume Bernardin, conseiller municipal à Villers-sur-Auchy dans l'Oise.
Depuis deux ans, avec son père Lionel, il tente de démêler le vrai du faux et de retrouver la trace des origines du petit-suisse dans sa commune de 389 habitants située à la frontière entre l'Oise et la Seine-Maritime. À partir des archives départementales et des différents documents et photos qu'ils ont pu rassembler, le père et le fils sont parvenus à recoller les morceaux de l'histoire.
La recette élaborée dans la cave d'une ferme familiale
Nous sommes au XIXe siècle, dans le Pays de Bray, entre la Normandie et la Picardie. Sophie-Julie Bourdet, à l'origine de la recette, revient vivre chez ses parents après son divorce en 1836. Ces fermiers, qui habitaient à la ferme du Manet proche de Ferrière-en-Bray en Seine-Maritime, se sont entre-temps installés à Villers-sur-Auchy dans l'Oise, rue Barrat.
C'est ici, dans la ferme familiale, que la jeune femme élabore la recette du petit-suisse avec l'un des domestiques, un vacher originaire de la région de Vaud, en Suisse, où l'on fabrique du fromage frais. Il lui conseille de rajouter de la crème juste avant de cailler le lait afin d'obtenir une pâte. Dans la cave, qui sert de laboratoire, le petit-suisse naît.
Vers 1850, Sophie-Julie, devenue Héroux après un second mariage, décide de vendre ses fromages frais sur les étals de marchés. Les petits-suisses font fureur et attisent vite la curiosité d'un certain Charles Gervais.
Charles Gervais lance la production et livre à Paris
"Il a flairé la bonne opportunité", sourit Guillaume Bernardin qui confirme le lien entre la famille Bourdet et Gervais. "Le fils de Charles Gervais, Jules Charles, était en nourrice chez les Bourdet. Il a pu aussi entendre parler des petits-suisses par Ferdinand Gervais, alors maire de la commune de 1850 à 1854", suppose-t-il.
Commis aux halles de Paris, Charles Gervais décide de quitter la capitale pour s'installer dans la ferme du Manet (l'ancienne maison des Bourdet) et se lance dans la fabrication des petits-suisses. "Dans les documents que l'on a pu retrouver, on constate que le statut de Sophie-Julie Héroux a changé. Elle est passée de fermière à rentière. Cela laisse supposer qu'il y a eu un accord entre elle et Charles Gervais pour exploiter la recette", indique Guillaume Bernardin.
"Très affûté au niveau du marketing et du commerce", comme le décrit le conseiller municipal, Charles Gervais ne perd pas de temps et lance en 1852 sa production à la ferme de l'Estre qui deviendra plus tard l'emplacement de son usine. Pour que cela fonctionne, il pense notamment à développer la commercialisation des petit-suisses dans la capitale. Les fromages frais, sont alors acheminés en calèche jusqu'à Paris, rue du Pont-Neuf. "C'est juste la pâte qui est transportée et les petits-suisses sont moulés et distribués directement à Paris", précise Guillaume Bernardin. Le transport sera par la suite simplifié grâce à la création de la ligne de fret entre Dieppe et la capitale en 1872.
L'entreprise Gervais s'accroît jusqu'à la fusion avec Danone
Vendre à Paris permet à la marque Gervais de rayonner au niveau national. L'entreprise réussit à se développer uniquement grâce à la production de petits-suisses, puis par la suite les carrés frais. Charles Gervais ouvre d'autres entreprises avec son fils Jules Charles. C'est lui d'ailleurs qui reprend l'idée d'entourer le petit-suisse du fameux papier joseph, permettant de garder la fraîcheur du produit. "Auparavant, ils étaient juste placés dans des boîtes que la famille fabriquait également dans l'Oise à partir de bois de peuplier. C'était vraiment du 100% local", indique Guillaume Bernardin.
En 1967, Gervais fusionne avec Danone, aujourd'hui numéro 1 des produits laitiers dans le monde. La première usine de Ferrière-en-Bray en Seine-Maritime existe toujours, mais "la production de petits-suisses est à Le Molay-Littry", précise le conseiller municipal, dont les grands-parents ont fait toute leur carrière chez Danone. D'après lui, l'entreprise préfère éluder les origines picardes du petit-suisse, préférant se référer à l'héritage normand bien plus vendeur. "Des fois, je vois inscrit Villers-sur-Auchy, en Normandie", sourit-il.
Picard ou normand : "le petit-suisse est tout simplement brayon"
Pour valoriser leur commune, Guillaume Bernardin et son père, aimeraient créer un musée à Villers-sur-Auchy à partir des objets de leur collection qu'ils rassemblent depuis deux ans. "C'est finalement connu de très peu de gens, même des personnes qui habitaient dans la rue Barrat ne savait pas que c'était ici qu'avait été créé le petit-suisse", confie le conseiller municipal. D'ailleurs, la ferme des Bourdet existe toujours, et est habitée par de nouveaux propriétaires "qui ont tenu a conserver l'histoire du lieu", précise-t-il.
Quant à cette "petite guerre" pour savoir si le petit-suisse est bien normand ou picard. Guillaume Bernardin aime à dire que : "le petit-suisse est tout simplement brayon, et que peu importe où l'on se trouve, tout le monde le trouve délicieux." Avant de conclure : "mais je prêche quand même que son origine est picarde !"