La mort "héroïque" en 1914 du compositeur Albéric Magnard, musicien engagé et féministe

L'histoire du dimanche - Le 3 septembre 1914, Albéric Magnard meurt dans l'incendie de son manoir à Baron, dans l'Oise. L'arme à la main, il avait tenté de protéger sa propriété contre des soldats allemands.

Si bémol, do, ré... Les premières notes d’orgue s’élèvent sous les voûtes de la chapelle des Invalides à Paris. Le Chant funèbre "comme un profond soupir vers tous nos morts", selon un journaliste de La Libre Parole, accompagne la peine des parents réunis autour des cercueils de leurs fils partis aux champs d’honneur.

Dans l’émotion, personne n’a conscience du double hommage que représente cette musique. Celui d'un compositeur à son père ; celui d’une nation à ce même compositeur : un mois plus tôt, Albéric Magnard est passé de vie à trépas, pistolet à la main.

Nous désirions, René et moi, être réintégrés dans les cadres de l’armée, nous avons fait chou blanc, à Senlis et même à Compiègne

Albéric Magnard, lettre à son ami Emile Cordonnier

Ce 3 septembre 1914, la France est en émoi. La 1re armée du maréchal von Kluck avance inexorablement à travers la Picardie vers la capitale. À Baron dans l’Oise, la plupart des villageois ont déjà fui. Pas Albéric Magnard. Il a éloigné sa femme et ses filles du front. Seul René, son beau-fils, demeure auprès de lui au Manoir des Fontaines.

Ce matin-là, à l’abri des persiennes de sa fenêtre, Magnard travaille sur douze poèmes pour chant et piano. L’activité détourne la peur. La colère aussi, de ne pouvoir combattre sous l’uniforme : "Nous désirions, René et moi, être réintégrés dans les cadres de l’armée, nous avons fait chou blanc, à Senlis et même à Compiègne", écrivait-il, le 1er août à son ami Emile Cordonnier.

À 49 ans, l’ancien sous-lieutenant de réserve est jugé trop vieux. "Deux ans plus tard, il était pris. C’est arrivé à un grand nombre d’intellectuels et de gens chétifs qui n’ont pas été pris en 1914, mais pris en 1915-1916, quand le manque d’homme s’est fait sentir", rappelle Jean-Jacques Langendorf, historien militaire et auteur de la nouvelle de fiction historique Albéric Magnard – 3 septembre 1914 (éditions Le Polémarque).

Magnard qui devait se trouver au premier étage, ouvre une fenêtre et tire. Deux fantassins tombent. Il fallait dès lors que le destin s’accomplît.

Maurice Boucher

René a une envie de poisson pour le déjeuner. Canne à pêche en main, il s’approche de l’îlot de fraîcheur de la demeure, l’étang au bout du jardin, inconscient du drame qui s’annonce : "Soudain une troupe de soldats envahit la terrasse. Le jeune homme revient en hâte. Il est saisi et lié à un arbre. Magnard qui devait se trouver au premier étage, ouvre une fenêtre et tire. Deux fantassins tombent. Il fallait dès lors que le destin s’accomplît...", relate Maurice Boucher, dès 1923 dans une brochure consacrée à la mort du musicien.

A-t-il ouvert le feu ? Sur ce point, Simon-Pierre Pierret, dans une biographie parue en 2001 (éditions Fayard), offre un point de vue différent, évoquant un premier coup de fusil tiré en direction de la maison par un soldat allemand : "Magnard a-t-il cru que René venait d’être tué ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, sa réplique est immédiate".

S'ensuivent des tirs de salves répétés par les soldats. Les Allemands envisagent une rétorsion violente face à ce qu’ils prennent pour une attaque de franc-tireur : "Un fantasme qui remonte à la guerre de 1870. (…) Les Américains l’ont trouvée en Irak, c’est la peur du sniper. La trouille de se trouver au milieu d’une population hostile", explique Jean-Jacques Langendorf.

L’officier supérieur veut raser tout Baron. En l’absence du maire, il se rabat sur le notaire Jules Robert, unique notable disponible. Confronté à un choix impossible, influencé par la défiance que suscite Magnard chez les locaux, cet homme prend la plus tragique des décisions : il "donne" le compositeur à l’occupant ; la destruction du manoir contre le sauvetage du village.

Dans son barillet, cinq balles pour les Allemands, une balle pour lui

À l’aide de grenades, on enflamme des ballots de paille sous la fenêtre de Magnard. En quelques heures, l'élégante demeure est réduite en cendres. Et avec elle, des partitions, disparues à tout jamais.

Toujours attaché à un tilleul, René assiste, horrifié, à l’exécution. Par instinct de survie, il se fait passer pour le fils du jardinier. Sa vie est épargnée.

Avant de laisser partir son épouse Julia pour Paris, Albéric Magnard lui avait affirmé que le revolver contenait cinq balles pour les Allemands et une dernière pour lui. Il lui fit toutefois la promesse de ne pas provoquer l’ennemi.

Retrouvée dans les ruines, l'arme contient six douilles sans balle. Mais cinq seulement sont percutées. La sixième aurait explosé avec la chaleur de l’incendie. Pour Simon-Pierre Perret, sans éliminer définitivement l’éventualité d’un suicide "avec la cinquième balle (…), il est logique d’admettre que Magnard a été blessé mortellement ou tué vers 9h15 par les tirs de salves allemands."

Un des meilleurs musiciens de France, et l’un des plus français par son esprit et par son art.

Journal Le Temps, septembre 1914

Il faudra près de trois semaines pour que la presse fasse écho de la "mort glorieuse" d’Albéric Magnard, "auteur applaudi de Bérénice", victime des "Uhlans", ces cavaliers lanciers servant dans les armées d'Autriche, de Pologne, de Prusse et d'Allemagne.

Pour le journal Le Temps, le compositeur était "un des meilleurs musiciens de France, et l’un des plus français par son esprit et par son art" et sa disparition "est pour la pensée française un deuil aussi sensible que celle de Charles Péguy" (ndlr, tué à Villeroy le 5 septembre 1914).

Un an plus tard, la fin "héroïque" de Magnard inspirera ces alexandrins à Edmond Rostand :

"Celui-là qui, rebelle à toute trahison,

Et préférant la Muse à toute Walkyrie,

A défendu son Art contre la Barbarie,

Devait ainsi mourir défendant sa maison."

Le nom d’Albéric Magnard était pourtant "surtout connu d’un petit nombre de musiciens et d’amateurs de musique", selon Maurice Boucher.

Auteur d’une vingtaine d’œuvres, de quatre symphonies et de trois opéras, il voue une admiration sans borne à Beethoven et Wagner, loin de l’impressionnisme en vogue d’un Debussy ou d’un Ravel : "Magnard, c’est un peu une synthèse entre la musique française et la musique allemande de cette époque-là. Il utilise des formes, la symphonie, la sonate, un peu passées de mode en France. Il ne cherche pas à s’extraire de l’influence de la musique allemande", confirme Pierre Carrive, président de l’association Albéric Magnard.

Et sa musique est assez technique, "peu d’interprètes la jouent", reconnaît Pierre Carrive, qui ajoute que "de son vivant, il n’a pas cherché à se faire aimer. Ce qui lui importait était d’entendre sa musique une fois, si possible dans de bonnes conditions. Et après si sa musique était jouée, tant mieux. Mais il n’en avait pas plus besoin que ça."

Bourgeois rebelle

Et pour cause : Albéric Magnard ne vit pas sous les ponts, il est le fils du célèbre Francis Magnard, rédacteur en chef du Figaro. Peu séduit par les ambitions artistiques du rejeton, il l’embauche. Les lecteurs apprécient sa plume légère, ses critiques musicales caustiques et ses reportages en Amérique latine ou en Palestine pour l’inauguration d’une ligne de chemins de fer entre Jaffa et Jérusalem.

Après le décès de son père en 1894, les nouveaux propriétaires du journal lui bloquent l’accès aux colonnes. Rien de grave : "Il ne faut pas rester comme domestique dans la maison où on a été patron", se moque-t-il dans une lettre à son ami Guy Romartz. Il a alors 29 ans et vient d’hériter d’un confortable patrimoine. Cette liberté financière lui permet de vivre sans entrave sa passion pour la musique.

Mais le caractère entier de cet homme "aux colères soudaines, aux susceptibilités imprévues", selon les mots de Maurice Boucher, n’en font pas un artiste populaire auprès des mondains et des compositeurs. "Il ne fait pas d’efforts pour plaire aux gens. Et même les gens qu’il aime bien quand il parle de leur musique, il n’hésite pas à dire vraiment ce qu’il pense. Comme il le dit à propos de sa propre musique. Il est très lucide sur la musique, la sienne, celle de ses collègues", explique Pierre Carrive de l’association Albéric Magnard.

Son arrière-petite-fille, Milena Vlach-Magnard, confirme : "C’est quelqu’un, qui vit dans ses idéaux à lui et ne fait aucun compromis avec quoi que ce soit et avec personne. Quelqu’un qui reste fidèle à ses idéaux très haut placés."

Dreyfusard et féministe

Proche des socialistes, il fait éditer sa musique par l’imprimerie L’Emancipatrice-impression communiste, mais "il s’est rendu compte qu’en tant que bourgeois, il se faisait exploiter", ironise Pierre Carrive.

Albéric Magnard est un farouche dreyfusard. Le 15 janvier 1898, le jour même de la parution du célèbre J’accuse d’Emile Zola, Magnard lui écrit ces mots puissants : "Bravo, Monsieur, vous êtes un crâne ! En vous, l’homme vaut l’artiste. Votre courage est une consolation pour les esprits indépendants. Il y a donc encore des Français qui préfèrent la justice à leur tranquillité, qui ne tremblent pas à l’idée d’une guerre étrangère, qui ne se sont pas aplatis devant ce sinistre hibou de Drumont et ce vieux polichinelle de Rochefort. Marchez ! Vous n’êtes pas seul. On se fera tuer au besoin". En 1902, il rend un hommage vibrant au combat du capitaine Dreyfus avec son Hymne à la Justice.

L’autre grande cause d’Albéric Magnard est le féminisme. "Dans sa vie personnelle, il participait aux tâches ménagères. Il avait épousé une fille mère, ce qui ne passait pas dans son milieu de grand bourgeois", précise Pierre Carrive. Il défendait ardemment le droit de vote des femmes.

Une conviction que le temps n’altérera jamais. Pour preuve, quelques mois avant sa mort, Magnard confie la première représentation de sa Quatrième symphonie à l’Orchestre de l’Union des femmes, professeurs et compositeurs.

"Il pensait que les femmes devaient participer au pouvoir et c’est ce qui sauverait l’humanité. D’ailleurs, dans le paradis de Guercœur [ndlr, le héros de son opéra éponyme meurt et monte au paradis], il n’y a que des femmes", rappelle avec fierté Milena Vlach-Magnard, qui souligne l'anachronisme de son aïeul : "Il est complètement en décalage avec son temps. D’ailleurs il le dit : je voudrais passer ma trentième année au trentième siècle".

Bourgeois/réformateur, misanthrope/fidèle en amitié, conservateur en musique/libéral dans sa vie, Albéric Magnard est inclassable, mystérieux. Pour Milena Vlach-Magnard, une part de sa vérité se cache dans Guercœur, cet opéra en trois actes, trop riche de décors, trop complexe à mettre en scène, refusé par tous les directeurs de théâtre du vivant de Magnard : "C'est un opéra philosophico-politique et c’est très rare. Pour moi, c’est presque un opéra autobiographique".

Le public pourra bientôt tenter de percer les secrets d'Albéric Magnard à l'occasion de deux événements :

  • un concert-lecture intitulé Albéric Magnard, mots et musique d’un idéaliste, le 16 avril à l'Opéra national du Rhin à Strasbourg, avec Milena Vlach (lecture), Judith Ingolfsson (violon) et Vladimir Stoupel (piano) ;
  • Guercœur mis en scène par l'Opéra national du Rhin à Mulhouse et Strasbourg du 28 avril au 28 mai.
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