"Pourquoi se donner la mort ? Comment des parents peuvent tuer leur enfant ?" : le difficile rôle des cellules d’écoute dans l’Éducation nationale

Régulièrement, des établissements scolaires sont confrontés au pire : des suicides, des décès brutaux... Des cellules d’écoute et de soutien psychologique sont alors immédiatement déployées. Leur fonctionnement n’est pas très connu, car la discrétion est essentielle, mais ses membres affichent tous la satisfaction de se savoir utiles.

Le numéro est précieusement enregistré dans leur répertoire, et quand il s’affiche, les membres des cellules d’écoute et de soutien psychologique savent qu’ils doivent décrocher. C’est l’un des engagements qu’ils prennent en acceptant d’en faire partie.

"Il faut tout arrêter, on le sait. On récupère le travail à un autre moment, explique Hervé Prot-Charles, principal du collège Jacques-Yves Cousteau, à Breuil le Vert, dans l’Oise et membre de cette cellule depuis plus de dix ans. Quand on m’appelle, j’arrête l’ordi, je dis à mes collègues que je m’en vais, et c’est tout."

Ces bénévoles sont conseillers principaux d’éducation, chefs d’établissement, infirmiers, assistants sociaux et psychologues. Ils sont appelés dans leur département dès lors qu’une cellule est enclenchée. "Les raisons sont diverses, explique Yohanna Lefebvre, infirmière conseillère technique auprès du recteur de l’académie d’Amiens. On peut intervenir quand il y a eu un suicide d’élève ou d’enseignant ou quand il s’agit d’une tentative de suicide qui a eu lieu au sein de l’établissement." Violences sexuelles, accidents, décès brutaux ou liés à des maladies chroniques sont autant de raisons de mettre en place une cellule d’écoute.

Et ces situations difficiles arrivent fréquemment. En 2021/2022, 48 cellules ont été déployées dans l’académie d’Amiens. Le nombre de personnes qui se sont entretenus avec les membres de la cellule n’est pas anodin : 1 507 élèves et 308 adultes.

Un fonctionnement pensé en amont

Lorsqu’un événement traumatique survient, les responsables d’établissements savent qu’ils peuvent espérer une réponse rapide dès lors que la cellule interne de l’établissement ne suffit plus. En cas de besoin, les directeurs d’école via l’inspecteur de circonscription et les chefs d’établissement peuvent solliciter les directeurs académiques des services de l'Éducation nationale. Les conseillers techniques sont alors sollicités pour donner leur avis. Très souvent, la cellule est déployée.

Généralement, elle ne dure qu’une journée. Les bénévoles n’ont pas vocation à prodiguer des soins. Ils doivent permettre un temps de parole, aider l’établissement quand le fonctionnement est perturbé. "Pour moi, c’est vraiment aider les autres à passer cette étape émotionnelle. S’ils arrivent à mettre des mots, derrière, on peut passer la main, estime Franck Tourneux, proviseur du lycée Jean de La Fontaine, à Château-Thierry et membre de ces cellules depuis 5 ans. On intervient dans l’urgence, ça permet d’identifier les personnes les plus impactées. Après, heureusement, il y a des professionnels."

Identifier les élèves et les adultes les plus en souffrance afin de les orienter vers des professionnels est l’une des priorités des membres de ces cellules. Les parents d’élèves peuvent ainsi être prévenus, sensibilisés aux signes qui peuvent subvenir quelques jours après et qu’il faut prendre en considération. 

L’enfant peut être amené à faire des cauchemars, à ne plus parler ou à ne parler que de l’événement, à pleurer très facilement, tout ça on l’explique aux enfants qui viennent parler, et aux parents. On laisse des mots. Et pour les élèves repérés en souffrance, on appelle les parents et on communique directement.

Yohanna Lefebvre

Infirmière conseillère technique

"Tout doit être bien fléché, détaille l’infirmière conseillère technique. Un guide existe pour savoir ce qu’il faut faire en attendant la cellule et à son arrivée. Ça peut paraitre anodin, mais il faut penser à tout comme avoir une petite collation. Quand les gens subissent un choc, ils se mettent en hypoglycémie."

Il faut aussi bien mesurer l’ampleur du drame. "Quand on se rend compte que c’est un événement particulièrement important, avec un retentissement fort, on peut mettre en place plusieurs binômes. C’est ce qui s’est passé cette semaine", explique Myriam Druet, infirmière conseillère technique dans l’Aisne, qui a eu à gérer le drame survenu à Charly-sur-Marne dans la nuit du 5 au 6 février 2023.

"Les coordinatrices sont au point. Le système fonctionne. C’est important que ce soit huilé et qu’il n’y ait pas de questions à se poser", estime Hervé Prot-Charles. Car aucune cellule ne se ressemble et la tâche est ardue.

Trouver les mots

"C’est plus simple quand on a connaissance de la situation la veille au soir, mais ça on ne choisit pas", raconte Yohanna Lefebvre, qui a elle-même fait l’expérience du terrain avant de devenir conseillère technique.

L’annonce, le questionnement des jeunes. Des moments délicats. Les membres de la cellule ne sont pas censés livrer d’information sur la manière dont une personne s’est suicidée par exemple. Pourtant, les questions sont là. Alors il faut apprendre à ne pas rentrer dans les détails, sans mentir. Apprendre aussi à savoir réagir face à des enfants mutiques.

"Le plus difficile, c’est : mais pourquoi on veut se donner la mort ? Mais comment des parents peuvent tuer leur enfant ?", estime Yohanna Lefebvre.

"Pour moi, le plus compliqué c’est évoquer la mort avec des enfants petits. (…) Ils ont de belles paroles, c’est très touchant. Il faut les entendre, mais ne pas s’attendrir. Avec les petits, c’est difficile", raconte Hervé Prot-Charles, qui n’a pas oublié le "jardin en couleurs" dans lequel est partie une directrice d’école selon un enfant.

Sans parler de la prise de contact avec des parents dans la douleur. Acceptent-ils de fournir une photo pour la classe ? Que des enfants viennent aux obsèques ? Organiser une cérémonie dans l’école ? Oui, c’est possible, c’est même souhaitable, mais il faut associer les élèves.

Les bénévoles doivent aussi apprendre à adapter leur discours en fonction de l’âge. La situation ne se gère pas de la même manière dès lors que les enfants ont compris que la mort est un processus irréversible. "Les tout-petits, c’est plus compliqué par rapport à l’investissement personnel, mais l’enfant de maternelle ne ressent pas la même chose qu’un adolescent par rapport à la mort, commente Myriam Druet. Chez les petits, on aura plus tendance à les faire dessiner, à faire des activités manuelles, alors qu’avec un adolescent, on va réaliser un entretien individuel dans lequel il va pouvoir verbaliser, exprimer son ressenti pour l’aider à avancer et soulager cette souffrance."

L'envie d'aider à son tour

Comment a-t-on envie de se confronter à ces situations toutes plus difficiles les unes que les autres ? Souvent, les volontaires ont de l'expérience dans leur métier. Pour beaucoup, ils ont aussi été confrontés à un événement traumatique. Certains ont reçu de l’aide et veulent rendre la pareille, d’autres, au contraire, n’ont pas eu l’accompagnement qu’ils auraient souhaité.

C’est le cas d’Hervé Prot-Charles. Ancien conseiller principal d’éducation, il a participé à la mise en place d’un point d’écoute dans un lycée. "On s’est rendu compte de la nécessité pour les élèves de trouver un espace de parole quand un problème important survient. En 2003, un élève s’est suicidé. On a fait ce qu’on a pu avec l’infirmière. Il n’y a pas eu de cellule à ce moment-là. Quelques années plus tard, j’ai répondu à l’appel à candidatures pour la cellule d’écoute départementale."

Alors quand, à son tour, en tant que chef d’établissement, Hervé Prot-Charles a dû faire face à un suicide d’un jeune assistant d’éducation, il n’a pas hésité à faire appel à la cellule. "Là, je parle en tant que chef d’établissement, c’est très bien que ça existe. Ils prennent en charge l’écoute qu’on n’arrive plus à faire quand ça se passe dans nos murs."

Proviseur au lycée Jean de La Fontaine à Château-Thierry, Franck Tourneux s’est lui aussi intéressé de plus près à ces cellules après un terrible drame. Le 28 mai 2018, Tom, 9 ans, est assassiné à Hérie-la-Vieville, dans l’Aisne. Son corps est retrouvé au fond du jardin d’une maison abandonnée. "Cela avait très fortement impacté la communauté éducative, se souvient Franck Tourneux. À l’époque, j’étais directeur de communication de l’inspecteur d’académie de l’Aisne et je me suis rendu compte que le désamorçage était primordial pour ne pas que les gens restent bloqués…"

Deux jours de formation, mais surtout des qualités

Cette écoute que tous jugent primordiale suppose d’abord de se former. Deux jours très denses. Certains des membres ont une formation dans le domaine du médical ou du social, mais d’autres doivent s’approprier rapidement les notions de traumatisme et de stress post-traumatique. "On fait toujours intervenir le responsable régional des cellules médico-psychologiques qui sont déployées par le SAMU. (…) On évoque aussi les différentes étapes du deuil, des techniques d’entretien, le développement psycho-affectif de l’enfant…", détaille Yohanna Lefebvre qui participe à l’organisation de ces formations. Et d’ajouter : "C’est sûr, cela peut paraître court mais par ailleurs, nous avons la formation continue et également des stages de sensibilisation au traumatisme, aux infanticides dans notre plan de formation."

Dans ces cellules, les bénévoles interviennent souvent à deux. Et les organisateurs s’efforcent d’associer des profils complémentaires, un médico-social et un plutôt formé à la pédagogie. "Généralement, on commence avec quelqu’un qui a déjà fait ça. Dans mon cas, ça a aidé, ça équilibrait", se souvient Hervé Prot-Charles.

Et puis, pour les infirmières de métier, la tâche parait moins compliquée. "En étant infirmière scolaire, on est déjà très sensibilisé à la souffrance psychique, c’est le cœur même de notre métier, estime Myriam Druet, qui a fait partie de ces cellules avant de devenir conseillère technique. Des entretiens pour souffrance psychique chez l’enfant, on en mène régulièrement."

Ceux qui composent les binômes sont également très attentifs au profil de ceux qu’ils envoient sur le terrain : "On évitera de solliciter une maman de jeunes enfants quand des jeunes enfants sont impliqués par exemple, raconte Myriam Druet. On fait une présélection en fonction des événements que les personnes ont pu rencontrer dans leur vie. Il arrive aussi qu’un membre nous dise qu’il n’est pas en capacité d’être efficace et préfère être en retrait quelque temps."

Ceux qui n’ont pas un métier en lien avec la santé n’avouent pas pour autant se sentir en difficulté car ils estiment que les qualités humaines sont les plus importantes. "L’empathie est primordiale", estime Franck Tourneux. Et la formation est super importante ensuite, parce qu’elle fait du lien entre nos qualités humaines et la façon dont on peut les mettre à profit."

"J'avais juste envie de la prendre dans mes bras"

Mais pour être efficace, il faut savoir se préserver et se mettre à distance. Un entretien téléphonique suit toujours l’intervention, un nécessaire débriefing. Des consultations gratuites avec un psychologue sont aussi possibles. Car certaines interventions bousculent plus que d’autres. Franck Tourneux par exemple se souvient d’une personne en difficulté après un décès brutal qui l’a particulièrement marqué. "Humainement, je sentais la détresse, j’avais juste envie de la rassurer, de la prendre dans mes bras. (…) J’ai rappelé le chef d’établissement une semaine après pour savoir comment ça allait."

Lui reconnaît avoir le besoin de parler avec sa femme ensuite : "pas besoin de raconter les faits, juste mon ressenti émotionnel, ce que j’ai ressenti par rapport à la détresse de cette personne."

Il avoue gérer le quotidien différemment depuis. Pas sans émotions, mais avec la capacité de les identifier rapidement pour ne pas se laisser submerger. Grâce à cela, il a acquis de nouveaux automatismes en termes de gestion, de mesures à prendre.

Tous affichent leur fierté de créer un espace où les choses peuvent se dire, un moment suspendu. "On est requestionnés à chaque fois. Ce n’est jamais deux fois pareil. (…) Ça m’apporte de l’empathie. C’est tout à fait désintéressé, ce n’est pas payé. C’est juste pour servir les autres. (…) C’est une belle expérience humaine", conclut Hervé Prot-Charles. 

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