Sabrina et Mathieu ont reconstruit leurs vies après dix ans d'addiction au crack. Ils racontent aujourd'hui ces années fragmentées entre l'enfer de la drogue et la bataille pour récupérer la garde de leur fils.
Sur le canapé de leur salon, Sabrina et Mathieu ont l'air d'un couple ordinaire, qui se taquine et se coupe la parole pour raconter à deux voix une histoire commune.
Mais à mesure qu'ils la dévoilent, cette histoire se révèle de plus en plus glaçante. Car le couple a passé dix ans dans la spirale destructrice du crack et de la rue. Sobres depuis des années, ils témoignent aujourd'hui pour montrer qu'il est possible de s'en sortir.
De l'amour à l'héroïne
Tout commence par une belle rencontre. La première fois que Sabrina voit Mathieu, il a 14 ans, elle, 25 ans, elle est amie avec ses grands frères et sœurs. "Au fil du temps, il a grandi", résume pudiquement Sabrina. Leur attachement se transforme en attirance et leur histoire commence alors que Mathieu entre dans l'âge adulte.
Sabrina est en instance de divorce. Un soir après une fête, ils se rapprochent. Seulement, Mathieu consomme déjà de l'héroïne. "C’était vraiment festif au début, le weekend avec copains, puis ensuite, tu deviens dépendant. Au bout de deux semaines, tu te dis 'je suis pas bien', tu vas voir le dealer, se souvient Mathieu. Après, tu commences à consommer tout doucement."
Je me suis fait prendre au piège. Au bout de cinq jours, mon corps était déjà malade.
SabrinaAncienne consommatrice de crack
C'est un peu plus d'un an après le début de leur relation que Sabrina bascule à son tour dans l'addiction. Elle vient de donner naissance à leur fils, en 2009. Le couple réside chez la mère de Mathieu à Saint-Just-en-Chaussée (Oise) et Sabrina l'emmène régulièrement se fournir au quartier Saint-Jean de Beauvais.
"Il me faisait conduire sans permis pour aller chercher ses doses, au bout d’un an, j’en ai eu marre, car le budget ne partait que dans ça ou dans les voitures. Je me suis dit 'pourquoi pas, si je lui pique un peu de son truc, il va peut-être finir par arrêter'. Au final, je me suis fait prendre au piège. Au bout de cinq jours, mon corps était déjà malade."
À Beauvais, ils rencontrent un autre couple qui consomme de l'héroïne. Sabrina et Mathieu n'ont pas de carte vitale et n'arrivent pas à bénéficier d'un programme de sevrage à Beauvais. Le couple leur conseille d'aller à Paris, gare du nord, où un bus propose des traitements à la méthadone, un substitut de l'héroïne utilisé pour le sevrage, sans demander la présentation d'une couverture sociale. Ils se rendent à Paris tous les jours pour suivre le traitement.
"Le commencement de l'enfer"
"Comme on avait un enfant et qu’au bus, ce n’est pas la place d’un enfant, ils nous ont orienté vers le centre Horizon qui est fait pour parents et enfants, détaille Sabrina. On a fait la connaissance d’un couple qui prenait du crack, on ne le savait pas. Ils nous ont proposé d’aller prendre un café chez eux pour que nos enfants jouent ensemble, car ils avaient aussi une petite fille. Quand on est arrivés là-bas, ils nous ont fait goûter ce qu’on appelle le caillou, le crack. Là, c’est le commencement de l’enfer."
Le crack, c'est un dérivé de la cocaïne qu'il est possible de fumer. La poudre est mélangée, le plus souvent à de l'ammoniac, puis chauffée avec d'autres produits qui servent à la couper, elle devient solide. Le produit est vendu beaucoup moins cher que la cocaïne, il est extrêmement addictif. D'après l'observatoire français des drogues et tendances addictives, le nombre de consommateurs de crack en France a presque été multiplié par quatre entre 2010 et 2019 : il est estimé à plus de 40 000 usagers.
On y retournait, c’était plus fort que nous, on consommait et c’était reparti pour quatre, cinq jours sans dormir.
MathieuAncien consommateur de crack
Au fur et à mesure, Sabrina et Mathieu rentrent de moins en moins souvent dans l'Oise. Ils n'ont plus d'adresse donc plus de RSA. Ils restent à Paris pour prendre du crack. "Au bout de deux, trois jours, ton corps ne tient plus, t’es fatigué. Donc tu dors, tu te réveilles au bout de deux, trois jours. Tu émerges et là, ton cerveau prend conscience", explique sobrement Mathieu.
Des mots simples qui révèlent une descente abyssale. "Tu fonds en larmes, tu déprimes, t’es pas bien. Tu te dis 'c’est quoi ce délire, où nous amène le produit ?' ajoute le jeune homme. T’as plus de forces, vu que tu es resté à dormir trois jours, il faut que tu te lèves, que tu ailles manger. Et puis il y a aussi la méthadone, on ne la prenait pas pendant deux, trois jours, ce n'est pas bien. Donc, on y retournait, c’était plus fort que nous, on consommait et c’était reparti pour quatre, cinq jours sans dormir."
"On continuait à consommer de la méthadone, car il faut savoir que ça n’a rien à voir avec le crack, souligne Sabrina. Le crack, il n’y a pas de traitement de substitution."
"Ma journée, c’était faire la manche dans la gare du nord, dès que tu t’es fait 14 €, tu vas chercher ton caillou, rebondit Mathieu. Tu te soignes le matin, mais la nuit, c'est l’enfer. La nuit, à Paris, c’est une catastrophe, surtout le dimanche."
"Je ne le souhaite à personne, ce qui m’est arrivé"
Vers 2011, suite à une arrestation, Mathieu entame un sevrage à l'hôpital. Sabrina est mise à l'abri dans un appartement avec leur fils et arrête de consommer du crack. Mais suite à un signalement, le couple perd la garde de l'enfant. "Donc on est repartis dans la drogue de plus belle. Pour sept ans", constate Sabrina.
C'est finalement en 2018 qu'ils réussissent à tourner la page. À quelques mois d'intervalle, tous deux sont hospitalisés pour des problèmes cardiaques. "Quand on se fait opérer du cœur, on réfléchit à deux fois avant de refaire n’importe quoi. Tu prends conscience, petit à petit, que tu as un enfant placé, qu’il faut se battre, explique Mathieu. Avec le recul, maintenant que cinq ans sont passés, je me dis que c’était le début d’une petite victoire. Quand on est sortis de l’hôpital, c’était un début. C’était peut-être un mal pour un bien."
Restent les séquelles de ces années terribles. "Ça m’a beaucoup esquinté. Avec mes trois AVC, j’ai perdu la vue à droite. Tous les jours, prendre un médicament parce que t’as un truc au cœur, psychologiquement, c’est difficile. Les cachets, ça n'a jamais été mon truc. Je ne le souhaite à personne, ce qui m’est arrivé", confie Mathieu.
Quand elle prenait du crack, Sabrina pesait 35 kilos et avait les pieds très abimés. Elle a été opérée du poumon, en plus du cœur. Aujourd'hui, elle a retrouvé un poids normal, mais a besoin d'une bouteille d'oxygène pour respirer. "Ça dégrade, esthétiquement, regrette-t-elle. J’ai une pneumopathie. Mon pneumologue m’a dit que c'était à cause du crack. Au cœur, j’ai une valve aortique qu’il a fallu remplacer. La tête aussi, la mémoire, parfois, j'ai des oublis."
Après le crack
Remonter la pente n'a pas été simple. Il a fallu chercher un hébergement, d'abord dans la famille, puis cet appartement à Montdidier. Retrouver une existence administrative. Et enfin, entamer la longue bataille pour la garde de leur fils. Il est revenu vivre avec eux le 17 juillet 2023. La même année, Sabrina et Mathieu se sont mariés.
S'ils tiennent aujourd'hui à raconter leur histoire, c'est "pour montrer que rien n’est perdu, même si des fois, on peut être au fond du trou. Je n’aurais jamais pensé m’en sortir, je croyais que c’était fini, souffle Sabrina. Mais en fait non, avec la force et l’amour pour mes enfants, j’ai pu m’en sortir."
Je revis les moments quand j’écris, des fois, ça fait mal.
SabrinaAncienne consommatrice de crack
Cela fait cinq ans qu'ils n'ont pas touché au crack. Mathieu a trouvé un travail stable après de nombreux petits boulots. Il fait du sport avec son frère et attend l'été avec impatience pour retourner à la pêche. Il rêve désormais de passer son permis de conduire pour acheter un camping-car et passer des moments en pleine nature avec celle qu'il appelle tendrement "ma femme".
Sabrina ne pourra plus occuper d'emploi en raison de sa santé. Depuis deux ans, elle travaille à écrire un livre pour raconter leur vie à la rue. "C’est difficile, car je revis les moments quand j’écris, des fois, ça fait mal" reconnaît-elle. Mais elle souligne qu'ils ont construit "une vie dont on a toujours rêvé. Une belle vie." Une vie ordinaire après ces années d'enfer.
Avec Gaëlle Fauquembergue / FTV