En France, les tombes de 300 000 soldats de la première guerre mondiale qui n'ont pas été inhumés dans des cimetières militaires tombent en désuétude. Dans le Pas-de-Calais, le Souvenir Français répertorie les poilus qui reposent dans des caveaux familiaux pour ne pas les oublier.
Le temps fait son oeuvre. Les soubassements s'effondrent. La mousse recouvre la stèle. La croix de pierre se lézarde dangereusement. La rouille ronge les chaînes qui entourent le caveau. Les inscriptions gravées s'effacent. Et la photo du poilu, Georges Capron, s'est décollée. Elle gît tristement au milieu des morceaux d'un vase brisé.
Elle est pourtant émouvante cette photo. Un écusson émaillé en noir et blanc. Georges y arbore fièrement sa croix de guerre, épinglée sur son uniforme du 233ème Régiment d'Infanterie. Un trentenaire aux yeux rieurs. Une bonne bouille. Un gars du Pas de Calais mort pour la France en 1916, enterré avec sa famille dans le cimetière communal d'Arras, et que l'oubli tue une seconde fois.
Hélas, un siècle plus tard, des familles ont déménagé ou disparu, les générations suivantes ont perdu la mémoire des ancêtres et les sépultures n'ont plus été entretenues. Elles sont "en état manifeste d'abandon", menacée d'être détruites. Et les ossements qu'elles renferment transférés dans un ossuaire ou une fosse commune.
Il y a des mairies qui ne jouent pas le jeu
"Ce n'est pas possible de laisser faire ça, s'indigne Alain Degorgue, le Délégué Général pour le Pas de Calais du Souvenir Français. Dans les cimetières et nécropoles militaires, les sépultures des soldats de 14-18 sont soigneusement entretenues. Encore aujourd'hui, quand les restes d'un poilu sont découverts, dans un champ ou lors d'un chantier, ils sont mis en terre avec tous les honneurs. Et ceux qui reposent dans les cimetières communaux devraient disparaître ? Non ! C'est indigne. D'autant plus que les commémorations du Centenaire de 14-18 ont montré l'immense attachement des français pour cette période douloureuse de notre histoire. Ces combattants, ils sont notre famille."Le Souvenir Français se lance donc dans une vaste opération pour répertorier, sur tout le territoire, les poilus qui reposent dans des caveaux familiaux. L'association - créée en 1887 pour entretenir les tombes et la mémoires des combattants - entend inciter les communes à rénover les tombes abandonnées, ou reprendre éventuellement à son propre compte le coût de leur entretien. "C'est compliqué, explique Xavier Deneuville, le président du Souvenir Français pour la région d'Arras. Il y a des mairies qui ne jouent pas le jeu. Elles ont besoin de place dans leur cimetière et elles veulent récupérer les emplacements des sépultures tombées en déshérence. Et peu importe si ce sont celles d'anciens combattants. La loi est de leur côté.""Et ceux qui reposent dans les cimetières communaux devraient disparaître ? Non ! C'est indigne. D'autant plus que les commémorations du Centenaire de 14-18 ont montré l'immense attachement des français pour cette période douloureuse de notre histoire. Ces combattants, ils sont notre famille."
La loi, elle protège peu les sépultures des soldats. La concession d'un "Mort pour la France" ne peut être reprise avant une période de 50 ans, autrement dit un délai largement dépassé pour un poilu mort en 14-18. La notion d' "état manifeste d'abandon" est floue : un peu de mousse et une végétation envahissante peuvent permettre à un maire de récupérer un emplacement. Quant aux concessions funéraires "perpétuelles", elles n'existent plus en France depuis 1996. Chaque mort est aujourd'hui un "locataire" dont les descendants doivent pouvoir reconduire le bail avec le propriétaire : la commune. Sinon, c'est l'expropriation.
Verdun et La Somme
Peut-on imaginer "exproprier" un jour le malheureux soldat Capron ? Car il en a bavé ce réserviste de la classe 1905 (il est né en avril 1885 à Arras) qui part à la guerre alors qu'il a déjà 29 ans, avec son régiment, le 233ème, basé dans sa ville natale.Son baptême du feu ne traîne pas. Dès l'été 14, sur la Meuse, à Dinant, en Belgique, les arrageois se retrouvent sur l'axe principal de l'invasion allemande, en route pour la France. Les combats sont durs. Deux ans plus tard, ils ont la malchance d'être basés à Verdun pour effectuer de simples travaux de défense, lorsque l'ennemi, le 21 février, lance "la mère des batailles" ; le 233ème réussit à tenir le secteur de l'Herbebois pendant deux jours, sous un bombardement d'une intensité encore inédite dans l'Histoire, avant de finalement battre en retraite. Les pertes sont considérables. Le lieutenant-Colonel Hepp, commandant du régiment, y perdra une jambe.
Pas de répit pour le soldat Capron. Après Verdun... La Somme. Le 4 septembre 1916, l'armée française multiplie les coups de boutoir pour harceler les lignes allemandes, au nord et à l'est de Rosières-en-Santerre, à Deniécourt, Vermandovillers, Soyecourt et Chilly. Georges, simple troufion, est gravement blessé. Il est ramené vers l'arrière à Rosières où il ne peut être sauvé. Il seront ainsi près d'un million de soldats à laisser leur vie, sur ce front de La Somme, pour au final permettre une avancée d'une douzaine de kilomètres.
Un autre soldat, tué lui aussi en 1916, de son nom Bertrand (le prénom est pratiquement effacé) repose aux côtés de Georges Capron. On imagine que son épouse, Armeline Bertrand, soeur de Georges, durement touchée par ce double deuil, avait souhaité réunir près d'elle son mari et son frère défunts. Armeline meurt en 1956. Une dernière inhumation a lieu dans le caveau familial en 1964. Et après la mort des derniers proches, la sépulture des Bertrand-Capron tombe lentement en déshérence. Elle n'est pas la seule.
On leur doit tant...
Etre abandonné, c'est toute l'histoire de Georges Guyard. Il est canonnier-conducteur - c'est à dire celui qui s'occupe de soigner les chevaux de l'attelage, ici un canon de 75 - au sein du 11ème Régiment d'Artillerie de Campagne. En mai 1915, il arrive de l'Aisne pour prendre position en Artois et participer à l'attaque générale des français à Thélus, sur l'axe Arras-Lille.Ce lorrain de 23 ans, originaire de Bar-le-Duc, est gravement blessé par un obus allemand et ramené à Achicourt, village voisin d'Arras, le 25 mai 1915. Et comme sa batterie doit impérativement faire mouvement le jour même, dans l'urgence, ses camarades le laissent aux bons soins des habitants. Ce sont eux qui se cotiseront pour offrir une sépulture (en se trompant sur son année de naissance...) à ce jeune soldat qu'ils ne connaissent pas ; et qui finalement ne peut être sauvé. Enterré loin de chez lui. Loin de ses frères d'arme. Après la guerre, tout le monde oubliera Georges Guyard. Sa soeur, son unique parente, ne fera jamais le déplacement à Achicourt. Il n'y aura aucun descendant connu.
Cette histoire, elle a beaucoup ému Jean-Marie Cathelain, un habitant d'Achicourt, membre du Souvenir Français. L'an passé, il a rénové la tombe de Georges Guyard. La sépulture, une simple dalle, a été recimentée et repeinte. Les inscriptions rendues à nouveau visibles. "On ne peut pas abandonner les tombes de ces soldats morts pour la France, dit-il. On leur doit tant. Et si les tombes sont trop abîmées, il existe des solutions. Dans le cimetière communal d'Ecoivres, non loin d'ici, un carré militaire vient d'être créé pour accueillir dignement ces jeunes hommes tués sur notre sol."
Un geste tout simple, pourtant, permettrait de remettre en place le portrait de Georges Capron. Sans attendre.