"Couleur du néant comme de l'infini, de la crasse comme du luxe absolu" : le noir, habité de contradictions et défi pour les artistes, est au centre d'une exposition exceptionnelle qui s'ouvre mercredi au Louvre-Lens, pensée comme un hommage au passé minier de ce "territoire de charbon".
Ancrée dans l'esprit du musée, l'idée avait germé dès 2016 "en observant les terrils jumeaux, deux triangles noirs parfaits qui marquent l'horizon lensois, et renvoient aux mines, veines de charbon circulant toujours à quelques centaines de mètres sous nos pieds", raconte Marie Lavandier, directrice de cette antenne du Louvre.
Mais l'exposition, initialement prévue du 25 mars au 13 juillet, a dû être "confinée en plein accrochage" en raison du Covid-19. Certains prêts étrangers n'étant jamais arrivés, "il a fallu remodeler, trouver des alternatives, appeler à la solidarité des musées", confie la directrice, stupéfaite d'avoir réussi à prolonger l'ensemble des prêts de six mois.
"Aujourd'hui, "Soleils noirs" propose enfin au visiteur sa promenade sensorielle, poétique" à travers 180 chefs-d'oeuvres croisant époques et disciplines et faisant appel "aux grands maîtres du noir que sont Courbet, Manet ou Soulages, comme à des artistes qui, un jour, ont fait à partir du noir une oeuvre majeure", détaille-t-elle.
Thématique et accessible, le parcours "part de l'expérience familière qu'on a tous du noir", de la nuit, "pour emmener le visiteur vers cette couleur en tant que matière plastique", explorant au passage "toutes les symboliques" de la tonalité, allant de la mort à la puissance ou à la résurrection.
Peinture, mode, arts décoratifs et installations se mêlent pour incarner ce noir tour à tour "fascinant, effrayant ou éblouissant", synonyme d'absence de lumière comme d'addition de couleurs, et parfois projeté par un éclair cru.
Dans l'Antiquité, il était désigné par deux adjectifs : ater, désignant le noir mat, sale et niger, le noir brillant, lumineux, d'où l'oxymore "Soleils noirs"", sourit la directrice.
Pétrole, charbon et fumées
Le visiteur est d'abord immergé dans le noir, invité à faire appel à ses souvenirs et émotions. Il découvre comment, dès le XVe siècle puis sous l'influence du romantisme, des artistes s'emparent de la nuit pour sublimer un paysage ou effacer les perspectives. "Irruption de l'obscurité en plein jour", les orages, tempêtes ou étendues d'eau noire, révèlent le caractère menaçant d'un noir "opaque, mystérieux", comme dans le "Ruisseau du Puits noir" de Gustave Courbet.
Contre-jours, éclipses, silhouettes et ombres démesurées interrogent ensuite le visiteur sur sa perception du monde. Il découvre également les mille symboliques du noir, souvent contradictoires. "En Egypte antique, le noir était positif, associé aux terres fertiles, à la régénérescence alors que, dans d'autres cultures, il est lié aux enfers, à la mort, à l'occulte et aux superstitions", explique Luc Piralla, commissaire de l'exposition.
Les araignées d'Odilon Redon, un monochrome composé de cadavres de mouches de Damien Hirst ou une gravure de Delacroix représentant des sorcières font alors face à des figures christiques ou Vierges noires empreintes d'espoir. Porté sur soi, "le noir est longtemps synonyme de saleté, de péché" en Occident, avant de devenir à la fin du Moyen-Age "une couleur princière", observe M. Piralla.
Couleur du deuil, "il est aussi modèle d'élégance" au XXe, poursuit Marie Lavandier, montrant des "taffetas et dentelles" peints par Edouard Manet ou cousus par Jeanne Lanvin.
Le noir industriel "du charbon, du pétrole ou des fumées envahissant la ville" s'impose lui dans une salle immaculée où le "Tas de charbon" de Bernar Venet, fait de deux tonnes de matière déversée au sol, fait écho au passé du bassin minier, souligne la commissaire Juliette Guépratte.
"Cette nouvelle strate du paysage" inspirera notamment César ou Arman. Les "gueules noires" des mineurs et autres témoignages de la misère sociale se lisent dans plusieurs tableaux et photographies.
Le noir se fait enfin "matière plastique", pour des artistes comme Matisse ou Ad Reinhardt qui le tordent jusqu'à l'abstraction. "Epilogue de l'exposition", deux "outrenoirs" de Soulages offrent une pâte épaisse, striée et sillonnée, créant un noir solaire, souligne Mme Guépratte. "Hymne au visiteur, la toile s'anime au gré de ses déplacements".