Le 31 août 1914, quelques semaines après la déclaration de la guerre, l'armée allemande envahit Amiens. Le général de division remet aux élus une liste précise de réquisitions. En échange de cette rançon, il promet de ne pas bombarder la ville et de laisser la vie sauve à 13 otages. C'est l'histoire du dimanche.
Si le 31 août dernier était commémoré le 80e anniversaire de la libération d'Amiens en 1944, il est assez peu connu que trente ans plutôt, l'armée prussienne entrait dans la ville également un 31 août, quelques jours seulement après le déclenchement de la Première Guerre mondiale.
Un évènement marqué par un épisode étonnant dont la seule trace est un nom de rue dans le centre d'Amiens : la rue des Otages.
Commençons par un peu de chronologie. Le 28 juin 1914, François-Ferdinand, archiduc héritier de l'Empire austro-hongrois, est assassiné à Sarajevo en Serbie. Un mois plus tard, l'Autriche-Hongrie, alliée de l'Empire allemand, déclare à la guerre à la Serbie, alliée des Russes, eux-mêmes alliés de la France.
Dissuasion et menaces
Le jeu des alliances joue alors à plein : le 1er août, l'Allemagne déclare la guerre à la Russie puis à la France le 3 août. Le lendemain, elle viole la neutralité de la Belgique qui refuse de laisser passer sur son territoire l'armée prussienne en route vers la France : le royaume de Belgique est envahi, quelques jours après le Luxembourg. Mi-août, les Prussiens passent la frontière franco-belge.
En France et surtout dans le nord de la France, personne ne se fait d'illusion quant à la rapide arrivée de l'armée allemande. Dans son journal de guerre édité en 2016 sous le titre Un édile picard dans la tourmente, Herménégilde Duchaussoy, professeur de sciences et premier adjoint au maire d'Amiens, écrit le lundi 31 août 1914 que "dans la journée d'hier, des Allemands ont rôdé près de la ville dans le faubourg Saint-Pierre et au chemin de halage. Nous les attendons aujourd'hui."
Alors que plusieurs soldats ont été aperçus un peu partout en ville tôt le matin du 31 août 1914 sans qu'il y ait d'incidents, le conseil municipal se réunit en mairie. "À 8h50, un seul cri : les voilà !, écrit Herménégilde Duchaussoy. Mettez vos écharpes, dit le maire".
Le 4e corps de réserve allemand du général Von Groneau de l’armée de Von Kluck fait en effet son entrée dans Amiens en chantant le Deutschland über alles. Un détachement se dirige à l'hôtel de ville. À sa tête, "deux officiers, correctement vêtus, l'un dont la casquette est ornée d'un tour rouge, l'autre grand et joufflu, revolver au poing", demandent à voir Alphonse Fiquet, le maire. Ils assurent que l'Allemagne ne fait pas la guerre aux civils et que "la grande et belle ville d'Amiens n'aura pas à souffrir si la population reste calme", raconte Herménégilde Duchaussoy.
Le commandant des troupes allemandes, Von Stockhausen, exige qu'une affiche à l'intention des Amiénois soit placardée partout en ville, les mettant en garde sur les conséquences de quelque "acte d'hostilité" :
Des réquisitions "Kolossales"
En attendant que cette déclaration soit imprimée par les rotatives du Progrès de la Somme où le texte a été amené, "une proclamation passe-partout (..) écrite en allemand et en français de Bochie" est affichée sur la porte du grand magasin Printania, situé rue Delambre :
L'histoire va alors prendre un tour inattendu pour les élus amiénois : ils sont convoqués par le général en chef qui a établi son état-major à l'hospice Saint-Victor, boulevard Beauvillé. "L'officier joufflu dit au maire : maintenant, vous allez venir avec vos adjoints pour connaître la réquisition imposée à la ville par le Général", écrit Herménégilde Duchaussoy.
Durant le trajet en voiture de l'hôtel de ville à l'hospice Saint-Victor, l'étendue de la présence allemande dans la ville saute aux yeux des élus : partout des fantassins, des canons et des soldats à cheval appelés Uhlans. "L'heure est grave", réalise Duchaussoy.
Arrivés face au général en chef, "assez petit", les élus se voient dicter une liste de réquisitions qu'Herménégilde recopie dans un carnet. Une liste hétéroclite qui a de quoi surprendre et dont Joseph Picavet, journaliste au Progrès de la Somme, fait l'inventaire dans son livre Les Allemands à Amiens :
Est également exigé que toutes les cartes militaires en stock chez les libraires soient remises et toutes les armes, brisées. En échange, "le général (...) réclame douze otages. Il ajoute que ces fournitures devront être livrées à Estrées [Estrées-sur-Noye, ndlr], à huit heures du soir. Si la livraison n'est pas faite, la Ville devra verser vingt millions, et si quarante-huit heures après, ce versement n'est pas fait, la Ville sera bombardée et les otages fusillés", résume Joseph Picavet.
13 otages pour 12 demandés
Une fois rentré à l'hôtel de ville, Alphonse Fiquet convoque la commission de ravitaillement à laquelle Herménégilde Duchaussoy remet sa retranscription de cette "réquisition Kolossale", ironise-t-il dans son journal. La question des otages se pose alors. Le Général a refusé que le maire en fasse partie afin qu'il puisse superviser le regroupement des produits réclamés.
Herménégilde Duchaussoy est le premier à s'inscrire sur la liste des futurs captifs. S'y ajoutent volontairement le procureur de la République, quatre conseillers municipaux ainsi que sept membres de la commission de ravitaillement. Les Allemands voulaient 12 otages, ils en auront 13.
Tous pensent qu'ils vont être laissés sur place sous bonne garde. Mais à 13h30 ce 31 août 1914, les 13 otages sont emmenés en voiture et sous escorte armée par les autorités allemandes. La municipalité a moins de sept heures pour réunir la rançon. Ce dont la population amiénoise est informée par le biais d'une affiche :
Au même moment, de nouveaux bataillons allemands entrent dans la ville. Le nombre de soldats est estimé à 40 000 hommes.
Le périple des otages commence alors. Le convoi quitte Amiens en empruntant les rues Delambre, des Trois-Cailloux, de Noyon, le boulevard d'Alsace-Lorraine, la rue de la Voierie et celle de Longueau.
Les villages défilent : Cagny, Boves, Cottenchy et Remiencourt où le bivouac du soir est installé. Il est 19h. Les voitures n'ont parcouru qu'une quinzaine de kilomètres, ralenties pour les centaines de fantassins, de hussards et de canons qui les accompagnent. L'ultimatum prend par ailleurs fin une heure plus tard, cinq kilomètres plus loin.
Des villages vides et abandonnés
Après une nuit dans des conditions spartiates de détention, l'improbable cortège reprend la route. Nous sommes le mardi 1er septembre. Rouvrel, Merville-aux-Bois, Louvrechy. Peu avant Chirmont, les voitures sont arrêtées. Il est un peu plus de 8h du matin, l'ultimatum a expiré 12 heures plus tôt. Herménégilde Duchaussoy retranscrit dans son journal "les menaces de mort" proférées par les officiers allemands : "la Ville d'Amiens n'a pas fourni la réquisition demandée. Le bourgmestre n'a pas présenté les excuses de la Ville. Amiens sera frappée d'une contribution de guerre de 20 millions. Si dans les 24 heures, la somme n'est pas versée, le bourgmestre sera fusillé, la ville sera bombardée et incendiée et vous, les otages, vous serez tombés morts."
C'est au procureur général M. Regnault qu'est confiée la tâche de porter ce nouvel ultimatum au maire d'Amiens. Un ultimatum si irréaliste que les détenus n'ont aucun doute sur l'issue fatale de cette affaire. "Une demi-heure après, j'écrivais, sur mon agenda, mes dernières pensées", avoue Duchaussoy.
Les désormais 12 otages sont reconduits aux voitures. Chirmont, Esclainvillers, Quiry-le-Sec, Tartigny. En direction de l'Oise, ils traversent des villages que les habitants ont abandonnés face à l'avancée des soldats allemands.
Des soldats dont le sort n'est pas des plus enviables. Duchaussoy décrit le quotidien de ces hommes dont la plupart sont à pied : "depuis quatre jours, ils n'ont rien mangé de chaud. Ils n'ont pas de pain à leur gré. (...) Les hommes paraissent fatigués. L'un d'eux, non enthousiasmé de sa course 'Nach Paris', me dit tristement : 'Toujours marcher, Monsieur ! Toujours marcher !' Ils sont venus de Cologne à Amiens en 14 jours."
Le convoi s'ébranle toujours plus vers le sud. Vers Paris. Bacouël, Chepoix, la Hérelle, Gannes où la colonne militaire fait halte. Il est 20h. Les otages nourrissent de moins en moins d'espoir quant à leur sort. "Menés au camp, ils entendent gronder le canon, relate Joseph Picavet. Du camp, on les conduit au château. Arrivés dans la cour, ils sont placés d'un côté, et face à eux, les soldats qui les escortaient. Le moment est tragique. Certains de nos concitoyens se demandent si leur dernière heure n'est pas venue et si les soldats qu'ils ont en face d'eux, ne constituent pas le peloton d'exécution."
Compensation financière
Pendant ce temps, le procureur général Regnault a été conduit en voiture à Amiens. Il arrive à l'hôtel de ville en début d'après-midi avec le nouvel ultimatum. Mais il n'aura pas besoin de le livrer au maire : à midi ce mardi 1er septembre, les réquisitions ont été rassemblées par l'adjoint M. Francfort. Mais pour certains produits, les quantités n'ont pas pu être honorées :
- malgré la mobilisation des boulangers de la ville, seuls 6 680 kg de pain ont été livrés sur les 40 000 demandés ;
- conserves de viande : 12 000 kg au lieu de 40 000 kg ;
- thé : 500 kg au lieu de 300 ;
- avoine en grain : 15 000 kg au lieu de 30 000 kg ;
- foin : 15 000 kg au lieu de 30 000 kg ;
- lampes électriques de poche : 166 au lieu de 50 ;
- chevaux de selles : 33 (abandonnés par l'armée française) au lieu de 100.
Les 100 000 cigares purent en revanche être rassemblés, fournis par l'Administration des contributions indirectes, ancêtre des Douanes.
Les commerces de la ville, la Ruche picarde, le Comptoir amiénois ou encore les Nouvelles Galeries, sont mis à contribution. Il a fallu même aller jusqu'à Abbeville, à vélo, pour aller y chercher des produits de la liste. Les particuliers donnèrent selles, éperons et brides réquisitionnés.
Il ne faudra pas moins de 102 voitures et camions pour charger tous les produits réquisitionnés. Le 1er septembre à 19h, soit une heure avant la fin du premier ultimatum, tout est prêt pour être livré à Estrée. Mais aucun Allemand, officier ou simple soldat, ne vient prendre possession de la livraison.
Il faudra attendre avec fébrilité le lendemain, le mercredi 2 septembre, pour qu'un officier de l'armée prussienne vienne procéder à la vérification des quantités. Les produits réunis en plus grande quantité que demandé ne compensent pas ceux en moins. Il est donc convenu que la Ville verse en espèce la différence, soit 180 000 francs.
Il manque 20 000 francs
L'étonnante procession peut enfin prendre la route pour Estrées-sur-Noye. Il est 18h30.
À 60 km d'Amiens, à Gannes dans l'Oise, les 11 notables apprennent en pleine nuit qu'ils sont libres. Les réquisitions ont été livrées et réparties entre différents bataillons et la compensation financière, payée au général en chef qui voyage avec les otages. Herménégilde Duchaussoy, en tant que premier adjoint, est appelé pour vérifier la somme. Or il s'avère qu'il manque 20 000 francs, la Ville n'ayant payé que 160 000 francs. Le Général en chef allemand révoque la libération des otages : ils ne pourront partir que lorsque l'argent manquant sera versé.
Trois otages sont alors envoyés à Amiens pour réclamer cette somme, tandis que les 9 restants reprennent leur périple avec les Allemands. Il est 7h45 le mercredi 2 septembre.
Quincampois. Plainval. Saint-Just-en-Chaussée. Argenlieu. Fitz-James. Là aussi, les habitants ont abandonné fermes et maison pour fuir l'invasion allemande. Duchaussoy s'étonne même de ne croiser que quelques traces d'une résistance militaire française. "On a dû se battre dans la région. Nous passons à côté de chevaux tués, ballonnés par les gaz de la mort. Près de la route, j'observe deux tombes fraîches, avec une croix de bois, et des tranchées où les hommes sont enterrés", écrit-il.
À 17h45, la délivrance arrive enfin : un médecin militaire allemand et le représentant d'une usine de textile installée à Amiens viennent confirmer que les 20 000 francs manquants ont bien été remis au général près de Liancourt par M. David, conseiller municipal. Il apparaîtra plus tard qu'une erreur de retranscription de la somme était à l'origine de cette différence de 20 000 francs.
La gratitude d'une ville et de ses habitants
Après trois jours d'absence et près de 100 km parcourus, les otages peuvent enfin repartir pour Amiens.
Ce qu'ils feront dès le lendemain matin, jeudi 3 septembre. "Je rappellerai pour mémoire, notre vive émotion, lorsque nous avons revu la cathédrale depuis les hauteurs de Dury", relate Herméngilde Duchaussoy.
Dans son livre Amiens pendant la guerre publié en 1929, Albert Chatelle écrit que : "le 27 mars 1915, au cours d'une réunion officieuse du conseil municipal, M. Fiquet remit aux otages une médaille de bronze de 52 millimètres de diamètre, aux armes de la Ville, portant au revers, avec le nom de l'otage, cette inscription : Souvenir de gratitude. La Ville d'Amiens à ses otages."
Le 16 octobre 1916, le président de la République, Raymond Poincaré, accompagné du maréchal Joffre, remet la Légion d'honneur au procureur général Regnault "en raison de sa belle conduite pendant l'occupation allemande. Le Président félicitait également les autres otages". Mais le tiers, ainsi que le maire Alphonse Fiquet, est alors décédés. Herménégilde Duchaussoy assurera l'intérim à la tête de la Ville jusqu'en décembre 1919. Il meurt en avril 1934 à Versailles.
Ceux que l'Histoire a oubliés
Il aura eu le temps de voir son sacrifice et celui de ses confrères être honoré une dernière fois : le 29 juillet 1931, une délibération du conseil municipal indique qu’"Amiens se montrera reconnaissant en les honorant tous indistinctement, en une même pensée, sans aucune individualité". La rue Porte de Paris devient alors la rue des Otages.
L'histoire oubliera que les autorités militaires allemandes engagées dans Amiens continueront à "réquisitionner" en quantités toujours énormes ou à réclamer de l'argent jusqu'à leur départ le 11 septembre. Avec toujours en échange, la garantie de ne pas détruire la ville.
L'histoire oubliera aussi les autres otages, beaucoup plus nombreux ceux-là. Dans la nuit du 10 au 11 septembre 1914, les Allemands rassemblent en effet tous les Amiénois mobilisables dans la Citadelle. De tous âges et de toute condition personnelle et professionnelle. Après avoir fait sortir du rang certaines professions et les plus âgés, il ne reste plus qu'un millier d'hommes. "Un détachement de soldats allemands les fit aligner en colonne par quatre, écrit Albert Chatelle dans Amiens pendant la guerre, publié en 1929. Escortés d'une escouade de Prussiens, baïonnette au canon, et d'une dizaine d'agents de police, les prisonniers 'civils' sont mis en route vers 2 heures du matin pour une destination inconnue. (...) Pas un ne se doutait qu'ils seraient des années sans revoir leurs foyers et l'ombre de la Cathédrale se profiler sur les hortillonnages."
On ne sait pas, de ce millier d'otages, combien reviendront vivants. Ceux qui sont revenus ne diront que peu de choses de leur sort. Tout juste saura-t-on qu'ils ont été envoyés dans des camps de travail en Allemagne et en Autriche.