Avant la construction de la piscine Coubertin, aujourd'hui appelée le Coliseum, entre 1964 et 1967, des générations d'Amiénois se sont baignées dans l'une des trois piscines en plein air de la ville. Deux d'entre elles, le Bain de sable et l'Île aux fagots, étaient alimentées par l'eau de la Somme toute proche.
Il n'en reste que peu de traces physiques. Mais dans la mémoire de plusieurs générations d'Amiénois, les piscines à ciel ouvert de la ville ont laissé des réminiscences d'un autre temps. Celui d'une jeunesse joyeuse et insouciante que la guerre, pour certains, est venue brusquement alourdir. Les souvenirs qu'ils en racontent ont la couleur sépia et le son grésillant des vieilles radios ou des premières télévisions. Des souvenirs qui sourient à la simple évocation des noms du Bain de sable, de l'Île aux fagots ou encore de la Cheminote.
La première à voir le jour est installée au cœur des hortillonnages, sur l'île aux fagots. C'est sur ce petit bout de terre maraîchère qu'étaient entreposés les fagots d'osier dont les femmes se servaient pour transporter leurs légumes au marché. Nous sommes au XIXe siècle, siècle qui voit l'émergence d'un sport nouveau, la natation. On n'entre plus dans l'eau uniquement pour se baigner mais aussi pour entretenir sa santé par le sport. Les piscines modernes fleurissent un peu partout en France pour assurer diverses fonctions : des fonctions hygiéniques, de loisir, d'apprentissage et de pratique de la natation. La majorité est à ciel ouvert et en plein air.
Au milieu des hortillonnages
Amiens n'y échappe pas : des négociants font construire une piscine en plein milieu des hortillonnages pour que les enfants de la bonne société apprennent à nager et que la bourgeoisie amiénoise vienne s'y détendre. Si les premières mentions d'une école de natation sur l'île aux fagots remontent à 1825, il faut attendre quinze ans pour que les installations soient reconnues comme lieu de loisirs.
Le bassin de natation était alimenté en dérivation sur la Somme où l’eau était filtrée - si on ose dire ! - par une grille dont les mailles laissaient passer un chat mort par exemple s’il se présentait dans la bonne direction !
Christian Sutcliffe, guide conférencier
Jusqu'à la construction du pont Beauvillé en 1886, il fallait prendre une barque à fond plat pour s'y rendre : 6 sous pour l'aller-retour et 6 sous pour l'entrée à la piscine (soit environ 11 euros, ndlr), une coquette somme pour l'époque.
"L’Île aux fagots, c’était une piscine privée. Elle était surtout fréquentée par la haute société locale, qu’on appelle en argot amiénois 'la haute tutuche !', s'amuse Christian Sutcliffe, guide conférencier. Le bassin de natation était alimenté en dérivation sur la Somme où l’eau était filtrée - si on ose dire ! - par une grille dont les mailles laissaient passer un chat mort par exemple s’il se présentait dans la bonne direction !"
La qualité de l'eau est effectivement approximative : des algues, des feuilles mortes, des branchages et parfois des poissons établissent leurs quartiers dans ce bassin en bois où l'eau stagne et où la mousse rend le sol glissant. La température n'est pas non plus très attractive : "c''était l'eau de la Somme ! Rappelle Christian Sutcliffe. Et la Somme n'est pas réputée pour être très chaude."
Première piscine municipale
Mais cela ne rebute en rien la jeunesse aisée amiénoise dont les habitués de "l'île auf" se font appeler les tritons. Rapidement, le lieu est très fréquenté : les 60 cabines en bois qui entourent le bassin, la nature alentour et le petit bar font oublier le confort sommaire des installations. Nombre de petits Amiénois se sont retrouvés suspendus au bout d'une perche et d'une corde, attachée à une lanière en cuir qui ceinturait leur taille pour apprendre à nager.
En plus de l'école de natation, des barques pouvaient être louées pour naviguer sur la Somme. Un parc nautique avant l'heure. Avant la Seconde Guerre mondiale, Gérard Meister, champion international de natation, en sera même le directeur.
Quand je sortais de l'eau, j'avais tellement froid que mon grand-père me donnait tout de suite un morceau de sucre.
Françoise Villemont
C'est aussi avant la Seconde Guerre mondiale que Françoise Villemont a appris à nager. Mais pas à l'Île aux fagots. "Moi, je suis allée au Bain de sable, au parc Saint-Pierre. Je devais avoir 7 ans. Les cours commençaient à 7 heures du matin !", se souvient-elle. Le Bain de sable, c’était la concurrente directe de l'Île aux fagots.
C'était également la première piscine municipale d'Amiens, ouverte dans les années 1900 avec un terrain de camping, des cabines, des cours de tennis, une auberge de jeunesse, un grand et un petit bassin et juste un gardien de la paix pour surveiller le site. "Les deux bassins étaient alimentés par un bras de la Somme, le bras du mal acquis, qui est aujourd'hui pris dans le parc Saint-Pierre, précise Christan Sutcliffe. Il y avait quand même deux séries de filtres, au sable ou au charbon, je ne sais plus. Il y a même eu à un moment une rampe de javellisation."
"C'était plus propre qu’à l’Île aux fagots, confirme Françoise. Mais c’était pas très sain quand même !". À 92 ans, elle se souvient encore de la morsure du froid de l'eau et de l'air matinal de l'été 1939 : "quand je sortais de l'eau, j'avais tellement froid que mon grand-père me donnait tout de suite un morceau de sucre avant de me frictionner avec une serviette. Et quand j’étais rhabillée, on rentrait chez mes parents à pied, rue Richard de Fournival, et sur le chemin, il m’achetait toujours un pain au chocolat."
Une qualité de l'eau douteuse
Il ne lui reste que peu de cours de natation à prendre quand la guerre est déclarée, le 3 septembre 1939. "On est arrivés à la piscine le matin comme d'habitude avec mon grand-père et on nous a dit qu'il n'y avait plus de cours : les moniteurs avaient été mobilisés pour aller au front. Tout était fermé. L'année d'après, on a évacué avec maman et ma petite sœur Michèle vers Bordeaux. Je n’ai pas repris les cours de natation quand on est revenues. Je suis retournée au Bain de sable avec le collège mais pas souvent. Et bien après la guerre, comme maman voulait que je continue à apprendre à nager, j’y suis allée en cours particuliers."
C’était recouvert d’une vase verte. C’était visqueux. (...) On glissait. C’était dégoûtant ! On ne voyait même pas nos pieds quand on était dans l’eau !
Maryse Petit
Sa deuxième sœur, Maryse, a des souvenirs moins raffinés du bain de sable. 19 ans plus jeune que son aînée, elle a fréquenté, à 7 ans, l'école de natation "deux fois ! J'y suis allée deux fois et j'ai dit à maman "c'est terminé. Je ne veux plus y aller. J'apprendrai à nager toute seule."
Pourtant rénovée dans les années 50, la piscine avait le même défaut que l'Île aux fagots : son eau. "Le fond et les côtés des bassins, ça n'était pas du béton lisse. Il y avait des galets. C’était recouvert d’une vase verte. C’était visqueux. C’était dégoûtant comme sensation sur les pieds. Aahh cette mousse verte…On glissait. C’était dégoûtant ! Et ça m’a traumatisée, cette sensation. On ne voyait même pas nos pieds quand on était dans l’eau ! Et elle était très froide, mais froide ! Quand on sortait, c’était pareil : il faisait horriblement froid alors qu’on était en été parce que la piscine n’était ouverte que l’été. Donc maman m'a inscrite à la Cheminote et j'ai appris toute seule à nager."
La modernité de la Cheminote
La Cheminote, c'est la dernière née des piscines de plein air d'Amiens. Sa première version est construite par la Société des chemins de fer du Nord en 1930 rue Dejean, derrière la gare. Y sont accolés un terrain d'éducation physique, comprenant un stade d'athlétisme avec une piste de cent mètres, un terrain de basket-ball et un boulodrome.
C'est la grande époque des cités ouvrières et du paternalisme industriel, celle où les patrons veillaient à ce que leurs employés s'occupent sainement durant leur temps libre. En 1948, la piscine, officiellement baptisée Léon-Pille, et son bâtiment d'accueil sont modernisés : le béton armé, typique des constructions d'après-guerre, s'impose jusque dans les douches et les vestiaires qui remplacent les cabines en bois. Des appareils modernes de filtrage et de purification de l'eau sont installés, faisant de la Cheminote la piscine la plus salubre de la ville.
Avec son bassin d'apprentissage, sa pataugeoire, son bassin de compétition et sa fosse de plongée, la Cheminote n'accueille plus seulement les cheminots et leur famille : toute la jeunesse amiénoise vient garer son cyclomoteur ou son vélo dans le garage attenant.
Nous sommes alors dans les années 60. Maryse a appris à nager seule, en gardant bien à l'esprit ses deux cours de natation pris au Bain de sable et "qui m'ont quand même bien servi". Elle entre en 6e et commence les compétitions de natation. Sa sœur, Françoise, est mariée, a un fils et une petite fille. Les dimanches, la famille va se promener dans le jardin qui jouxte le Bain de sable, à la place des cabines.
Car la piscine municipale périclite lentement. Se baigner au milieu des algues et de la vase n'amuse plus les Amiénois du baby-boom.
Mais la mauvaise qualité de l'eau n'est pas la seule responsable. La mode des piscines à ciel ouvert passe doucement, à mesure que les complexes couverts voient le jour. Avec ses installations plus modernes comme le chauffage, la piscine Pierre de Coubertin , ancien nom du Coliseum, attire les Amiénois dès son ouverture en 1967.
L'apparition des piscines couvertes
Si le Bain de sable est encore un peu fréquenté, l'école de natation de l'Île aux fagots ferme, après qu'un incendie a abîmé les lieux. La piscine, elle, cesse toute activité la même année. Laissée à l'abandon pendant dix ans, elle est rachetée par un syndicat intercommunal. "Le bassin existe toujours puisqu’il sert aujourd’hui de mouillage aux barques hortillonnes du centre pédagogique", précise Christian Sutcliffe. Restent également les échelles des bassins qui intriguent souvent les écoliers qui y viennent en sortie scolaire.
L'ouverture de George Vallarey en 1974 signera l'arrêt de mort des piscines à ciel ouvert. Le Bain de sable ferme définitivement en 1978. Ses installations sont détruites en 1982 lorsque Gilles de Robien, maire de l'époque, lance le grand réaménagement du parc Saint-Pierre.
La Cheminote, avec son eau claire et ses cabines lisses et propres, ne résistera pas non plus : la SNCF propose un projet de rénovation de la piscine au début des années 1980. Mais la mairie refuse de participer aux frais de rénovation. Le projet est abandonné et les bassins, en mauvais état, sont bouchés dans les années 1990.
Paradis des street artistes, les lieux se dégradent chaque jour un peu plus. Depuis plusieurs années, le collectif La piscine œuvre pour la réhabilitation de la Cheminote, qui appartient désormais à un propriétaire privé. Une réhabilitation à laquelle nombre d'Amiénois nés dans les années 50 et 60 ne s'opposerait certainement pas : "c'est le patrimoine de la ville... et puis surtout, c'est toute mon enfance", conclut Maryse.