Patrimoine insolite et méconnu, à quoi servent les cheminées géodésiques, gardiennes de pratiques scientifiques centenaires

Dans le nord et l'est de la France, d'étranges tours en briques trônent au beau milieu des champs ou dans les profondeurs d'un sous-bois. Plus ou moins hautes, elles ne sont en rien les vestiges d'une quelconque activité économique disparue. Ce sont des cheminées géodésiques, construites au 19e siècle pour cartographier le relief. Un patrimoine insolite à la fonction méconnue.

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Ne vous ont-elles jamais intrigué ? Au gré de vos trajets en voiture ou de vos promenades dans la campagne du nord et de l'est de la France, ne vous êtes-vous jamais demandé ce que sont ces cheminées de briques, abandonnées au beau milieu des champs ? Tournées vers le ciel, solidement plantées dans la terre, seraient-elles le vestige d'une quelconque usine ou d'un atelier d'artisan aujourd'hui disparu ?

"Oh alors là… Aucune idée, avoue Maurice Forestier, maire de Nouvion-en-Ponthieu dans la Somme. Nous, ici, on l’appelle la tour. La commune ne l’entretient pas. Elle tient debout toute seule, naturellement. Quant à vous dire à quoi elle servait, il faut qu'on regarde dans les archives de la mairie..."

Les vestiges de la triangulation terrestre

Elle se voit pourtant de loin, la tour du Nouvion-en-Ponthieu. Située à 50 mètres de l'autoroute A16, elle surplombe un talus. Fine comme une aiguille, elle admire le paysage du haut de ses 25 mètres depuis plus d'un siècle. 

"C'est une cheminée géodésique ? Eh bien, vous me l’apprenez. Je ne savais pas. Je pensais que c’était les restes d’une construction. Et c'est quoi une cheminée géodésique ?", demande Monsieur le maire.

Pour comprendre à quoi servaient ces cheminées et autres tours, il faut d'abord savoir ce qu'est la géodésie : c'est l'étude de la forme et des dimensions de la Terre. C'est la géodésie qui calcule les coordonnées géographiques de n'importe quel point sur la planète. Les fameuses coordonnées qu'on appelle aujourd'hui les coordonnées GPS. "À tort, rectifie immédiatement Gilles Canaud, chef du département de l'information géodésique de l'IGN. Les gens comprennent tout de suite de quoi on parle quand on dit coordonnées GPS, mais en fait ce sont des coordonnées géodésiques. Celles qui indiquent une latitude et une longitude."

Prendre de la hauteur

Ça y est ? Vous voyez de quoi il est question ? Pour Amiens, par exemple, les coordonnées géodésiques sont 49°53′59″ de latitude Nord et 2°17′59″ de longitude Est, également indiquées comme suit : 49°53′59″ N, 2°17′59″ E...

Les cheminées géodésiques servaient donc pour l’orientation et la détermination des canevas géodésiques. "Mais c’est un témoignage du passé. C’est de l’ordre du patrimoine. On ne fait plus la géodésie comme ça. C’est la géodésie qu’on faisait au 19e siècle, explique Gilles Canaud. Depuis les années 80, on fait de la géodésie avec les satellites. Donc on a abandonné la géodésie terrestre pour passer à la géodésie spatiale."

Les arpenteurs ou les géomètres du Roi puis ceux de la République utilisaient des appareils comme le théodolite pour créer des triangles qui avaient des côtés qui faisaient 20 ou 30 km.

Gilles Canaud, chef du département de l'information géodésique de l'IGN

La géodésie terrestre, dite également géodésie de triangulation, existe depuis le 17e siècle. Pour cartographier la Terre, il fallait des points précis, des points de référence dits géodésiques. "Pour pouvoir calculer des coordonnées, il fallait s’orienter, c'est-à-dire avoir des distances, des angles et la visibilité des autres. Tous les repères étaient visuels et devaient être visibles de loin. Les arpenteurs ou les géomètres du Roi puis ceux de la République utilisaient des appareils, tels que le théodolite, qui mesurent des angles et des distances en visant ces points. Ça permettait de loin en loin ou de proche en proche de créer des triangles, raconte Gilles Canaud. Quand je dis loin, les triangles en question avaient des côtés qui faisaient 20 ou 30 km. Donc il fallait des monuments assez hauts. Ces triangles permettaient d'établir les coordonnées géodésiques d'autres points et de faire un canevas sur toute la France avec un maillage très grand puis de plus en plus dense jusqu’à arriver, dans les années 80, à un maillage avec 200 000 points géodésiques sur le territoire."

Les clochers des églises, les cols de montagnes, les collines, tout ce qui était haut et visible de loin a dès lors pu servir de point géodésique, matérialisé par une borne en pierre ou en bronze.

Mais dans les régions plates et très rurales comme pouvaient l'être le nord et l'est de la France à la fin du 19e siècle, il a fallu construire des points hauts : les fameuses cheminées. 

Très utiles lors de la Première Guerre mondiale

Elles n'étaient pas construites n'importe où : "elles étaient construites sur des terrains publics pour éviter d’acheter des parcelles ou d’avoir des problèmes avec les propriétaires. Maintenant, avec le GPS, il faut des points proches de la population. Avant, ce n’était pas la même problématique : il s’agissait d’assurer ce qu’on appelle l’intervisibilité. C’est-à-dire, il fallait qu’à chaque sommet du triangle, les arpenteurs voient les autres points de référence. Donc il fallait choisir des lieux en hauteur où il n’y avait pas d’arbres."

Les cheminées étant creuses, une borne ou un repère géodésique pouvaient être installés à l'intérieur de l’édifice. "C’est pour ça qu’il y a toujours une ouverture à la base des cheminées géodésiques : pour pouvoir accéder à la borne".

Quand on était gamins, on s’amusait dans la tour en briques. On pensait qu’il y avait un trésor !

Philippe Mascré, agriculteur à Nurlu

C'est le service géographique de l'Armée (SGA), en charge dès le 17e siècle des relevés géodésiques de la France, qui a fait construire ces cheminées et tours jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale. Des cheminées très utiles lors de la guerre 14/18 notamment dans le nord et l'est de la France pour cartographier les lignes de front. "À cette époque, on était vraiment dans l’âge d’or de la triangulation", selon Gilles Canaud.

"Ici, il y avait des lignes allemandes. Et comme on est à 132 mètres de hauteur, les Allemands voyaient très bien le front français sur l’axe Bapaume/Péronne", raconte Philippe Mascré, agriculteur à Nurlu dans la Somme. Au bout de l'un de ses terrains, trône la seule cheminée géodésique en béton de France.

Si cet agriculteur de 60 ans sait que c'était un point géodésique, il ne connaît pas les détails de l'utilisation de la cheminée. Pour lui, ce que l'on appelle la tour dans le village, est remplie de souvenirs d'enfance : "quand on était gamins, on s’amusait dans la tour en briques qui est écroulée à côté. Il y avait une porte qui donnait sur une petite pièce qui donnait sur 4 autres pièces. Ça nous intriguait donc on a percé les murs pour aller voir de l’autre côté ce qu’il y avait. On pensait qu’il y avait un trésor derrière, mais en fait, il n’y avait rien !"

Essentiellement dans le nord et l'est de la France

Le maire du village pensait que la tour était installée sur le terrain de Philippe Mascré, mais il n'en est rien : "j'ai vérifié sur le cadastre parce que je voulais détruire ce qui reste de la tour en briques qui est à côté et qui se détériore. Et les deux sont sur une parcelle de 0,06 are qui appartient au domaine public", explique Philippe Mascré. 

Car en 1940, le SGA devient un organisme civil, l'Institut Géographique National (IGN), pour éviter que ses avions, ses cartes et ses matériels de levés ne tombent aux mains des Allemands. L'ensemble de ses moyens est transféré à l'IGN, y compris les cheminées et les tours géodésiques. Au total, l'IGN en récupère une centaine, réparties sur tout le territoire, mais essentiellement localisées au nord et à l'est de Paris. "On peut trouver à ça des raisons historiques, mais ce sont surtout des raisons géographiques. J’en ai trouvé une dans le Var. Il y en a quelques-unes dans le Midi, mais ce sont des accidents de l’Histoire !", s'amuse Gilles Canaud.

Les Hauts-de-France comptent ainsi 19 cheminées géodésiques recensées, selon un relevé de l'IGN de 2019, dont une s'est effondrée et deux ont été détruites par le propriétaire du terrain sur lequel elles étaient implantées.

C'est le cas de celle de Montagne-Fayel, détruite en 2021. Si cela a provoqué de l'émoi dans ce village de la Somme, le propriétaire en avait parfaitement le droit. "Ces cheminées ne sont plus systématiquement propriétés de l’État. Elles peuvent se trouver sur une parcelle communale ou dans une forêt devenue privée, etc. Leur entretien devient dès lors complexe et sous la responsabilité des propriétaires, explique Gilles Canaud. Mais ils en font ce qu'ils veulent. Celles qui sont sur des parcelles qui appartiennent à l'IGN ne sont malheureusement pas entretenues. Elles ne présentent plus d'intérêt géodésique : la NTF comme on dit, ou nouvelle triangulation de la France, à laquelle ces cheminées ont servi, a démarré en 1890 et s’est terminée en 1990. On a mis un siècle pour cartographier la France avec la géodésie terrestre. Et après, avec le GPS, on a mis trois ans, histoire de vous donner un ordre de grandeur de la productivité." 

Celles qui sont sur des parcelles qui appartiennent à l'IGN ne sont malheureusement pas entretenues. Elles ne présentent plus d'intérêt géodésique.

Gilles Canaud, chef du département de l'information géodésique de l'IGN

Et si vous aussi, vous êtes intéressés par ce petit patrimoine régional, faites la chasse aux trésors géodésiques proposée par l'IGN et son application Géodésie de poche : "quand les gens sont arrivés à un de ces points, ils cliquent dessus et la fiche de renseignement du point s’ouvre, explique Gilles Canaud. Une fois la fiche ouverte, ils peuvent signaler que le point en question existe toujours. Ils peuvent même prendre une photo qu’ils chargent dans l’application et qui arrive dans notre base de données avec des indications de date. L’application est gratuite et anonyme. Ça nous permet de voir dans quel état ils sont."

Voilà. Maintenant, vous savez à quoi servaient ces cheminées abandonnées en plein champ. Et quand vous en croiserez une au gré de vos trajets en voiture ou de vos promenades dans la campagne du nord et de l'est de la France, dites-vous que les hommes lui doivent beaucoup. À elle et à toutes celles qui, seules en pleine campagne, ont encore la tête tournée vers le ciel et les pieds solidement plantés dans la Terre, avec un grand T.

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