Pendant sept ans, le site Goodyear d'Amiens nord a été le théâtre d'un conflit social qui a marqué son époque. Une affaire aux nombreux rebondissements, qui s'est finalement soldée par le licenciement de 1 143 salariés et la fermeture du site, actée le 22 janvier 2014. Retour sur dix dates clés.
C'est l'un des conflits sociaux qui a le plus défrayé la chronique en France en ce début de XXIe siècle. Surnommés "Les Goodyear", les salariés du site du géant américain implanté à Amiens nord, qui fabriquaient des pneus de tourisme et des pneus de machines agricoles, ont lutté pendant sept longues années pleines de rebondissements pour garder leur emploi. Une bataille qui s'est finalement soldée par la fermeture de l'usine, actée le 22 janvier 2014 après deux semaines d'occupation du site.
Il faudrait écrire un livre entier pour détailler le conflit dans toute sa complexité. Nous avons sélectionné dix dates clés. Sans pouvoir être exhaustive, cette chronologie retrace les grands événements qui ont mené à cette fin douloureuse.
Mais d'abord, pour bien comprendre, un peu de contexte. Goodyear, fondé en 1898 dans l'Ohio, aux États-Unis, est rapidement devenu un acteur incontournable du pneu, fournissant Henry Ford dès le début du XXeme siècle. Deux siècles plus tard, l'entreprise est devenue un géant de l'industrie avec un chiffre d'affaires de 5 milliards de dollars, plus de 60 usines et 70 000 salariés à travers le monde. À Amiens, on compte dès les années 1960 deux usines de pneus, qui se font face, dans la zone industrielle Nord. L'une appartient à Goodyear, l'autre à Dunlop. En 2004, Goodyear France et Dunlop France fusionnent pour devenir Goodyear Dunlop Tires France. À partir de 2006, les deux sites amiénois ont une direction commune.
3 avril 2007 : le début du bras de fer
La direction de Goodyear-Dunlop annonce un virage dans sa stratégie : elle souhaite réorganiser les deux sites amiénois en créant un "complexe", afin de produire des pneus à haute valeur ajoutée. La direction annonce un investissement de 52 millions d'euros, mais aussi la suppression de 450 postes en trois ans. Elle entend pour cela entamer une refonte complète de l’organisation du temps de travail, appelée "système des 4x8". Le principe : passer d'un roulement de 5 équipes, dont 3 travaillent en semaine et 2 le week-end, à 4 équipes sur des cycles de 8 jours.
Les négociations démarrent dans la foulée avec les syndicats, mais les deux parties ne s'entendent pas. Un bras de fer s'engage. Une grève est organisée sur les deux sites en juillet. En octobre, six mois après le début des négociations, les salariés sont appelés à voter pour ou contre le passage au système des 4x8. La participation est massive (92 %), et le "non" l’emporte largement.
9 janvier 2008 : la direction hausse le ton
Après neuf mois de négociations infructueuses, la direction de Goodyear-Dunlop hausse le ton. Elle annonce son intention de réduire la production sur les deux sites amiénois, et justifie ce choix par le refus du personnel et des syndicats de passer aux 4x8. Deux semaines plus tard, elle présente son plan de réduction de 23 % de la production des sites d'Amiens et annonce comme conséquence 478 licenciements. Elle relance son projet de création de complexe et invite les syndicats à la table des négociations.
Printemps 2008 : Dunlop signe, Goodyear résiste
Sur le site ex-Dunlop, trois syndicats sur quatre acceptent finalement de signer un accord sur le passage aux 4x8, négociant quelques compensations salariales supplémentaires par rapport au projet initial de la direction.
Mais sur le site ex-Goodyear, le bras de fer continue. La direction et les syndicats ne parviennent pas à trouver un terrain d'entente. Faute d'accord, la direction ne tarde pas. Elle confirme, fin avril, la suppression de 402 postes sur les 1 400 que compte le site Goodyear et annonce en parallèle un investissement de 27,5 millions d’euros pour l'usine Dunlop.
Fin juin, une nouvelle consultation des salariés est lancée, sur demande de trois syndicats (CFGC, CFTC et FO). Mais la CGT, la CFDT et Sud-Chimie appellent les salariés à boycotter ce vote. La direction formule ainsi la question : "Pour la sauvegarde de votre emploi, acceptez-vous le changement d'organisation du temps de travail (...) et ses contreparties ?" La participation est bien moindre que lors du premier vote : seulement 44 % des salariés répondent. C'est cette fois le "oui" qui l'emporte. La CGT conteste la validité du vote. Deux syndicats minoritaires (CGC et CFTC) finissent par signer l'accord, mais la CGT, majoritaire, fait valoir son droit d’opposition.
Quelques jours plus tard, des salariés bloquent l'entrée de l'usine. Le comité d'établissement de la fin juillet se tiendra sous haute surveillance, à l'hôtel Ibis d'Amiens, sur lequel des salariés ont jeté quelque 400 œufs, comme autant de postes en danger.
18 novembre 2008 : le tribunal de Nanterre annule le plan social
Jugeant que les procédures légales n'ont pas été respectées par la direction, le tribunal de Nanterre conclut à un vice de forme et fait annuler le plan social, le qualifiant de "fraude au droit du travail".
Quatre mois plus tard, la cour d'appel de Versailles, saisie par la direction, annule ce jugement, là aussi pour non-respect des procédures légales, de la part des syndicats cette-fois. Même s'il est finalement autorisé par la justice, le plan social ne sera pas mené à terme.
26 mai 2009 : Goodyear annonce plus de 800 suppressions de postes
Goodyear n'entend pas s'arrêter là pour autant. Quelques semaines après la décision de la cour d'appel, la direction annonce un nouveau plan social. Objectif : fermer l'unité qui fabrique les pneus de tourisme. Conséquence : 817 suppressions de postes, soit deux fois plus que dans le précédent plan social. Dans l'usine, cette annonce ne surprend pas vraiment mais fait tout de même l'effet d'un coup de massue. Un registre est mis à disposition des Amiénois à l'hôtel de ville, pour ceux qui souhaiteraient exprimer leur soutien aux salariés.
Là encore, c'est la justice qui règlera l'affaire. Le tribunal de Nanterre suspend le plan deux mois plus tard, jugement qui sera confirmé en appel.
15 décembre 2010 : Titan entre dans la danse
Le groupe américain Titan, spécialisé dans les pneus agraires, rachète l'activité de l'entreprise en Amérique latine et fait une offre d'achat des activités européennes, dont l'usine d'Amiens Nord. Mais l'industriel pose ses conditions : il souhaite que le plan social soit mis en place, afin que l'unité de pneus de tourisme soit supprimée, car seule la production de pneus agraires l'intéresse.
Quelques mois plus tard, le numéro 2 de Titan rencontre les représentants syndicaux, s'engageant à investir au moins 5 millions d'euros, et à conserver les emplois de l'unité agraire pendant au moins deux ans.
Pendant l'année 2011, Arnaud Montebourg et François Hollande, tous deux candidats aux primaires du PS, viennent rendre visite aux Goodyear. La direction parle de "récupération politique".
6 juin 2012 : la direction abandonne le plan social
Après un an et demi de rebondissements, de procédures judiciaires, de réunions, de visites d'hommes politiques, et même d'interventions du ministère du Travail, la direction annonce officiellement qu'elle abandonne le plan social qui prévoyait la suppression de 817 postes, et qu'elle privilégie un plan de départs volontaires (PDV). Mais elle finira par retirer ce PDV fin septembre, faute d'accord avec les syndicats.
Le PDG Henry Dumortier parle alors d'un "échec incompréhensible d'un point de vue rationnel, et absolument désastreux sur le plan économique et social".
31 janvier 2013 : l'annonce de la fermeture totale du site
Nouveau coup de théâtre : la direction annonce la fermeture totale de l'usine d'Amiens Nord, unité de tourisme comme unité agraire. "Je donne une garantie à l'ensemble des salariés Goodyear Amiens : on va se battre jusqu'au bout", déclare le leader de la CGT aux journalistes Mickaël Wamen. Il estime que le groupe veut "pousser les salariés à bout pour qu'on soit dans une situation d'explosion social sur notre site". Le PDG quant à lui se défend en disant que la production de pneus sur le site a engendré une perte de 61 millions d'euros et que la fermeture est la seule issue.
Quelques jours plus tard, le président de Titan abandonne son projet de reprise du site en fustigeant les syndicats et le gouvernements français. Une mobilisation s'organise, en local comme dans l'espace politico-médiatique, pour soutenir "les Goodyear", par le biais de manifestations, de déclarations politiques, ou encore un concert devant la mairie d'Amiens.
Au printemps, aucun repreneur n'est trouvé et le plan social est validé par le tribunal de Nanterre.
En parallèle, une commission d'enquête parlementaire est lancée pour faire la lumière sur la fermeture du site d'Amiens. Le rapport, rendu en décembre, rendra compte d'une volonté délibérée de la direction d'organiser une sous-production, en n'investissant ni dans la formation des salariés ni dans l'équipement. Il soulignera également une absence totale de dialogue social entre les dirigeants et les syndicats, et des conditions de travail difficiles, avec un nombre d'accidents supérieurs à la moyenne. Mais ce rapport n'a pas le pouvoir de renverser le cours des choses et ne pourra pas empêcher la fermeture des sites.
6 janvier 2014 : la séquestration des cadres et l'occupation du site
Après des mois de bataille dans les tribunaux et dans les comités centraux d'entreprise, la CGT change de stratégie. Elle veut renégocier le plan social, et retient le DRH et le directeur de production du site. Face aux caméras des chaînes de télévision, le DRH Bernard Glesser déclare être "soumis à des humiliations et des insultes" et n'être "pas bien traité". Les salariés présents le huent et chantent "les voyous, c'est pas nous !"
Mickaël Wamen, le leader de la CGT, déclare au micro de France 3 : "De toute façon, on n'a plus rien à perdre. Le boulot, on va dire qu'il est mort. On attendra le fric." Les cadres sont relâchés après 30 heures de séquestration. Les salariés décident alors d'occuper le site, en bloquant le dépôt de pneus. L'occupation durera deux semaines, durant lesquelles 200 à 300 salariés se relaieront.
22 janvier 2014 : un protocole d'accord acte la fin du conflit
Après 15 jours d'occupation très médiatisée, la direction et la CGT signent un protocole d'accord, voté par l'ensemble des salariés. Le syndicat s'engage à mettre fin aux procédures judiciaires qu'il avait entamé contre Goodyear, et la direction revoit les indemnités de départs des salariés à la hausse.
Le 26 janvier, des salariés viennent déposer des roses sur les grilles de l'usine, pour lui dire adieu. Les premières lettres de licenciement sont envoyées par centaines dès le début du mois de février.
Au total, 1 143 salariés ont perdu leur emploi. Pour nombre d'entre eux, le combat judiciaire s'est poursuivi bien des années plus tard. Après la fermeture du site, 800 ex-salariés de Goodyear prennent en effet part à une action collective pour contester le motif économique de leur licenciement, estimant que l'entreprise faisait bien des bénéfices. Le conseil des prud'hommes leur donne raison le 28 mai 2020.