Après le jugement qui a reconnu leurs licenciements comme injustifiés, les ex-salariés de Goodyear Amiens découvrent les indemnités qu’ils pourraient toucher : de 6 à 10 mois de salaires. Bien loin de ce qu’ils espéraient. Leur combat n’est pas terminé pour autant.
D’abord, un cri de joie. La revanche quasiment inespérée de salariés sur leur ex-employeur, Goodyear, 6 ans après la fermeture de leur usine à Amiens. Puis sont venues les heures de doute. Combien la Justice leur accorderait-elle après leurs licenciements injustifiés ? La réponse leur arrive ces jours-ci, dans leurs boîtes aux lettres. Pour certains d’entre eux, l’espoir a cédé la place à la colère. Qu’ils expriment publiquement.
"Je suis dans la m****, je ne sais pas comment je vais rembourser le prêt pour ma maison", se désole Daniel. Sur son courrier, reçu il y a deux jours, une somme qui avoisine les 16 000 euros. Il en espérait bien davantage. "À l’époque, dans nos discussions, le chiffre de 120 000 euros avait circulé. Je m’attendais à moitié moins, mais là…" D’autres familles comptaient, comme lui, sur cette victoire. Sur leur page Facebook dédiée, les commentaires valsent : "j'ai 25 ans de boite et moins de 18000 €" écrit l’un d'eux. Chez les Pernes, que nous avions interrogés avant le jugement, le soulagement l’emporte. Mais le constat fait mal : "39 ans de boîte pour toucher 14 900 euros... Dur, dur."
Des situations parfois dramatiques
Certains ont été marqués au fer rouge par un conflit social de 7 années, des négociations sans merci, jusqu’à la séquestration de deux cadres. Être un ‘Goodyear’, c’est être un indésirable aux yeux de certains recruteurs, dans un bassin d’emplois déjà en souffrance. Des 1164 salariés mis à la porte de l'entreprise, difficile aujourd’hui de savoir combien ont retrouvé un emploi durable. "En 2016, on avait un taux de l’emploi qui était ridicule, ça va un peu mieux aujourd’hui mais le compte n’y est pas", avance Mickaël Wamen, le représentant CGT.
"J’ai fait 600 demandes pour un emploi", explique, amer, Daniel. Le chiffre donne le tournis. "Trop vieux pour retrouver un emploi, trop jeune pour prétendre à la retraite. Aujourd’hui, je vais à l’épicerie solidaire, je mange des produits périmés." C’est dire si il attendait beaucoup de ce jugement. Trop, peut-être ?
"Cela fait des années que les mecs ont dans leurs têtes qu'ils vont gagner aux loto, là ils viennent de se prendre une douche froide", résume un ‘ancien’ sur son compte Facebook. Joint par téléphone, l'ex leader syndical CGT, Mickaël Wamen admet des montants qui ne sont pas ceux espérés, mais vient tempérer : "C’est excellent juridiquement, surtout dans le contexte. On pouvait se retrouver avec zéro et au final, cela tourne entre 15 à 27 000 euros." À l’audience, leur avocat tablait sur 2 à 4 années de salaires en brut. Ils ont été nombreux à sortir la calculette et rêver de sommes plus rondes.
Comment expliquer ces montants ?
À la sortie des prud’hommes d’Amiens, les ex-salariés et leur avocat se félicitaient d’une "victoire totale". Avec l’obligation pour Goodyear de payer rapidement. Sauf que la réalité est plus complexe, et la victoire connaît sa part de défaite. Premièrement, le préjudice moral plaidé par Me Fiodor Rilov n’a pas été reconnu. Un préjudice en moins, c’est une indemnité qui se dégonfle.
Deuxièmement, les ex-Goodyear ont déjà touché de l’argent au moment où l’usine a fermé ses portes. Entre 60 000 et 130 000 euros, selon l’ancienneté. C’est ce que prévoyait l’accord du plan social signé en 2014, et c’était déjà trois fois plus que ce que proposait la firme américaine deux ans plus tôt. Le juge en a tenu compte le 28 mai dernier. D’où l’impression, pour certains, de ne percevoir qu’un "petit complément". Sur lequel il faudra encore enlever 10% du total pour payer leur avocat, c’était le deal.
"Un boulevard pour plaider la suite"
Les avocats de Goodyear ont jusqu’aux premiers jours de juillet pour faire appel de la décision prud’homale. Sans signe de leur part, une page pourrait se tourner définitivement. Enfin presque, les anciens de chez Goodyear n’ont pas dit leur dernier mot. "Il y aura un deuxième tour, prédit Mickaël Wamen. La décision des prud’hommes est accablante pour Goodyear, tout devient possible grâce à elle, cela nous ouvre un boulevard pour plaider la suite."
S’il n’a pas été reconnu par le juge des prud’hommes, le préjudice moral pourrait l’être par une autre cour : le tribunal de grande instance d’Amiens. "Et autant aux prud’hommes, il y a des barèmes, nous sommes limités, autant là, cela pourrait chiffrer", estime le représentant CGT. "Le groupe américain n’est plus en position de force désormais", poursuit Mickaël Wamen. Et d’ouvrir la porte à de nouvelles négociations, "si j’étais Goodyear je me poserais les bonnes questions…"
Un préjudice aussi pour la santé ?
Et ce n’est pas tout. Après leur victoire aux prud’hommes, les voilà déterminés à aller jusqu’au bout. Quelques lettres leur brûlent d’ailleurs les lèvres, ces derniers jours, "HAP-CMR". Comprenez, pour HAP : hydrocarbures aromatiques polycycliques. Pour CMR : cancérogène, mutagène et reprotoxique. En clair : ils s’estiment exposés à des produits toxiques. Un nouvel angle d’attaque des salariés contre leur ex-employeur.
Une association a été créée en 2011. Là aussi, ils sont plus de 800 à estimer leur entreprise responsable de les avoir exposés à des produits dangereux. "Goodyear a fait un usage massif et abusif de ces produits phytosanitaires dangereux. Alors qu’il existait des produits de substitution que tous les autres pneumaticiens ont intégrés dans leur processus de fabrication", déclarait alors Fiodor Rilov à nos confrères du Courrier Picard.
Dès 2014, l’avocat historique des anciens Goodyear s’est rapproché de la Justice américaine, dans l’idée de porter l’affaire sur le territoire où se trouve le siège du géant du pneu. Sauf qu’à Cincinnati, les juges américains se sont déclarés incompétents. La procédure a donc été relancée, en France, à Nanterre, cette fois. "Nous, on nous a supprimés nos emplois de manière illégale. Pour tout ce qu’ils ont fait, il faut qu’ils paient", termine Mickaël Wamen. Entre l'accord signé pour le plan social et ce dernier jugement aux prud’hommes, Goodyear aura déjà déboursé plus de 150 millions d’euros pour fermer son usine d’Amiens.