TEMOIGNAGES. Manifestations contre le racisme et les violences policières : la parole à ceux qui ont décidé de s’engager

Témoignages d'Amiénois qui ont décidé de s'engager contre le racisme et les violences policières.

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Depuis la vidéo virale de l’arrestation qui a coûté la vie à George Floyd aux États-Unis, et les manifestations organisées à Paris par le collectif Justice pour Adama contre les violences policières et le racisme, plusieurs rassemblements ont été organisés à Amiens et ailleurs. Nous donnons la parole à ceux qui ont décidé de s’engager.

Boubaker Kakkas, alias Oub, 22 ans

"Je n’ai même pas osé regarder la vidéo jusqu'au bout, c'est inhumain", confie Boubaker Kakkas, à propos des images de l'arrestation de George Floyd. Le jeune rappeur de 22 ans, que l'on appelle aussi Oub, a quitté Amiens il y a peu pour s'installer en Seine-Saint-Denis. C'est à la manifestation parisienne qu'il s'est rendu. "La vidéo, c'est ce qui manquait à l'histoire d'Adama. À l'époque déjà, j'étais révolté. Mais heureusement que maintenant les gens ont le réflexe de filmer."


Depuis la diffusion de ces images, "je n'arrête pas de cogiter", confie-t-il. S'il s'estime "chanceux de n'avoir jamais subi de bavure", il relate tout de même de nombreuses expériences difficiles avec les forces de l'ordre. "Ça a commencé quand j'étais au collège, on faisait des petites bêtises comme tous les gamins, avec mes potes qui étaient presque tous blancs. On se faisait tous un peu sermonner, mais j'étais le seul qui se faisait contrôler quand on se faisait attraper. Au début, tu te dis que c'est juste un bolosse qui a trop de préjugés, tu remets pas en cause toute l'institution. Et puis arrive le deuxième contrôle, le troisième, le quatrième... Au bout d'un moment tu n'es plus dupe, tu comprends que ta tête ne leur inspire pas confiance."

Les mobilisations, les vidéos et les débats sur les réseaux sociaux l'ont amené à se pencher d'un peu plus prêt sur la question. Il prend néanmoins le temps de réfléchir avant de prendre des positions trop tranchées. "Pour le moment, je ne tire pas vraiment de conclusions claires. C'est vraiment très compliqué, parce qu'en temps que musulman d'origine marocaine, je déteste qu'on fasse des amalgames sur ma communauté, alors je ne veux pas en faire sur la police. On doit être assez intelligents pour ne pas les mettre tous dans le même panier."

Oub raconte ensuite son dernier contrôle policier, quelques semaines plus tôt, en région parisienne. "J'allais prendre le RER pour aller travailler quand un policier m'a demandé de me mettre sur le côté. J'ai demandé pour quelle raison et il m'a dit que je n'avais pas à discuter. J'ai insisté mais il n'a pas voulu répondre.", raconte-t-il. "Quand j'ai regardé les autres personnes qui avaient été "mises sur le côté", déjà, je n'ai vu que des noirs et des arabes. Mais je me suis mis sur le côté quand même. Pendant qu'un autre agent me fouillait, il lui a dit "À ton avis, on va trouver quoi dans son sac à celui-là ?". Je lui ai demandé pourquoi il disait ça, c'était clairement de la provocation. Les esprits se sont échauffés et il a fait une tirade en me disant que d'autres collègues m'aurait déjà mis à terre pour moins que ça. Il a fini en me traitant de connard." Après lui avoir fouillé son sac, examiné son téléphone et mis une amende pour tapage sur la voie publique, le policier a laissé repartir Oub.

Malgré tout, il persiste et signe : il n'aime pas l'idée de faire des généralités. "Tout le monde fait des généralités sur tout le monde, les jeunes sur les flics et les flics sur les jeunes, et c'est ça qui sème la discorde", insiste-t-il. "D’ailleurs, je ne savais pas trop quoi penser des gens qui disent que les policiers "gentils" qui ne disent rien quand leur collègues dérapent sont complices. Mais là, j'ai vu que les autres policiers ne réagissaient pas, ne le rappelaient pas à l'ordre... Je comprends un peu mieux ce discours maintenant."

Il voit les nouvelles voix qui s'élèvent dans le débat public et s'en réjouit. "Assa Traoré, c'est un symbole incroyable et c'est le début de quelque chose de nouveau", il en est convaincu. "Notre génération me donne de l'espoir. Il y a une grande diversité parmi les gens influents aujourd’hui. Il n'y a qu’à voir le rap, c'est la musique la plus écoutée en France aujourd'hui, et ce n'est pas rattaché à une communauté, il y a vraiment de tout dans le rap. Ça envoie le meilleur message : ce n'est pas un combat de noirs et d'arabes contre les blancs. C’est le combat de tout le monde contre le racisme."

Marlène Rivière, 21 ans

Marlène Rivière, étudiante en sociologie, née au Cameroun et désormais Française, était en tête du cortège de la manifestation du 6 juin à Amiens. Depuis, elle a rejoint le collectif "Jeunes et Racisés" créé très récemment par des étudiantes amiénoises. Elle a rencontré le racisme très tôt sur sa route : dès son arrivée en France, à 8 ans, les problèmes ont commencé à l'école dans un village de l'Oise. "Déjà, j'étais la seule noire. Il y avait une petite fille d'origine indienne mais elle est partie une semaine avant mon arrivée. Elle m'a dit que je devrais faire pareil parce qu'il y avait trop de racisme dans cette école."

Quelques années plus tard, elle a été traumatisée par une expérience de sa mère avec les forces de l'ordre. Des tensions dans son couple avec le beau-père de Marlène ont amené sa mère à se rendre à plusieurs reprises à la gendarmerie. "Ils ne prenaient pas toujours ses mains courantes. Mais quand c'est mon beau-père [blanc] qui a appelé, ils ont débarqué tout de suite chez ma mère. Ils l'ont menottée, bousculée, poussée dans la baignoire, elle était en pleurs. Alors qu'elle n'avait rien fait de mal. Ils l'ont fait passer pour une folle et elle a fini à l'hôpital psychiatrique. Elle a été examinée par trois médecins qui ont dit qu'elle n'avait rien à faire là et elle a pu sortir au bout d'un certain temps." Sa mère, qui entend la conversation, ajoute : "Un médecin m'a conseillé de porter plainte, mais je ne l'ai pas fait, à l'époque, j'avais peur, j'avais juste envie qu'on me laisse tranquille. Pendant un an, j'éclatais en sanglot quand je voyais la voiture de gendarmerie."

Depuis, Marlène ressent une certaine méfiance envers les forces de l'ordre. "Quand je les croise, je ne leur souris pas, mais je garde la tête haute et je les regarde dans les yeux parce que je me dis toujours que de baisser la tête pourrait les inciter à m'interpeller, à me trouver suspecte."

Romain Ladent, 43 ans 

"Je suis privilégié par ma couleur de peau, mais je suis un allié dans cette lutte, et je la mène avec les personnes concernées", explique Romain Ladent, formateur dans le travail social. Cet Amiénois, militant infatigable entre autres contre le racisme et les violences policières, fait partie des organisateurs du rassemblement du 10 juin à Amiens.

Fort d'une expérience de terrain dans le milieu professionnel et associatif, Romain a pris conscience tôt des problématiques de racisme et de violence policière. "J'ai beaucoup travaillé avec des habitants issus des quartiers populaires, à Amiens et ailleurs, et j'ai constaté que le délit de faciès, c'est une réalité, c'est loin d'être un mythe, et souvent quand il y a une procédure contre ça elle n'aboutit pas."

Pour lui, l'affaire George Floyd, cet homme noir américain mort pendant son arrestation à Minneapolis, a permis de donner un puissant écho médiatique à cette lutte qui n'était juste là que peu relayée, ou ponctuellement. "Mais les violences policières de datent pas de Floyd ou d'Adama Traoré", déplore-t-il.

Il insiste sur le fait qu'il n'a pas l'intention de "parler à la place des concernés" et qu'il a pleinement conscience des privilèges que sa couleur de peau induit. "J'essaie de faire attention, pour ne pas tomber dans la récupération, il faut s'exprimer avec les gens et pas à leur place. C'est comme les hommes qui prennent la parole à la place des femmes pour parler de féminisme, ce n'est pas possible."

Dans la conversation, il cite à plusieurs reprises le travail d'Assa Traoré, qui a monté le collectif Justice pour Adama quand son frère est mort à la suite d'une interpellation par la police en 2016 à Beaumont-sur-Oise. "Je suis complètement derrière Assa Traoré et son collectif. Je ne suis pas forcément pour le leadership, mais c'est important d'avoir des figures politiques qui sont issues de la société civile et non pas de la classe politique. Alors en plus une femme noire, c'est un symbole très important. C'est vraiment une leçon de lutte qu'on prend quand on regarde son travail", confie-t-il. "Avec son collectif, elle a pris position dès le début pour les gilets jaunes en disant qu'il fallait lier les causes, puisque les quartiers populaires connaissaient déjà depuis longtemps les violences policières. Ça a ouvert la parole à des gens qui n'étaient pas forcément des militants ou alors depuis peu."

Al Hassan Seck, alias Index Ñuul Kukk, 34 ans

Al Hassan Seck, 34 ans, est arrivé en France il y a 8 ans. Originaire du Sénégal, il a rapidement été confronté au racisme. Des réflexions déplacées auxquelles il ne savait pas toujours comment réagir. "Il y a des regards déplacés, des réflexions, des blagues racistes. Je me souviens de cette dame qui m'a interpellée dans une gare pour me dire "C'est la première fois que je vois un noir payer son billet."", raconte-t-il. "En tant que nouveaux arrivants, on met du temps à comprendre. Au début on en rit, parce qu'on voit les autres rire alors on pense que c'est drôle. Mais après on comprend les sous-entendus derrière, et on se rend compte que ce n'est pas drôle du tout."

"Ce qui est pesant c'est qu'on nous demande de faire des efforts pour être intégrés, et finalement on nous ramène constamment à notre couleur de peau et on nous fait comprendre qu'on n'est pas d'ici", poursuit-il. "Alors que ça ne veut rien dire la couleur, je connais tellement de noirs qui n'ont jamais été en Afrique."

Loin de qualifier l'ensemble de la police de raciste, il note néanmoins une certaine méfiance envers l'institution. "Petits, on voulait tous devenir flics, c'était valorisant, on les admirait. En grandissant, quand tu les côtoies, tu comprends assez vite qu'il y a parfois une forme de domination et qu'ils ne seront pas punis s'ils te font du mal", explique-t-il. "Bien sûr, je ne parle pas de ceux qui font correctement leur travail. Le problème est dans l'institution. Ils ne sont pas "tous pourris", certes, ce n'est pas ce qu'on dit. Ce qu'on dit, c'est que les pourris, l'État a le devoir de les sortir de l'institution, sinon il protège des criminels. Il couvre les "dérapages" comme certains aiment les appeler, sauf que ces "dérapages" coûtent la vie à des gens."

Musicien, rappeur, animateur d'ateliers d'écriture, Al Hassan écrit depuis longtemps ses convictions et ces combats. Son nom de scène signifie d'ailleurs "plus noir que noir" en wolof. Mais en arrivant en France, il a décidé qu'il devait aller plus loin, en organisant et en participant à des manifestations. "Je suis papa, maintenant. Quand je regarde ma fille, je me dis que quand elle me demandera "Comment en est-on arrivé là ? Comment a-t-on pu hériter d'un monde pareil ?", je veux pouvoir lui répondre que j'ai fait ce que j'ai pu pour changer ça."

Parmi les manifestants, il se réjouit de voir toutes les couleurs de peau. "C'est important que les personnes concernées prennent la parole. Quand on veut rendre invisible une personne, on lui coupe la parole. Se réapproprier cette parole, donner notre point de vue à la télé, ça rend tout de suite la chose réelle, c'est du vécu qu'on raconte. Mais ça me rassure aussi de voir des Blancs avec nous", poursuit-il. " Parce que ça veut dire qu'ils sont conscients que ce qui se passe est injuste et qu'on ne peut pas laisser faire. Ils sont conscients que dans l'histoire, si on a assisté à des génocides et des massacres de peuples, c'est parce que trop souvent les gens qui n'étaient pas concernés ont regardé en croisant les bras. Mieux vaut retenir les leçons que l'Histoire nous enseigne, que de les commémorer avec une minute de silence et de reproduire les mêmes erreurs."

 

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