Avec sa centaine de places et ses dimensions dignes d'un mausolée, le caveau de la famille Mélen-Joron est le plus grand de France. Il est également le seul monument funéraire privé à être estampillé Fondation du patrimoine.
Philippe Mélen nous avait prévenus : "les deux croix, c'est bien simple, elles sont tellement hautes que vous les verrez depuis la route en venant d'Amiens. Mon père disait toujours : "De Gaulle a une croix à Colombey, nous, on en a deux à Loeuilly !"
Effectivement : 600 m avant d'arriver à Loeuilly, votre regard est automatiquement attiré par deux croix en pierre grise, qui émergent comme de nulle part au milieu des haies et des bosquets.
À 400 m de l'entrée de ce village de la Somme, niché dans la vallée de la Selle, vous comprendrez qu'elles sont en fait situées dans le cimetière de la commune. Garez-vous en contrebas de ce terrain qui monte légèrement. Poussez la grille en fer forgé, qui grince évidemment.
Une centaine de places
Autant vous prévenir : vous aurez un peu de mal à ouvrir le loquet et à pousser le battant à cause des graviers du chemin central. Ce même gravier qui va crisser sous vos semelles jusqu'à ce que vous soyez arrivés jusqu'au caveau dont émergent ces deux calvaires de presque cinq mètres de haut. Il vous apparaîtra d'abord de profil. Si bien que vous ne pourrez pas en mesurer la taille du premier coup d'œil. Plantez-vous bien en face. Et là, vous pourrez le voir en entier, le plus grand caveau de famille de France : 15 m de long sur 3,5 m de large. "La légende dit qu'on peut y descendre une centaine de cercueils", affirme Philippe Mélen.
Les deux stèles surmontées d'une croix indiquent un nom : Famille Mélen-Joron. Des dizaines d'épitaphes y sont déjà gravées en lettres rouges. La plus ancienne date de décès indique 1870. La plus récente, 2012.
"Le monument a été construit en 1896 au moment du déplacement du cimetière. Avant, le cimetière du village était plus bas, près de la rivière. Autant dire que, quand il pleuvait, les morts avaient les pieds dans l'eau, raconte avec beaucoup d'enthousiasme l'ancien maître jardinier de la famille Rothschild. Donc, Elisée Mélen qui était adjoint au maire - il a été conseiller municipal pendant cinquante ans - et son beau-père qui était maire ont choisi le terrain où est le cimetière aujourd’hui parce qu'il est en hauteur. Et ils ont décidé de faire construire le fameux monument Mélen-Joron."
Une famille riche et nombreuse
Certes, mais une centaine de cercueils, ça fait quand même beaucoup. "Disons qu'Elisée s’est dit qu’il fallait qu’il prévoie certaines choses. Il n'avait eu qu'un enfant, Paul, qui était mon grand-père. Mais Paul a fait un mariage d'amour et il a eu treize enfants ! En plus, il fallait de la place pour les six ou sept générations de Mélen-Joron qui étaient enterrés dans l’ancien cimetière et qui ont été déplacés dans le monument. Il y a même des Mélen de Grattepanche qui ont été ramenés à Loeuilly. "
La famille Mélen est par ailleurs une famille importante dans le secteur. C'est une famille de meuniers depuis la deuxième moitié du XVIIIᵉ siècle. Une profession qui a pu s'enrichir après la Révolution française lorsque le privilège de posséder un moulin a été retiré à la noblesse et au clergé. "Un marbrier vous dirait aujourd’hui que le caveau vaut le prix de deux maisons. Mais mon arrière-grand-père avait largement les moyens de le faire construire. Il était propriétaire de 7 moulins et de 110 hectares de terre. Aujourd’hui, 110 hectares, c’est la taille normale d’une ferme, mais à l’époque, c’était énorme. La fortune d’Elisée était estimée à 420 000 francs or (plus d'1,6 million d'euros, ndlr), avance Philippe Mélen. Il a tout donné directement à ses petits-enfants. Pour vous dire, son fils, mon grand-père Paul, qui était meunier à Loeuilly aussi, avait assez d’argent, sans l'héritage, pour se consacrer à ses expériences sur l’électricité : grâce à lui, Loeuilly a été un des premiers villages de France à être électrifié par deux turbines électriques installées au moulin et qui produisent toujours de l’électricité."
Depuis 1896, le caveau de la famille Mélen-Joron surplombe le village de Loeuilly et veille sur les morts du cimetière. Il s'abîme aussi. Il y a une quinzaine d'années, alors qu'il est enfin à la retraite, Philippe Mélen prend conscience de l'état de délabrement de ce patrimoine familial. "Il était à l'abandon : il était ouvert, on voyait les briques, se souvient-il. Donc je l’ai fait restaurer et on a divisé la facture entre les frères et sœurs et les cousins et cousines qui ont un parent enterré là. Comme on avait fait de gros travaux de sablage, on ne pouvait plus lire les noms, les prénoms, les dates de naissance et de décès. La peinture rouge était partie avec le sablage. On a été obligé de faire repeindre tout ça. Il y avait plus de 3 200 chiffres et lettres à refaire. Le graveur en faisait 300 par jour. Mais il était obligé de s’arrêter de temps en temps parce qu’il disait qu’il ne voyait plus rien !"
Un financement de la Fondation du patrimoine
Une facture entièrement réglée cette fois-ci par la Fondation de France : "l’un des fils de Paul - et donc l'un de mes oncles - qui était capitaine d’aviation et qui n’avait pas d’enfant, a légué sa fortune, qui était conséquente croyez-moi, à la Fondation de France. Et c'est pour ça que la Fondation de France a pris en charge à 100 % le devis du lettrage. Elle m’a aussi suggéré de faire un dossier de demande de subvention à la Fondation du patrimoine pour faire réparer l'une des grosses dalles d’ouverture qui était cassée en cinq morceaux. La Fondation du patrimoine qui m’a donné 1 000 € sur une facture de 2 800 €. C’est pour ça qu’il y a le petit panneau Fondation du patrimoine sur le caveau. C’est le seul en France. Je ne peux pas faire n’importe quoi sur le caveau."
Philippe Mélen continue d'entretenir cet insolite et exceptionnel caveau familial. Chaque mercredi, il s'arrête au cimetière en revenant de Conty où il va acheter le journal, le pain de la semaine et boire un café "ou une bière en fonction de l’heure. J’y vais pour voir si tout va bien. Parce qu’il y avait deux vasques en pierre de taille de 200 kg chacune : elles ont disparu. On a remis des vasques, en plastique, cette fois. Bizarrement, celles-ci sont toujours là !"
Il veille aussi sur les quelques sépultures qui entourent le monument familial. Il y en a une à laquelle on le sent attaché alors qu'il n'en a pas connu l'occupant. Elle est située en vis-à-vis du monument Mélen-Joron. Elle paraît minuscule avec sa stèle de craie sculptée et sa fosse simplement recouverte d'herbe. La pierre tombale, rongée par le temps, ne nous laisse même plus lire le nom du défunt. Philippe Mélen l'appelle la Pleureuse : "C’est comme ça que l'appelait mon père. C'est la tombe du fils de l’instituteur du village dans les années 1930, nous indique Philippe Mélen. La sculpture est très jolie. Elle représente une dame qui pleure. Papa me disait toujours quand on allait au cimetière que c’était la femme de l’instituteur qui pleurait son fils."
Gardien de ce patrimoine familial et local insolite, Philippe Mélen sait qu'un jour il ira rejoindre ceux sur lesquels il veille depuis plus de quinze ans. Il a sa place réservée dans le caveau familial. "Il reste 27 places dans le caveau. Dont la mienne, qui est réservée. Il y a mon nom sur le monument. Un de mes petits-fils m'a dit un jour 'papy, après toi, je prendrai le relais.' Je peux partir tranquille : la relève est assurée."