Dans les années 1850, le célèbre parfumeur Pierre Guerlain achète une propriété au Crotoy, dans la Somme, où il décide de construire un établissement de bains de mer, "Le Grand Hôtel". C'est le début d'une belle aventure qui va s'achever pendant la Seconde Guerre mondiale.
Pierre François Pascal Guerlain naît à Abbeville le 3 avril 1798. Louis François, son père, est potier d'étain et chandelier, c’est-à-dire qu'il fabrique des chandelles à base de suif. Puis Monsieur Guerlain père décide de se diversifier, et devient marchand d'épices. Le petit Pierre, baignera donc toute son enfance dans cette atmosphère odorante qui fleure bon le safran, la cannelle, le laurier ou la muscade. Un élément déterminant pour sa future carrière de parfumeur.
Il est élevé selon les valeurs bourgeoises de l'époque, où la part belle est faite à la valeur travail. En 1817, Pierre Guerlain quitte Abbeville. Il est ambitieux. Et après quelques années d'apprentissage auprès de parfumeurs parisiens, en 1828, il ouvre sa propre boutique rue de Rivoli, au rez-de-chaussée de l'hôtel Meurice. Rouges à lèvres, crèmes et eaux de toilette fondent très vite sa réputation d'excellence dans la cosmétique et il devient la coqueluche du Tout-Paris des élégantes fortunées, séduites par ses flacons, signés Baccarat, ou fabriqués dans la vallée de la Bresle entre Picardie et Normandie.
Retour aux sources pour un Picard devenu célèbre
Le fils de l'épicier abbevillois a donc bien grandi. C'est devenu un homme riche, connu des têtes couronnées européennes de l'époque, surtout depuis qu'il a créé en 1853, "l'Eau de Cologne Impériale", pour Eugénie, l'épouse de Napoléon III, dont il deviendra le parfumeur attitré. "Il est Picard dans l'âme, très attaché à son terroir d'origine", nous explique Annie Jacques, historienne, présidente de l'association Le Crotoy préservé et authentique. "À la fin des années 1840, il achète tout d'abord ce que l'on appelle communément Le Petit Manoir. C'est une grande maison carrée, qui existe toujours d'ailleurs, et que l'on aura coutume, par la suite, de surnommer L'Heure Bleue, du nom d'un célèbre parfum Guerlain, né en 1912."
Pierre Guerlain vient se ressourcer régulièrement en sa demeure crotelloise. "Il aime s'occuper des arbres de son verger", ajoute Annie Jacques, auteure du livre La vie balnéaire en baie de Somme, paru en 2011 aux éditions Engelaere. "Il aime tant sa région, qu'en 1848 il décide même de se présenter aux législatives dans la circonscription de la Somme".
"De leur côté, ses enfants se livrent à de longues courses sur la grève, dans les dunes, chassent les oiseaux de mer, randonnent dans la campagne. Souvent même jusqu’à Rue pour y poster le courrier. Ils se baignent, pratiquent l'aviron et se joignent aux pêcheurs à bord de leur canot. Aimé, l'aîné, inventeur du célèbre parfum Jicky en 1889, va jouer au billard au village ou faire un tour dans les bals alentour". Le temps du bonheur...
Cette grande maison est située dans la bien nommée rue de l'Impératrice. C'est la fille de Pierre Guerlain, Alix, qui l'occupera à la mort de son père. Les Guerlain y séjourneront encore jusque dans les années 80 puis elle sera vendue et transformée par des Belges en maison d'hôtes.
Grâce à Guerlain, Le Crotoy se met à l'heure de la grande vogue des bains de mer
Mais Pierre Guerlain ne va pas se contenter d'être simple propriétaire dans ce petit village de pêcheurs de moins de 2 000 habitants, resté à l'écart des grands flux touristiques qui touchent déjà des villes comme Boulogne, Deauville, Dieppe ou Étretat. "Pierre Guerlain est un précurseur, animé d'un grand esprit d'entreprise", précise Annie Jacques. "Quelques années après l'achat du Petit Manoir, sa propriété de vacances, Pierre Guerlain, a acquis des terrains pour construire Le Grand Hôtel. Nous sommes en 1860, à l'époque de la grande vogue des bains de mer. Un édifice imposant, situé rue de l'église, qui a très belle allure et possède deux accès, l'un côté mer, l'autre côté rue."
Le Grand Hôtel, construit par l'architecte parisien Théophile Raban, devient le siège de la société "Plage et Tourisme". Très vite, ce vaisseau amiral de l'hydrothérapie, comme on disait à l'époque, va attirer les touristes fortunés, venus de Paris notamment. Le Crotoy et sa longue plage de sable fin, exposée au sud, deviennent un lieu très fréquenté.
Et puis, cet hôtel, dont les publicités de l'époque vantent "les 110 chambres, l'eau courante et la cuisine renommée" comprend aussi un casino, une salle de billard et 150 cabines fixes et mobiles. Une autre publicité promet "la pension complète avec 3 repas, pour 29 francs par jour en août, 25 francs en septembre". Enfin, la façade du Grand Hôtel est dotée d'une grande véranda qui donne sur la mer.
Dans une correspondance datant de 1900, et extraite du livre La vie balnéaire en baie de Somme, on peut lire ceci : "nous sortons de l'hôtel en costume de bain et peignoir. Pas besoin de cabine (...). Nous mangeons à 300 environ dans une salle vitrée, au bord de la mer. Le seul inconvénient : il faut aller chercher de l'eau dehors pour sa toilette et aller aux WC dans la cour."
Un établissement luxueux pour l'époque, qui ne fait pas que des heureux. En témoignent ces quelques lignes signées de Florentin Lefils, historien local contemporain de Pierre Guerlain, qui note avec une certaine ironie : "l'excellence de la plage du Crotoy méritait en effet qu'on fît quelques dépenses pour l'agrément et la commodité des gens qui venaient y passer quelques mois de la belle saison. Mais il fallait autre chose qu'un hôtel engloutissant un capital de 300 000 francs (...). Ce qui manque à ce petit pays isolé au milieu de la baie de Somme, c'est une communication permanente et facile avec les stations voisines de la ligne de Boulogne. Il y eut un service d'omnibus sur la gare de Rue, mais il était trop irrégulier et d'un prix trop élevé pour servir convenablement les intérêts du Crotoy".
Et c'est là que le bât blesse. Le Crotoy n'est pas correctement desservi. Le train n'y arrivera qu'en 1887, "une date qui signe le véritable point de départ du succès de la station", nous dit l'historienne Annie Jacques. "Or, des villes voisines de la côte atlantique et de la Manche comme Le Touquet, Dieppe, Étretat ou Boulogne sont dotées de lignes de chemin de fer qui favorisent leur essor bien plus tôt. Le Crotoy est à l'époque un village de pêcheurs pittoresque certes, mais sa capacité d'accueil est limitée et il n'offre pas tout le confort auquel les aristocrates sont habitués".
"Je dois ajouter qu'il y a toute une légende qui s'est forgée autour du désir supposé de Pierre Guerlain de faire venir au Crotoy l'impératrice Eugénie dont il était le parfumeur attitré. Moi, je pense qu'il était très conscient de son attirance naturelle pour Biarritz où elle se faisait construire une somptueuse villa et où elle se rendait depuis des années. N'oublions pas que l'impératrice avait des origines espagnoles".
Mort du fondateur et envol d'un empire
Pierre Guerlain meurt le 2 novembre 1864, à Colombes, dans les Hauts-de-Seine. Ses fils aînés reprennent les rênes de l'entreprise familiale et sa fille, Alix, devient la gardienne du Petit Manoir au Crotoy. "À compter de la mort de Guerlain, l'établissement des bains de mer, est revendu à différents propriétaires, raconte Annie Jacques. Il sert d'hôpital militaire pendant la Grande Guerre, mais il ne survivra pas à la Seconde Guerre mondiale. On suppose que l'imposant Grand Hôtel faisait obstacle au bunker de communication des Allemands qui occupent la ville. Donc, ils l'ont démoli. Des cartes postales de cette période montrent des ruines". Une destruction qui signe la fin quasi définitive de l'établissement des bains de mer lancé au milieu du 19ᵉ siècle par Pierre Guerlain au Crotoy.
"Seuls resteront les deux pavillons d'entrée jusque dans les années 70. Ils serviront même d'école et les plus anciens crotellois s'en souviennent bien ! Mais malheureusement, ils seront détruits comme on démolissait allègrement à l'époque, hélas ! Le terrain a été vendu à un promoteur pour y construire une résidence moderne. De nombreuses stations balnéaires ont eu à souffrir de ces mêmes choix malheureux." Le seul vestige restant aujourd'hui de cet orgueilleux hôtel est une rampe d'accès à la plage...
En revanche, Pierre Guerlain a réussi à fonder une dynastie de parfumeurs connue dans le monde entier. Ses descendants resteront propriétaires de la fameuse marque à l'abeille, l'animal totem de la marque, jusqu’en 1994, date de son rachat par le groupe de luxe français LVMH.
"Moi j'admire cet homme, fils d'épicier, ex-colporteur, qui monte sa propre affaire. Je l'admire, car ce fils de petits artisans illustre parfaitement le 'self-made-man' cher aux Américains. En 1830, il se marie avec une jeune femme, Louise Adélaïde Boulay, de douze ans sa cadette, qui mourra prématurément, en couches, après lui avoir donné six enfants. Mais il va décider de rester veuf toute sa vie. Des épreuves personnelles qui n'entachent en rien son désir de réussite. Oui, je trouve que ce personnage a un côté très romanesque", conclut Annie Jacques, conservateur du patrimoine de métier, et qui a choisi de vivre sa retraite au Crotoy, au plus près de ce glorieux passé très Belle Époque.