L'histoire du dimanche - Depuis Fort-Mahon, la traversée en canoë de 5 garçons pour rejoindre le G. de Gaulle à Londres

Le 16 septembre 1941, plus d'un an après l'appel du général de Gaulle, cinq jeunes garçons décident de traverser la Manche pour rejoindre les Forces françaises libres en Angleterre. Au péril de leur vie, ils sont partis depuis Fort-Mahon dans la Somme avec seulement deux canoës et quelques vivres.

Leur expédition, aussi folle qu'il y paraît, était en réalité bien pensée et organisée. Depuis plusieurs mois déjà, les cinq compères préparaient "leur coup" sous les yeux des Allemands qui occupaient en 1941 la station balnéaire de Fort-Mahon dans la Somme.

Pami eux, Pierre et Jean-Paul Lavoix, 19 et 17 ans, prirent les rênes de ce commando un peu particulier. Originaires de Douai, ils s'étaient installés avec leur famille sur le littoral picard au début de la guerre. "Dès le jour de l'arrivée des Allemands, mon frère et moi avons senti s'éveiller en nous l'esprit de résistance", raconte Pierre Lavoix dans l'un de ses récits de l'époque paru dans le journal du Marin en mai 2000.

Un esprit de résistance qui s'était réaffirmé d'autant plus après l'appel du général de Gaulle le 18 juin 1940. "Nous voulions, dès que ce serait possible, rejoindre les Forces françaises libres. Nous ne voulions pas accepter d'être des vaincus", affirment-ils dans leur récit paru dans France du Nord en 1946 et retranscrit par l'Association du souvenir des cadets de la France libre. Ils embarquèrent avec eux dans leur aventure, deux autres jeunes adolescents de Fort-Mahon, Christian et Guy Richard âgés de 17 et 15 ans, avec qui ils avaient l'habitude de faire du canoë. Le cinquième, Reynold Lefebvre, 16 ans, se greffa au groupe par la suite. Originaire de Saint-Denis, il avait également pour projet d'effectuer la traversée de la Manche, dans un canoë qu'il avait dégoté pour seulement 300 francs, car il y avait un gros trou dedans.

La mer déchaînée et une vedette allemande qui rôde

16 septembre 1941 : les conditions météorologiques permettent enfin de faire le voyage. Les cinq garçons ont tout préparé : une carte, des instruments de navigation, deux boussoles, un fusil et 45 cartouches, 10 kg de pain, de l'eau, des biscuits, du sucre, des rillettes et un drapeau français.

Les premiers coups de pagaie laissent d'énormes traînées horriblement phosphorescentes et d'un instant à l'autre nous sommes convaincus que les mitrailleuses vont crépiter.

Pierre Lavoix

Ce soir-là, ils décident d'attendre le couvre-feu pour prendre le large dans leurs deux canoës, dont celui de Reynold avait été réparé entre temps. Il faut faire vite pour ne pas être repérés, le poste côtier allemand n'étant qu'à quelques mètres. Une fois à bord des deux canots, le premier réflexe est de quitter la plage à toute vitesse. "Les premiers coups de pagaie laissent d'énormes traînées horriblement phosphorescentes et d'un instant à l'autre nous sommes convaincus que les mitrailleuses vont crépiter. Il n'en est rien et nous nous écartons à toute allure, naviguant de conserve, pagayant avec rage à nous toucher tant la nuit est noire", écrit Pierre Lavoix. 

Les premières difficultés passées, les garçons se fient à leurs boussoles et aux étoiles pour se diriger. La voile est hissée et ils estiment à ce moment-là leur temps de trajet à dix heures. Seulement, la mer ne leur laisse aucun répit et l'équipage est régulièrement aspergé par les vagues. Il faut sans cesse vider l'eau des embarcations, alors que certains comme Pierre, commencent à avoir le mal de mer.

Vers minuit, un vrombissement surgit au loin. C'est une vedette allemande pas de doute. "Les voiles sont abattues. Un projecteur s'allume, cherche, ne nous trouve pas car les vagues sont assez hautes pour nous cacher et nous inonder par la même occasion", raconte Pierre Lavoix. Dans la nuit noire, l'équipage aperçoit de la lumière au loin. Mais à l'heure où il est, ce ne peut pas être l'Angleterre. Il s'agit en réalité de Boulogne-sur-Mer. Les garçons ont simplement longé la côte. Une fois leur direction rectifiée, il ne reste plus que l'eau à perte de vue. C'est presque un soulagement, plus de risque de se faire repérer.

Après 30 heures de traversée, les falaises d'Eastbourne

Après plusieurs heures de navigation, le jour se lève et laisse apparaître les premiers espoirs. Au loin, les jeunes marins aperçoivent enfin les côtes, mais il n'est pas si facile que cela de rejoindre le bord. "La mer commence à descendre, le vent remonte au nord, nous sommes épuisés, les vagues sont plus fortes ; la côte est si près qu'on distingue parfaitement les maisons, mais les éléments sont contre nous et nous sommes emportés vers le large", relate Pierre Lavoix. À ce moment-là, il serait plus aisé de rejoindre la plage à l'ouest, mais le vent, de face, les empêche d'avancer. Ils décidèrent alors de longer la côte et d'appeler du secours. Mais ni le Spitfire anglais qui leur passe au-dessus, ni les vedettes qui patrouillent ne les remarqueront. Une autre nuit de navigation les attend alors jusqu'à atteindre les rochers.

Nous sommes au milieu de la nuit quand l'équipage se retrouve au pied des falaises d'Eastbourne, une grande station balnéaire sur la côte de l'Angleterre. "Nous avançons avec prudence parmi les rochers puis débarquons avec de l'eau à mi-jambe faute de pouvoir aller plus loin ; mais, épuisés, trempés, grelottants, nous ne pouvons tenir sur nos jambes inactives depuis 30 heures et nous nous traînons jusqu'aux galets. Nous avons parcouru 150 km.", indique Pierre Lavoix.

Après avoir dormi un peu, les cinq garçons se séparent. Reynold et Pierre décident de reprendre la mer pour regagner le port tout en ayant pris soin de hisser le pavillon français. Jean-Paul, Christian et Guy font eux la route à pied, le second canot s'étant éventré sur les rochers. Ils tombent alors sur des ouvriers qui les recueillent dans un hangar où ils peuvent se réchauffer et se restaurer. "Peu de temps après arrive un car de police dans lequel on nous installe avec une couverture bien chaude. Pendant ce temps, le canot continue sa route paisiblement quand les deux membres de l'équipage s'entendent interpellés. Ils regardent et voient une jupe, ils se disent ce n'est rien, c'est une femme, mais regardant de plus près ils reconnaissent un lieutenant écossais. Ils accostent alors et sont embarqués dans notre car qui vient d'arriver", explique Jean-Paul Lavoix dans son récit écrit en 1945 et retranscrit par l'Association du souvenir des cadets de la France libre.

De Gaulle et Churchill en comité d'accueil

Au commissariat, les cinq jeunes hommes sont bien reçus. "Nous passons la journée à être interrogés et admirablement soignés, vêtus d'immense habits de policiers anglais, deux costumes auraient suffit pour nous cinq", écrit Jean-Paul Lavoix. Le lendemain, le car de police les conduit à Londres où ils sont reçus par le général de Gaulle en personne. Une incroyable récompense pour eux. "Celui à qui tous les Français devaient tous leurs espoirs nous reçoit dans son bureau de Carlton Garden. Il nous parle de la France, des Français libres, nous interroge sur notre voyage. Nous étions bien payés de nos peines", relatent les frères Lavoix dans leur récit paru dans France Libre Nord en 1946.

Et ils ne croyaient pas si bien dire puisque le 22 septembre, les cinq jeunes garçons sont présentés au Premier ministre anglais, Winston Churchill. "Voilà le visage de la vraie France", dit-il, alors que Madame Churchill sert du champagne aux garçons dans les jardins du 10 Downing Street. Une séquence captée par les journalistes où l'on voit les désormais fameux "French Boys" reçus par le Premier ministre est toujours visionnable aujourd'hui :

"Tous les journaux du soir et ceux du lendemain matin relatent notre équipée ainsi que cette réception et en publient une photo. La semaine suivante c'est le tour des revues. Tous mettent l’accent sur notre jeune âge", raconte Guy Richard dans son récit paru en 1961 dans le bulletin annuel de l’association des anciens combattants du ministère de la Construction, puis repris dans le bulletin municipal de Fort-Mahon de décembre 1978.

Ce souvenir gravé des deux côtés de la Manche

Après cet épisode, les cinq garçons se séparent au mois d'octobre 1941. Pierre Lavoix, le plus grand, entre dans la Marine. Les quatre autres à l'école nationale des Cadets. Les frères Lavoix participent ainsi au débarquement en Normandie, les frères Richard eux, effectuent la campagne d'Italie. Quant à Reynold Lefebvre, nommé sous-lieutenant, il meurt sur le champ de bataille le 17 janvier 1945 en Alsace. Il avait 20 ans.

80 ans plus tard, leur épopée est restée dans les mémoires des deux côtés de la Manche. À Fort-Mahon, comme à Eastbourne, une stèle marque l'endroit où ils sont partis et arrivés. "Avant le Covid, on faisait une cérémonie tous les ans aux alentours du 18 juin, indique le maire de Fort-Mahon, Alain Baillet. Les Anglais viennent chez nous, ou nous nous rendons là-bas. On emmène les enfants des écoles de la ville. Ils sont très souvent fascinés par cette histoire. Il fallait avoir un sacré courage quand même pour faire cette traversée avec si peu de moyens."

L'édile de la commune ne manque pas d'ajouter qu'une fois la crise sanitaire passée, il sera important de se réunir à nouveau pour que l'on se souviennent encore, comme l'écrivaient les frères Lavoix, des "petits Cadets que le Général aimait bien et qui, l'heure venue, se montrèrent partout des héros."

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