"Ils sont parfois restés trois à quatre mois sans salaire" : les travailleurs chinois, ces petites mains de l'armée, oubliés de la Grande Guerre

Plus de 100 ans après l'armistice de la Première Guerre mondiale, des hommages sont rendus chaque année aux soldats, mais le grand public ignore toujours le sort des près de 140 000 travailleurs chinois enrôlés par les armées française et anglaise durant la Grande Guerre. C'est l'histoire du dimanche. (Première publication le 12 novembre 2023)

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À première vue, rien n’indique sa présence. Situé le long d’une route de la petite commune de Noyelles-sur-Mer, dans la Somme, le cimetière chinois de Nolette est pourtant le gardien d’un pan oublié de l’histoire de la Grande Guerre. Près de 850 âmes chinoises y reposent, uniquement des civils, bien qu’il s’agisse d’un cimetière militaire.

Les défunts y sont enterrés anonymement et des stèles blanches comportent des idéogrammes chinois ainsi que des inscriptions en anglais : "Faithful unto Death [fidèle jusqu'à la mort]", "Though dead he still liveth [Bien que mort, il vit encore]" ou encore "A good reputation endures for ever [Une bonne réputation est éternelle]". Rarement, on trouve aussi le nom en anglais ou le matricule de l'homme.

Les travailleurs de l'ombre de l'arrière-front

Ces défunts font partie des quelque 140 000 hommes mobilisés en France, dont 100 000 enrôlés par l'empire britannique et le reste par l'armée française. Jusqu'à aujourd'hui, ils sont souvent appelés les "coolies". Mais pour Li Ma, historienne et sinologue, c'est une appellation raciste, comme d'autres termes utilisés pour les désigner. Entre autres explications possibles, le mot ferait référence à une façon brutale d'utiliser la main d'œuvre. Il est composé d'un idéogramme signifiant pénible et d'un pictogramme signifiant amer.

Ces hommes étaient en fait des travailleurs chinois volontaires, recrutés pour effectuer les tâches de l'arrière-front. On les employait pour travailler dans les usines d'armement, mais aussi pour creuser et entretenir les tranchées, récupérer les corps des soldats tués sur le no man's land et après la guerre, déminer.

La France a classé les archives qui concernent ces hommes dans les cartons de la colonisation. C'est une grande erreur !

Li Ma,

historienne sinologue

Les travailleurs chinois ont un statut particulier parfois oublié. Ils ne sont pas soldats puisque le contrat passé entre la France et la Chine ne leur permet pas de prendre les armes et surtout parce que la Chine n'est pas positionnée dans la Grande Guerre. Ils sont recrutés et dirigés par des militaires, mais ils n'ont que des fonctions annexes à la guerre.

De plus, on les assimile souvent à des soldats coloniaux, notamment en les désignant par des termes génériques qui leur sont consacrés tels que "coolies". La Chine n'a jamais été une colonie française ou britannique. "La France a classé les archives qui concernent ces hommes dans les cartons de la colonisation. C'est une grande erreur", ajoute Li Ma.

Un recrutement en accord avec la Chine

Quand on demande à Li Ma si ces travailleurs étaient vraiment volontaires, la réponse est éloquente : "Tout autant que les Français qui vont travailler en Chine aujourd'hui ! Ils y voient une opportunité de s'enrichir." Le salaire proposé était jusqu'à dix fois supérieur au salaire local. En revanche, impossible de savoir s'ils étaient bien conscients de ce qu'ils allaient faire en Europe.

Peu d'hommes correspondaient aux critères d'embauche, bien que 140 000 travailleurs chinois aient été envoyés en France et 200 000 en Russie. La sélection des hommes était drastique. Il fallait avoir une santé de fer et faire plus de 1,75 m.

Le recrutement s'est fait en accord avec le gouvernement chinois, qui n'était pas impliqué dans la guerre, à la condition que ces hommes ne combattent pas. "Le gouvernement chinois a accepté parce qu'il voulait participer aux négociations à la fin de la guerre. Il pensait pouvoir participer à la conférence de paix à la fin de la guerre, mais finalement ça n'a pas été le cas. Ça a été perçu comme une trahison", ajoute Li Ma.

Aucun contact autorisé avec la population locale

Les clichés racistes à propos des travailleurs chinois foisonnaient dans la presse, et ce même après la guerre : de quoi accentuer la méfiance des Picards à l'égard de ces étrangers. Dans La revue mondiale du 1er juillet 1925, on pouvait lire : "Il y avait en France en 1925, environs 50 000 travailleurs chinois. Cette main d'œuvre fut une main d'œuvre coûteuse et dont le rendement ne fut jamais en rapport avec les frais qu'elle nécessitait. En effet, ces hommes étaient pour la plupart des aventuriers paresseux, et de plus le climat leur était peu favorable."

Li Ma, historienne et sinologue spécialiste de l'histoire de ces travailleurs chinois pendant la Grande Guerre, explique que cette défiance des citoyens envers eux est multifactorielle. Selon elle, c'est d'abord un problème de communication : "Les Chinois n'avaient pas le droit de communiquer avec la population civile. Le camp de Noyelle-sur-Mer a accueilli jusqu'à 70 000 travailleurs en même temps alors que le village ne comptait que 1 000 habitants et pourtant aucun contact n'était autorisé".

Quand les Anglais criaient "go, go" pour envoyer les Chinois travailler, ils comprenaient "chiens" et ça a été la source de nombreuses révoltes.

Li Ma,

historienne sinologue

Le fait qu'ils ne puissent pas se mélanger à la population contribuait à entretenir l'image mystérieuse de ces hommes venus d'une culture inconnue dans un territoire que les guerres avaient sinistré. "Tout ce qui était étranger était rejeté par les Britanniques. La culture chinoise était tellement différente de celles des Anglais qui les dirigeaient ou des Picards qui vivaient autour", explique Li Ma.

De toute façon, ils ne parlaient ni français ni anglais et ça créait beaucoup de confusions. "Quand les Anglais criaient "go, go" pour envoyer les Chinois travailler, ils comprenaient "chiens" et ça a été la source de nombreuses révoltes", raconte la chercheuse.

Des conditions de vie déplorables

La défiance de la population est aussi liée à des vols qui leur sont reprochés dans la presse "à tort ou à raison" d'après Xavier Boniface, historien. Li Ma explique qu'ils "sont parfois restés trois voire quatre mois sans salaire et sans autre soutien des armées coloniales". L'interdiction de communiquer avec la population ne leur permettait pas de trouver de soutien ailleurs.

Les travailleurs chinois vivaient dans des camps militaires insalubres et n'étaient pas bien équipés pour faire face au froid dont ils souffraient énormément. Le camp de Nolette à Noyelles-sur-Mer a d'ailleurs été un camp de transit pour tous les travailleurs chinois de la Grande Guerre.

En plus de ces conditions de vie déplorables, les armées anglaises et françaises avec ses travailleurs qu'elles considèrent comme des sous-hommes. "Parfois, on les envoyait quelque part en train et on les laissait dans le train à attendre pendant une semaine jusqu'à ce que quelqu'un vienne les chercher. Beaucoup mourraient durant ces trajets", décrit Li Ma.

Après la guerre, des destins divers

La majorité des travailleurs chinois sont morts : de froid, de la grippe espagnole, et parfois des bombardements. Dans son livre Le cimetière chinois de Nolette en Picardie, l'historien Yassine Chaïb parle d'un bilan insuffisant de 2 000 morts. Certains sont rentrés en Chine où ils auraient importé le communisme. Les travailleurs les plus qualifiés parlaient français et c'est aux contacts des anarchistes et communistes des usines de Montargis et de Boulogne-Billancourt qu'ils ont été formés. La diaspora chinoise avait même un journal communiste qui s'appelait Jen-Yue-Pao.

3 000 à 6 000 Chinois ont choisi de renouveler leurs contrats et de rester en France. Difficilement intégrés à la société, 77 d'entre eux se sont quand même mariés à des femmes françaises, principalement en Picardie et dans le Nord-Pas-de-Calais. Leurs héritiers se trouvent aujourd'hui principalement dans le 13e arrondissement de Paris.

Une mémoire à restaurer

Le souvenir de ces soldats repose en grande partie sur les cimetières militaires comme celui de Nolette. Ils sont peu nombreux, seulement 16 en France qui regroupent plus de 10 tombes. Tous sont administrés par la Grande-Bretagne. "Pour l'Angleterre, c'est un devoir de mémoire pour tous les pays qui ont participé à la guerre, mais la France ne l'a jamais fait", explique Li Ma. Seules deux plaques commémoratives ont été disposées dans la ville de Paris en 1988 et 1998. "L'État français commence à prendre conscience de ça".

"J'ai organisé un colloque sur les travailleurs chinois de la Première Guerre mondiale en 2010 avec quatre pays différents. Plusieurs ministères français y ont participé et ont insisté sur le fait d'afficher leurs logos : un moyen de montrer que la France a officiellement participé à leur mémoire parce qu'avant, il n'y avait rien du tout, deux malheureuses plaques", raconte l'historienne. En 2018, Emmanuel Macron a rendu hommage aux travailleurs chinois lors de sa première visite en Chine.

Depuis 2018, tous les ans, a lieu une commémoration pour la mémoire des travailleurs chinois au cimetière de Nolette. Elle se tient le jour du Qingming, l'équivalent de la Toussaint en Chine : seul jour de repos accordé à ces hommes durant la guerre. Ce sont des associations qui l'organisent, mais des personnalités politiques françaises et chinoises y participent régulièrement.

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