C'est un grand nom de la résistance armée au nazisme. Comme Cécile Rol-Tanguy et Lucie Aubrac. Un nom qu'elle mettra ensuite au service d'autres peuples comme grand reporter pour L'Humanité. Madeleine Riffaud s'est éteinte à l'âge de 100 ans. Cent ans d'une vie incroyable dédiée à la lutte et au combat et qui a commencé dans le Santerre.
C'est une histoire qu'on croirait sortie d'un roman. Un roman en plusieurs tomes. Sur la lutte, le combat, la mort, l'engagement et l'irrépressible désir de justice et d'égalité. Sur la vie finalement.
C'est l'histoire de la vie de Madeleine Riffaud. Résistante, grand reporter, poétesse, écrivaine. Amie d'Éluard, d'Aragon et de Picasso, elle a côtoyé les plus grands de ce monde, hommes politiques comme artistes. Elle a rendu compte des grands bouleversements du XXe siècle.
Madeleine Riffaud s'est éteinte à l'âge de 100 ans mercredi 6 novembre 2024. Elle, et ce sacré caractère qui a fait d'elle ce qu'elle a été. Foi de Jean-David Morvan. Le scénariste de bandes dessinées a fait sa connaissance en 2017 "et depuis, on ne se quitte plus", nous confiait-il en septembre dernier.
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Ensemble, ils venaient de finir le troisième tome de Madeleine, résistante, le roman graphique qui retrace les mille et une vies de Madeleine Riffaud. Il en faudrait bien cinq autres tomes pour tout dire.
L'empreinte indélébile de la guerre
L'histoire commence donc un 23 août 1924 à Arvillers dans la Somme. Dans le Santerre plus précisément, où les parents de Madeleine sont mutés de leur Haute-Vienne natale pour enseigner à Bouchoir pour son père et à Folies pour sa mère. Le Santerre, à l'époque, est en pleine zone rouge. La zone rouge, c'est la zone des champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Celle de la destruction et de la dévastation. Celle de la mort.
"La vie de Madeleine est marquée par la guerre, commence Jean-David Morvan. Son père a été gravement blessé sur le front à une jambe. Elle naît et grandit sur les morts de la guerre 14. Quand elle avait 12 ans, c'est la guerre d’Espagne. Et son père, qui était socialiste, lisait les journaux sur la guerre d’Espagne. Et il s’est rendu compte rapidement qu’il allait falloir faire la guerre aux nazis pour avoir la paix ensuite. Donc elle a toujours été élevée dans cet esprit de combat, de lutte contre le fascisme. "
Il m'a mis un coup de pied au cul. Il m'a envoyée valser à deux mètres. Je suis tombée sur le nez. Et, couchée par terre, je me suis dit "c'est bon, ça suffit."
Madeleine Riffaud
La guerre et le fascisme la rattrapent en gare d'Amiens en 1940. Madeleine a 16 ans. Comme des centaines de milliers d'habitants du nord de la France, elle a évacué la zone occupée dès le début de la Seconde Guerre mondiale.
En 1940, elle revient d'exode qu'elle a passé dans le Limousin avec ses grands-parents. "Elle veut aller chercher un brancard à la Croix rouge pour son grand-père qui a un cancer de la hanche, raconte Jean-David Morvan. Donc elle traverse la gare d’Amiens au milieu de soldats allemands qui campaient là. Ils se mettent à la siffler. À lui soulever sa jupe. Ça met le boxon dans la gare. Donc un officier allemand décide de la mettre dehors pour calmer les choses."
"Il m'a mis un coup de pied au cul. Il m'a envoyée valser à deux mètres, se souvenait-elle en 2022. Je suis tombée sur le nez. Et, couchée par terre, je me suis dit 'c'est bon, ça suffit.'"
Ce geste sera pour la jeune fille l'humiliation de trop. Et "ce formidable coup de pied au cul", comme elle le qualifiera des années plus tard, le point de départ de tout.
Pseudonyme : Rainer
Madeleine veut absolument rejoindre la Résistance. Mais son irrépressible envie de lutter contre l'occupant va être contrariée : atteinte de tuberculose, elle est envoyée se faire soigner dans un sanatorium en Isère. Elle part avec un jeune homme mandaté pour l'emmener sur place. Et qui la viole plusieurs fois dans un hôtel de Grenoble où ils font escale.
Le sanatorium va finalement offrir à la jeune fille la possibilité d'entrer dans la Résistance. "Elle a eu du mal à trouver un réseau. Mais au sanatorium, elle rencontre son amoureux, Marcel, qui est venu se requinquer avant de partir à Paris pour entrer dans un réseau de résistance. Elle l’a forcé à l’emmener et elle est rentrée au Front national de la libération de la France en tant qu’élève sage-femme", raconte Jean-David Morvan. Elle prend le pseudonyme Rainer, en hommage au poète allemand Rainer Maria Rilke parce qu'elle faisait "la guerre aux nazis, pas au peuple allemand", justifie-t-elle.
Marquée par l'exécution du groupe Manouchian, elle intègre la résistance armée et les Francs tireurs partisans (FTP). Elle y apprend le maniement des armes, qu'elle connaît déjà pour être allée à la chasse avec son père lorsqu'elle était plus jeune, le sabotage et la pose d'explosifs.
On regrette toujours d’avoir ôté la vie à quelqu’un. Toujours. Pas sur le moment. Après. Et pendant longtemps.
Madeleine Riffaud
Nous sommes désormais à l'été 1944, l'été des 20 ans de Madeleine Riffaud. L'été où tout va basculer. Le 10 juin, 643 des 676 habitants d'Oradour-sur-Glane sont massacrés par les SS. Une exaction qui traumatise Madeleine qui connaissait tout le monde dans ce village de la Haute-Vienne, voisin de celui où vivaient ses grands-parents et où elle passait toutes ses vacances. Un traumatisme aggravé par la mort de plusieurs de ses compagnons de combat.
Torturée, condamnée à mort et déportée
Le 23 juillet 1944, répondant aux directives de la Résistance demandant d'intensifier les actions armées pour provoquer le soulèvement des Parisiens, elle vole le pistolet d'un policier et abat de deux balles un officier allemand sur le pont de Solférino. Un geste qu'elle expliquera plus tard par un état de choc post-traumatique et qu'elle continue de regretter : "On ne prend pas de décision. On est aux ordres de ses chefs. On n’a pas à discuter, expliquait-elle en 2022. Mais on regrette toujours d’avoir ôté la vie à quelqu’un. Toujours. Pas sur le moment. Après. Et pendant longtemps."
Arrêtée par la milice, elle est livrée à la Gestapo qui va la torturer pendant trois semaines. Trois semaines aux termes desquelles elle est condamnée à mort. "On lui fait comprendre qu’elle va être fusillée. Elle se lève et elle remercie le soldat qui lui dit ça. Parce que, pour elle, c’est suivre l’exemple de Manouchian et de tous ses copains résistants. Donc elle est prête à être fusillée. Mais le policier auquel elle a volé l'arme qu'elle a utilisée la reconnaît. Elle a été sortie de prison pour être confrontée à ce policier. Et elle n’est pas fusillée à la date prévue. Elle a été annoncée fusillée par Radio Londres parce qu’elle était sur les listes mais elle ne l’a pas été".
"Je ne devrais pas être là".
— INA.fr (@Inafr_officiel) November 6, 2024
En 1974, Madeleine Riffaud racontait sa libération de prison en août 1944, alors qu'elle était condamnée à mort pour avoir tué un officier de l'armée d'occupation.
La résistante est décédée ce mercredi 6 novembre à l'âge de 100 ans. pic.twitter.com/1Z3uienuEP
Madeleine Riffaud est à nouveau emprisonnée à l'issue de cette confrontation. À nouveau torturée et à nouveau condamnée à mort. Cette fois-ci, elle est déportée à Ravensbrück dans "le convoi de 57 000", le dernier train qui partira de Paris pour les camps. Le 15 août 1944, elle saute du wagon en gare de Pantin. Et retourne aussitôt rejoindre la Résistance. Elle est alors affectée à la tête d'un détachement de 30 résistants.
Elle participe à la libération de la place de la République. Elle est faite lieutenant sous le feu. Et, à la fin de la journée, elle se rend compte que c’est son anniversaire. Qu’elle a 20 ans. Elle avait oublié.
Jean-David Morvan, scénariste de Madeleine, résistante
Les premiers combats pour la libération de Paris secouent les rues de la capitale dès le 19 août. Madeleine et son groupe sont chargés d'intercepter un train transportant des Allemands. Le 23 août 1944, la jeune aspirant lieutenant n'a que trois hommes avec elle pour mener à bien sa mission. Postés aux Buttes Chaumont, ils parviennent à faire prisonniers les 80 soldats ennemis ainsi qu'un grand nombre d'armes et de munitions qui voyageaient avec eux. "Après ça, elle est repartie au combat en participant à la libération du 19e arrondissement de Paris et de la place de la République où il y avait la plus grosse caserne de soldats allemands, la caserne du prince Eugène, explique Jean-David Morvan. Elle est faite lieutenant sous le feu pour ces actes. Et, à la fin de la journée, elle se rend compte que c’est son anniversaire. Qu’elle a 20 ans. Elle avait oublié... voilà la première partie de la vie de Madeleine."
L'une des premières grandes reporters de guerre
Démobilisée le 31 août 1944, la jeune femme revient difficilement à la vie civile. Sa tuberculose l'empêche d'intégrer l'armée. Les semaines de torture qu'elle a subies ont fragilisé sa mémoire. Elle souffre par ailleurs d'un profond syndrome du survivant. Dépressive et désœuvrée mais toujours exaltée, Madeleine Riffaud, alors qu'elle défile sur un tank le 11 novembre 1944 dans les rues de Paris, croise à nouveau Claude Roy. Elle avait fait la connaissance de l'écrivain lors de son séjour au sanatorium en Isère.
"Claude Roy lui propose de l’accompagner chez des copains. Et ses copains, c’est Tristan Tzara, Aragon et Éluard, énumère Jean-David Morvan. Éluard décide de s’occuper d’elle. Il publie ses premiers poèmes. Il lui fait rencontrer Picasso et la fait rentrer au journal Ce soir pour devenir reporter. Sa vie de reporter de guerre, de grand reporter commence après la guerre. Elle va devenir journaliste anticolonialiste. Donc elle va aller au Vietnam où elle va vivre plus d'un an et devenir proche d'Hô Chi Minh. Elle va aller en Algérie, au Congo."
Entre-temps, elle s'est mariée, a mis au monde une fille et a divorcé.
La manière de penser de Madeleine et d’écrire ses articles était très clivante. Elle n’était pas neutre et elle ne l’a jamais été.
Jean-David Morvan, scénariste de Madeleine, résistante
Madeleine Riffaud devient journaliste. Elle écrit pour Ce soir, La vie ouvrière et l'Humanité. Reconnaissable à sa longue tresse brune, laissant sur son passage des effluves de tabac à pipe et de cigarillos, elle est grand reporter qui raconte les combats des autres dans des guerres qui sont aussi un peu les siennes. Engagée, dans ses articles sur la décolonisation, elle dénonce les pratiques peu reluisantes du gouvernement. C'est ainsi qu'en 1961, elle révèle que Maurice Papon, alors préfet de police, fait torturer des étudiants algériens au sein d'un commissariat du quartier latin. Là même où elle avait été torturée pendant la guerre. Ses reportages en Algérie lui valent une tentative d'assassinat perpétrée par l'OAS en 1962.
"La manière de penser de Madeleine et d’écrire ses articles était très clivante. Elle n’était pas neutre et elle ne l’a jamais été. Elle s’est battue en tant que reporter pour dénoncer cette France qui se conduisait en Algérie par exemple comme elle trouvait que les nazis s’étaient conduits chez nous. Dans les années 1960, elle s'est attaquée à Papon qui faisait torturer des étudiants dans le quartier latin, là où elle-même avait été torturée. La France qu'elle voulait, c'est à peu celle d'aujourd'hui. Elle avait raison alors qu’elle était tellement clivante à l’époque. Beaucoup de gens la détestaient et d’ailleurs, elle détestait assez bien beaucoup de gens parce qu’elle a un sacré caractère ! Ça a vraiment été une chienne de guerre toute sa vie. Et aujourd’hui, on se rend compte qu’elle avait raison."
Changement de vie
De 1965 à 1973, elle couvre la guerre du Vietnam qu'elle vit depuis le maquis vietcong bombardé par les Américains. De ces reportages, elle fera un livre, Au Nord-Vietnam, écrit sous les bombes, gros succès en librairie.
En 1973, à la fin de la guerre du Vietnam, Madeleine Riffaud met fin à sa carrière de journaliste grand reporter. Son engagement politique et journalistique n'était en effet pas que le fruit de convictions profondes. C'était aussi l'expression de ce syndrome du survivant qu'elle traîne depuis presque trente ans. "Comme elle le dit, 'j’étais en choc post-traumatique. J’avais besoin de me confronter à la mort sinon la vie n’avait pas beaucoup de goût si je ne risquais pas la mort'. Elle a mis beaucoup d’années de psychanalyse à s’en sortir", précise Jean-David Morvan.
Dans les années 70, elle change de voie : elle devient psychanalyste. Elle va dans les hôpitaux pour aider les enfants à mourir, un autre boulot de dingue.
Jean-David Morvan, scénariste de Madeleine, résistante
Elle se fait embaucher comme aide-soignante pour les besoins du livre sur le personnel médical auquel elle travaille. Les linges de la nuit, qui témoigne du quotidien des "femmes en blanc", publié en 1974, se vendra à un million d'exemplaires.
"Dans les années 70, elle change de voie : comme elle a fait une psychanalyse, elle devient psychanalyste. Elle va dans les hôpitaux pour aider les enfants à mourir, un autre boulot de dingue. Et puis elle commence à témoigner puisque Raymond Aubrac lui demande de raconter ce qu’elle a vécu pendant la guerre". Elle qui n'avait jamais vraiment rien dit accepte. Pour ne pas que ses copains qui sont morts soient oubliés. Nous sommes en 1994.
Madeleine Riffaud a alors 70 ans. Elle a déjà publié quatre livres, six essais, trois contes et quatre recueils de poésie. Elle est décorée de la croix de guerre avec citation à l'ordre de l'armée depuis 1945, chevalière de la Légion d'honneur et officière de l'ordre national du mérite. Et va d'école en lycée raconter sa vie digne d'un film d'aventures.
Certains croyaient qu'elle était morte.
Jean-David Morvan, scénariste de Madeleine, résistante
Avec l'âge et ses vicissitudes, elle se fait de plus en plus discrète au point que "certains croyaient même qu'elle était morte", avoue Jean-David Morvan. Ce scénariste de bande dessinée fait sa connaissance en 2017 après avoir vu son portrait dans un documentaire sur les résistantes célèbres. "J'ai été fasciné. J’ai eu besoin de la contacter. J’ai demandé à un copain journaliste de me trouver son numéro de téléphone. Au bout de quinze jours, il me l’a trouvé et j'ai appelé. Madeleine m’a demandé comment j’avais eu son numéro de téléphone. Quand je le lui ai raconté, elle m’a répondu : 'ah ben vous êtes bien bête parce que je suis dans l’annuaire' ! Je lui ai parlé de mon projet de faire une bande dessinée sur elle. Elle m’a dit 'n’importe quoi ! On m’aura décidément mise à toutes les sauces. Rappelez-moi la semaine prochaine, je n’ai pas le temps".
Co-autrice de BD à 97 ans
Elle finit par accepter de se lancer dans cette nouvelle aventure qui a duré depuis trois tomes.
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"Devenir autrice de BD à 97 ans, c'est quand même un record ! Il a fallu quatre ans pour faire le 1er album. On fait vraiment du co-scénario. Elle me raconte. Ensuite j’écris le scénario et je lui lis. Comme elle est aveugle, il faut que je lui lise tout. Ce qu’il y a dans les cases et les dialogues. Elle me dit de changer des trucs : 'ici, on va mettre cette scène plutôt là. Ici, on va changer les dialogues. Là, tu es trop bavard, fais attention ! Enlève ce texte. Ça ne sert à rien'. Je pense que sur le tome 2 et le tome 3, on a dû faire ça quinze fois avant d’arriver à un résultat qui lui plaisait ! Elle est d’une perspicacité terrible. Elle a tellement écrit dans sa vie, des milliers et des milliers de pages, que j’ai toute confiance en son talent de narratrice. Et puis, elle a toujours une anecdote !", nous racontait Jean-David Morvan, en septembre dernier.
Je ne sais pas ce que j’aurais fait pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais ce que je sais, c’est que si j’avais croisé Madeleine, j’aurais fait la guerre avec elle.
Jean-David Morvan, scénariste de Madeleine, résistante
Elle avait beau avoir 100 ans, elle n'était pas vieille, Madeleine. Elle fumait toujours des cigarillos. Aimait toujours le whisky japonais. Avais toujours ses longs cheveux enrubannés dans une tresse. Elle écoutait beaucoup la radio et avait toujours un regard très aiguisé sur la marche du monde. "Elle a envie de témoigner parce qu’elle pense que ça a du sens. Ça a du sens tout le temps en vérité."
Alors elle a fait de la BD. Et s'autorisait un nouveau combat : celui de la mémoire et de la lutte contre l'oubli. Un combat qu'elle mènait avec la même conviction que celle qui l'a habitée tout au long de sa vie. Avec la même énergie et la même envie qui font dire à Jean-David Morvan : "je ne sais pas ce que j’aurais fait pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais ce que je sais, c’est que si j’avais croisé Madeleine, elle m'aurait emmené dans son truc et j’aurais fait la guerre avec elle. Elle était lieutenant. J'aurais été son porte-flingue."