Isabelle, victime d’inceste il y a plus de 40 ans, témoigne : "Je n'ai rien fait de mal. Je suis une victime"

À 53 ans, Isabelle a décidé de briser le silence. Abusée sexuellement à 10 ans par un membre proche de sa famille, elle a longtemps vécu avec ce secret. Après des années d'amnésie traumatique, elle ne veut plus se taire. Nous l'avons rencontrée chez elle, dans la Somme.

C’est un jour qui annonce le printemps. Les Amiénois sont de sortie dans le centre-ville. C’est l’occasion pour nous d’aller les questionner sur les élections départementales à venir. Au détour d’une rue, nous abordons une femme et ses deux filles. La discussion prend une tournure inattendue : la protection de l’enfance.

Comme dans un élan, Isabelle nous explique alors qu’elle a été victime d'inceste dans son enfance et qu’elle souhaite témoigner pour briser le silence. Un échange à bâtons rompus commence alors dans un lieu incongru : la rue. Ses révélations nous bouleversent d'autant plus qu'elle nous avoue en parler pour la première fois en dehors du cercle familial. La condition sine qua non pour se livrer et trouver le courage.

Aujourd’hui, je témoigne à visage découvert car je n'ai rien fait de mal. Je suis une victime.

Isabelle

Isabelle est bien décidée à nous parler devant la caméra. Elle ne veut plus se taire. Rendez-vous est pris à son domicile. Un appartement cosy, coloré et chaleureux. La bibliothèque déborde de livres : des recueils de poèmes de Prévert, des romans de Jeanne Benameur, des nouvelles de Stefan Sweig, des ouvrages sur l’inceste.

Et une photo en sépia : Isabelle, enfant, assise dans le jardin de la maison familiale. "Regardez un peu cette bouille. Comment peut-on faire du mal à une enfant ? Comment peut-on toucher cette innocence ?", se questionne Isabelle. "Aujourd’hui, je témoigne à visage découvert car je n’ai rien fait de mal. Je suis une victime."

Des sensations tatouées dans la chair

"J’avais 10, 11 ans. C’est un membre de ma famille proche qui m’a abusée sexuellement dans sa chambre et c’est remonté à la surface une dizaine d’années après. J’ai vécu l’amnésie traumatique. Je ne me souviens pas combien de fois ça a eu lieu. Plusieurs fois, je pense. Je me vois le raconter pour la première fois à celui avec qui j’allais avoir des relations sexuelles. C’est remonté à la surface vers l’âge de 20 ans. Je venais de quitter la maison familiale."

Une amnésie qui a duré 10 ans. Plus de 40 après, le traumatisme des agressions subies est toujours très présent. "Ce qui m’a marquée longtemps, ce sont les sensations. Le souvenir en lui-même est là, j’ai quelques scènes en mémoire. Mais ce qui est tatoué dans ma chair, ce sont les sensations. Je les ai toujours, 42 ans après. Un cauchemar, par exemple, revient souvent : j’ai du chewing gum plein la bouche, visqueux et épais. Je l’enlève avec mes doigts mais il y en a toujours. Je me dépêche de l’enlever et je me réveille. Ces sensations me dégoûtent. C’est insupportable. Je ressens toujours, alors, avec précision ce que j’ai dû faire et ce qu’il m’a fait. Ces sensations,  je les aurai toujours. Je dois vivre avec ces choses qui reviennent."

Des souffrances morales et physiques

La réminiscence des faits est longue et difficile et souvent suivie de symptômes plus ou moins graves. "Au fur et à mesure des années, on réalise l’ampleur de ce qu’on a vécu. On réalise aussi pourquoi on a toutes ces souffrances physiques et morales qu’on ne comprenait pas. À 18 ans, Je voulais mourir. J’avais tout prévu. J’ai tenté deux ou trois fois. Mais je me suis raccrochée à la vie. Comme bon nombre de victimes d’inceste, j’ai un trouble de l’alimentation et une tristesse qui parfois me submerge. J’ai aussi toujours eu des crises d’angoisses. Maintenant, j’arrive à les maîtriser mais il y a quelques années, il me fallait trois, quatre jours pour m’en remettre physiquement parce que ça m’épuisait. Et puis, j’ai toujours des douleurs, au ventre ou ailleurs sans maladie associée. Quand on est victime d’inceste, on doit apprendre à vivre avec un mal-être."

Isabelle a trouvé du réconfort dans les livres, "mes meilleurs amis, qui ont toujours été là quand je me sentais seule." Elle tente de se reconstruire aussi avec l’aide de psychologues et de psychiatres. Mais ces séances ne sont pas toujours constructives. "La première fois, je suis allée voir un psychiatre qui m’a prescrit du Prozac. Je ne l’ai pris que 15 jours. C’était inutile. J’avais l’impression qu’on ouvrait un robinet et j’allais bien et puis on le refermait. J’attendais autre chose d’une thérapie. Je suis allée voir une psychologue pendant quelques années. Elle m’a sortie la tête de l’eau."

Grâce à ma psychologue, j’ai pu confronter mon abuseur.

Isabelle

"Avec l’aide de ma psychologue, j’ai décidé un jour d’aller confronter mon abuseur. Il a nié. J’étais face à cette personne qui m’a dit : ce n’est pas moi. C’est un autre. Tu te trompes." Isabelle décide alors de rompre les liens avec son agresseur et de réunir sa famille pour leur révéler les faits.

"Les membres de ma famille qui étaient présents ont écouté mais après, rien. C’est-à-dire qu’ils ont continué à le côtoyer comme si de rien n’était, à manger avec lui, à partir en vacances avec lui, en me laissant avec ma souffrance, à l’écart. C’est là que j’ai tout envoyé valser. Je ne veux plus les voir. C’est terminé.

Par nécessité, Isabelle a trouvé la force de couper les liens avec sa famille, l’année dernière. "Ce qui est paradoxal avec l’inceste, c’est que c’est un membre de la famille qui vous fait mal et ensuite, c’est la famille qui participe à tout ça, en niant. C’est contre-nature. Je suis soulagée car je n’attends plus rien d’eux. Et j’ai ma famille à moi, celle que j’ai construite avec mes deux filles qui me soutiennent beaucoup dans mes démarches, dans mon combat."

S’en sortir mais aussi aider les victimes

Un combat qui passe par la libération de la parole. "C’est primordial. Il faut sortir tout ça. Il n’y a rien de pire que le silence. Ça nous bouffe à l’intérieur. J’ai beaucoup douté mais j’ai compris que je ne pouvais pas avoir inventé tout ça, ces souvenirs. Dans l’inceste, il y a un conflit de loyauté qui nous fait nous taire. Mais, il y a quelques mois, j’ai décidé de parler publiquement. J’ai posté un texte sur mon histoire sur ma page Instagram."

"Quand on pose les mots, on est calme. Et puis, avec les réponses des followers, on se sent moins seule. À toutes les victimes d’inceste, je dis : parlez, ça vous soulagera."

Écouter et entendre les victimes

Une Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles (CIIVISE) a été mise en place par le gouvernement. Elle est chargée de formuler des recommandations pour prévenir ces violences et protéger les victimes. Des victimes souvent écrasées par le silence familial, la culpabilité et l’amnésie traumatique.

Une omerta que seule la société peut aider à briser. C’est d’ailleurs l’objectif de la commission indépendante. Depuis le mois de septembre, elle a lancé une plateforme d’appel à l’attention des personnes ayant été victimes de violences sexuelles dans leur enfance. Les témoignages des victimes devraient permettre à la commission de repérer les mécanismes des violences, la stratégie des agresseurs et la réponse des institutions. À partir du vécu des victimes, les experts de cette commission sont chargés d’identifier et de préconiser des solutions pour améliorer la protection des enfants.

Une prise en charge insuffisante des victimes

Avant notre rencontre, Isabelle ignorait l’existence de la commission indépendante créée pour recueillir le témoignage des victimes. Pourtant, cela fait des années qu’elle cherche du soutien et des structures d’écoute et d’accompagnement. "La prise en charge n’est pas suffisante en terme social mais aussi psychologique. Les professionnels ne sont pas suffisamment formés à l’écoute des victimes d’inceste. C’est un abus sexuel particulier. Et il faut des moyens pour financer une thérapie à hauteur de 60 euros la séance. Ce n’est pas donné à tout le monde."

Je ne peux plus porter plainte. Pour moi c’est trop tard.

Isabelle

Isabelle a rempli le questionnaire anonyme mis en ligne sur le site de la CIVIISE. Elle espère que sa participation portera ses fruits et que les besoins des victimes seront entendus. Mais elle souhaite également obtenir des réponses, notamment sur le plan judiciaire.

En France, une personne victime d’inceste peut porter plainte jusqu’à ses 48 ans, soit 30 ans après sa majorité. Au-delà de ce délai, il y a prescription. C’est la période au-delà de laquelle l’auteur de l’agression sexuelle ne peut plus être poursuivi, jugé par un tribunal.

"Dans mon cas, il y a prescription. Il faut la supprimer cette prescription ! Quand j’ai parlé, c’était 25 ans après les faits. Il faut se rendre compte que c’est un long chemin pour la victime. Moi j’ai oublié pendant 10 ans et ensuite, il faut y aller pour confronter son abuseur, pour parler. C’est extrêmement difficile et long d’oser parler. Et pour moi, cela représente 25 ans de ma vie. Maintenant, c’est trop tard. Je ne peux plus porter plainte. Aujourd’hui, je pourrais me porter partie civile mais ce n’est pas d’actualité. Il m’arrive d’y penser mais... chaque jour, un pas. On verra..."

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