Les employeurs peuvent-ils agir contre les violences intrafamiliales qui touchent leurs salariés ? 82 entreprises de la Somme se sont engagées à le faire lors d'une journée organisée à la préfecture, où elles ont signé une charge et échangé avec l'association référente dans le département, AGENA.
"J'ai perdu une salariée à cause de la violence conjugale. Je suis émue quand j'en parle, car j'ai été impuissante. On n'a rien détecté. On a été les premiers à arriver sur la scène", témoigne, la voix chargée d'émotion, la dirigeante d'une entreprise lors de la rencontre organisée à la préfecture de la Somme.
"Je pense que c'est très important d'en parler, car l'entreprise a une très grande force pour combattre ce fléau, poursuit-elle. Au travail aussi, celui des personnes violentes, parce qu'on parle beaucoup des victimes, pas assez des violents. Dans 350 salariés, on a autant de violents que de victimes."
Face à ce phénomène grave qui mobilise de plus en plus, 82 dirigeants d'entreprises étaient présents dans la salle, pour s'engager à ouvrir le dialogue sur les violences intrafamiliales au sein de leurs structures et s'équiper d'outils pour mieux accueillir la parole des victimes.
De plus en plus de signalements
Les chiffres sont effarants. En 2023, 271 000 personnes en France ont été victimes de violences conjugales, 14,5 % de plus que l'année précédente. 87 % des victimes sont des femmes, la Somme est l'un des départements les plus concernés par les violences conjugales.
La même année, 55 faits de violences conjugales ont été enregistrés rien qu'à Roye, 2 296 dans le département, soit 28 % de plus que l'année précédente. Cette hausse des chiffres traduit aussi une augmentation du nombre de victimes qui osent porter plainte et une meilleure prise en compte de leurs témoignages.
Pour continuer à renforcer les dispositifs de lutte contre ces violences, l'association AGENA veut maintenant inclure les acteurs professionnels dans son réseau, à commencer par les 82 entreprises signataires de la charte contre les violences conjugales, sexistes et intrafamiliales.
"Il est utile et surtout urgent, compte tenu des chiffres élevés dans la Somme, d'agir tous ensemble, en cohésion, pour communiquer davantage avec les victimes et les auteurs de violence, souligne Gwenaëlle Leroy, directrice de l’association AGENA. Les entreprises ont leur place dans ce réseau, l'impact est fort, car parmi les victimes de violences, nous avons des personnes qui travaillent. C'est un lieu déterminant pour notre action de lutte contre les violences."
Elle salue le fait que les entreprises "n'ont pas à être convaincues", mais sont volontaires pour rejoindre cet effort collectif. Son objectif est de créer des espaces de dialogues au sein des environnements professionnels, avec des outils qui permettent aux salariés de réfléchir sur la nature des violences intrafamiliales et aux employeurs de mieux détecter et accueillir les éventuelles victimes.
"L'entreprise est démunie pour les aider, mais peut les orienter"
La librairie Martelle a signé la charte en juin 2024, Marianne Belguise, directrice des ressources humaines pour le groupe Martelle, est référente de ce dispositif d'entreprises engagées. "Dans notre entourage, nous connaissons toutes des personnes victimes de ces violences. Il nous paraissait très important de pouvoir être le relai au sein de l'entreprise, de sensibiliser le plus de monde possible et de pouvoir orienter les victimes. L'idée est d'informer de toutes les organisations qui existent. L'entreprise est démunie pour les aider, mais peut les orienter vers les bonnes personnes", indique Marianne Belguise.
L'entreprise a affiché le violentomètre, une échelle des agissements pouvant être considérés comme des violences intrafamiliales, dans la salle de pause. "Cela a créé beaucoup de discussions, cela permet d'ouvrir la porte à toutes ces choses-là, un peu taboues", constate la DRH.
Elle espère que la démarche pourra aider à créer un climat de confiance et plus de vigilance sur cette question. "Notre CSE a aussi un rôle à jouer, comme l'ensemble des salariés. Souvent, les victimes de violences conjugales sont exclues au niveau de leur vie familiale, se retrouvent isolées. Le travail, c'est un peu les dernières interactions sociales. Donc si on ferme les yeux sur des choses qui nous paraissent anormales ou changeantes, c'est dommage" conclut Marianne Belguise.
"On se rend compte qu'il y a des choses qu'on a banalisées"
Trois employées de la librairie semblent approuver la démarche. "Je trouve ça super bien, beaucoup d'entreprises devraient le faire. On vient d'en parler et il y a beaucoup de choses qu'on normalise alors que ça ne devrait pas l'être. Par exemple se faire moquer dans la rue, observe Léa Pruvot. Je pense que je n'aurai pas de mal à en parler avec Marianne. Si on est mal et qu'elle nous demande, pourquoi pas en parler ? Cela fera peut-être aussi du bien."
Même s'il peut être délicat de parler de sa vie personnelle au travail, l'alternante de la librairie, Manon Piatti, paraît tout aussi enthousiaste que sa collègue. "C'est toujours compliqué de parler de ses propres problèmes, mais il faut le faire et parfois, avec une personne extérieure au cadre familial, c'est plus simple. Si l'on a une baisse de moral, expliquer pourquoi plutôt que de laisser l'employeur dans le flou, c'est peut-être plus bénéfique que de rester dans le silence."
Les trois jeunes femmes ont en main une version de poche du violentomètre. Elles ont pris connaissance de la charte. Ces outils créent le dialogue. "Rien qu'en voyant la charte, on se rend compte qu'il y a des choses qu'on a banalisées alors que ce n'est pas normal. Ça peut permettre de repérer auprès de nos collègues, qui deviennent aussi des amis, car l'ambiance ici est familiale", conclut Séléna De Oliveira.
L'efficacité du dispositif dépendra sans doute du climat qui règne au sein de l'entreprise. Gwenaëlle Leroy espère que de nouveaux outils naitront de ces rencontres entre monde associatif et professionnel, pour un meilleur accompagnement des victimes. Reste à savoir si les associations d'aide aux femmes victimes de violences auront suffisamment de moyens pour accompagner celles qui leur seront adressées par les employeurs.
Avec Christelle Juteau-Lermechin / FTV