Depuis le 27 avril, la pêche au brochet est à nouveau ouverte : un moment très attendu par les pêcheurs de carnassiers. Mais la pratique traditionnelle de cette pêche fait débat et sur le terrain, certains choisissent de faire évoluer leurs techniques pour la rendre plus acceptable.
Sous les eaux calmes des étangs, cachés entre les longues tiges sous-marines des nénuphars, ces prédateurs attendent patiemment le passage de leur prochaine proie. Les brochets sont des carnassiers emblématiques de nos milieux aquatiques, mais depuis le 27 avril, une fringale peut leur être fatale : la saison de leur pêche est à nouveau ouverte.
À Boves dans la Somme, le weekend dernier, les pêcheurs étaient au rendez-vous pour en profiter. Alors que certains s'installaient avec chaises et seaux de vifs, ces petits poissons vivants traditionnellement utilisés comme appâts à brochets, d'autres pêcheurs préfèrent se déplacer sur la berge pour pêcher le brochet avec des leurres. Une technique qui émerge alors que le débat sur la pêche au vif continue au niveau national. Cela faciliterait notamment la pêche no-kill, où le poisson est relâché après sa capture.
Leurres et no-kill
"Poisson, poisson !", crie la voix encore aiguë de Lilian Voiturier, 10 ans, alors que la ligne de sa canne à pêche se tend de vives secousses. Au pas de course, son père Aymeric et Fredo, un ami de la famille, le rejoignent pour l'aider à sortir sa prise de l'eau à l'aide d'une grande épuisette. Sous l'œil attentif de Lilian, les deux hommes retirent ensuite le leurre de la gueule du petit brochet que Lilian vient d'attraper. Le geste est précis, rapide.
L'avantage de la pêche au leurre, c'est que généralement, on pique sur le bord de la gueule, ce qui permet de pouvoir le relâcher beaucoup plus rapidement.
Aymeric VoiturierPêcheur à Boves
Lilian prend le brochet en main le temps d'une photo, puis le remet à l'eau. L'animal est trop petit pour être prélevé et de doute façon, Aymeric Voiturier nous assure qu'il pratique presque exclusivement la pêche "no-kill".
"C'est une pêche sportive et on remet le poisson à l'eau, ce qui permet d'en laisser pour les générations futures, indique Aymeric Voiturier. Le brochet est une espèce qui va être en voie de disparition si on continue à prélever et à faire les aménagements urbains que l'on fait. Nous, on essaie de préserver un peu la nature, de laisser du poisson, des espèces locales qui seront là pour les générations à venir."
Il pense bien sûr à son fils, qui adore déjà la pêche et en connaît un rayon sur les leurres à brochet. "Ça, c'est une tête plombée, au bout il y a un plomb, là, c'est l'hameçon et le leurre, c'est un shad", explique Lilian en tenant un faux poisson jaune en plastique. Il fabrique ces leurres avec son père. Une fois le leurre dans l'eau, le pêcheur mouline pour lui donner le mouvement d'un poisson vivant.
"On ne pêche pas au vif, car le problème, en pêchant au vif, si on laisse repartir le poisson, le brochet, il engame (ndlr : il avale l'hameçon) et il risque d'avoir l'hameçon loin. Là, ça peut le faire mourir, précise Aymeric Voiturier. Donc l'avantage de la pêche au leurre, c'est que généralement, on pique sur le bord de la gueule, ce qui permet de pouvoir le relâcher beaucoup plus rapidement." Il apprécie également le côté sportif de cette pêche, qui nécessite de se déplacer sur les berges pour appâter le brochet aux différents endroits où il peut se cacher. D'après lui, la gueule du brochet n'est pas innervée, l'animal ne souffrirait donc pas lors de la rapide capture.
La pêche au vif : un débat de société
Même la Fédération de pêche de la Somme accorde une large place à la pêche au leurre dans son communiqué publié pour l'ouverture de la pêche aux carnassiers. Il faut dire que la pêche au vif a mauvaise presse. Une association de défense des animaux, la PAZ (Paris Animaux Zoopolis), démarche de nombreuses municipalités pour les inciter à se prononcer contre cette technique. Dans les Hauts-de-France, elle a ainsi contacté les villes de Lille et Beauvais, sans succès pour l'instant.
L'association insiste sur la cruauté de la pêche au vif, car le poisson utilisé comme appât est traversé par l'hameçon et agonise ensuite dans l'eau. De nombreux pays ont déjà interdit la pêche au vif, comme l'Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse ou encore la Norvège. En janvier 2023, la Commission européenne a cependant refusé d'interdire cette pratique au niveau de l'Union européenne.
En France, un projet de loi visant à l'interdire a été déposé à l'Assemblée nationale en novembre 2023. En réponse à une question au gouvernement au sujet de cette pratique, le secrétariat d'État chargé de la biodiversité indiquait en janvier 2024 que "les modalités d'encadrement des pratiques de pêche pourraient faire l'objet d'un réexamen dans le cadre d'une réforme de modernisation du droit de la pêche en eau douce."
PAZ rappelle au Maire de @villedetours @EmmanuelDenis37 que son parti @EELV a adopté une motion visant l'interdiction de la #PêcheAuVif.
— PAZ (@paz_zoopolis) April 28, 2024
Ne pas agir mais en plus se faire porte-parole des pêcheurs est lamentable.https://t.co/QDhGiH5LTlpic.twitter.com/bAWBIk3Gbd
Ponctuellement, des pétitions de particuliers émergent pour demander à l'enseigne Décathlon de cesser de commercialiser des vifs, comme à Saint-Quentin et Beauvais. Par ailleurs, certaines villes se sont prononcées contre cette pratique : c'est le cas de Paris, Grenoble et Saint-Etienne, entre autres municipalités. Mais dans les faits, la pêche au vif serait encore pratiquée par de nombreux pêcheurs et notamment par ceux de la région parisienne, d'après un sondage Ifop commandé par la PAZ.
Qui pêche au vif ?
Il a été réalisé sur un échantillon d'un peu plus de 1 000 personnes en 2021. Dans cet échantillon de population, 20% pratiquent la pêche, soit environ 200 personnes. La moitié de ces pêcheurs déclarent pratiquer la pêche au vif occasionnellement, seule une minorité la pratique régulièrement (environ 10% des pêcheurs au vif). Toutes les catégories d'âge sont représentées à parts relativement égales.
D'après la PAZ, les habitants de l'agglomération parisienne seraient plus friands de pêche au vif que ceux des autres régions (62% des pêcheurs déclarent s'y adonner, contre 50% de ceux du reste du territoire). Cependant, sur un nombre si restreint de personnes interrogées, la marge d'erreur est de plus ou moins 10%, cette conclusion est donc à prendre avec des pincettes.
Sur les rives de l'étang de Boves, la cohabitation entre les différents modes de pêche fait naître des conversations. Certains pratiquent principalement la pêche au leurre et très rarement la pêche au vif, comme Raphaël Dufresne, 16 ans. Pour lui, le plaisir de la pêche au carnassier vient principalement de la surprise : "ça peut être le poids, la forme, le caractère du poisson, c'est toujours un plaisir."
Quelques mètres plus loin, Fredo, 69 ans, craint que le débat sur la souffrance animale ne fasse reculer la pratique de toutes les pêches. "On va nous interdire de pêcher avec des hameçons, on fait du mal en fin de compte, d'après certaines personnes. Nous, c'est un plaisir et on fait attention à ce qu'on fait, le poisson a les lèvres assez dures... Ils sont insensibilisés...Mais il y a des personnes qui ne le comprennent pas", regrette-t-il. Lui aussi pratique la pêche au leurre.
Il affectionne ces moments de transmission où il tempère avec humour l'enthousiasme du petit Lilian, c'est un moyen pour lui de transmettre des valeurs : "La convivialité, la camaraderie, surtout, qu'ils fassent comme nous quand on était plus jeunes, qu'ils fassent la même chose quand ils seront plus vieux, espère Fredo. On les accompagne." Même si un tiers des détenteurs d'une carte de pêche ont moins de 25 ans, il aimerait que la relève soit plus nombreuse. En Picardie, 47 408 personnes étaient titulaires d'une carte de pêche en 2023.
Des règles qui évoluent
La vie des brochets a fait l'objet d'une étude dans l'Aisne. Certains poissons ont été équipés de capteurs pour mieux comprendre leurs habitudes et évaluer leur fragilité. Il en ressort que la principale menace est la disparition de leurs zones de reproduction, car le brochet se reproduit dans les prairies inondées et les herbiers marins de faible profondeur.
L'artificialisation des berges et le drainage des zones humides réduit donc ces habitats. L'étude a également permis de proposer une modification des règles de capture : depuis octobre 2023, dans l'Aisne, les brochets de plus de 70 centimètres doivent être remis à l'eau, comme ceux de moins de 50 centimètres. Cette mesure concerne les eaux de deuxième catégorie et permet de protéger les plus gros spécimens, car ils se reproduisent plus efficacement que les petits brochets.
Dans l'Oise, seuls les brochets mesurant entre 50 et 80 centimètres peuvent être prélevés sur le domaine public fluvial et les étangs ayant adopté la même réglementation. Dans la Somme, aucune taille maximale ne restreint les prélèvements : les brochets doivent mesurer au minimum 50 centimètres pour les eaux de première catégorie et 60 centimètres pour les eaux de deuxième catégorie.
Une mesure nationale restreint le nombre de prélèvements à deux brochets par jour et par pêcheur. L'étude réalisée dans l'Aisne préconise de plus amples travaux sur cette question, afin de s'assurer que ce quota est suffisant pour permettre la préservation de l'espèce. De plus en plus de zones de pêche sont exclusivement consacrées au "no-kill', comme par exemple la partie de la rivière Aisne qui passe dans le département de l'Oise.
Les brochets sont inscrits sur la liste des espèces vulnérables de l'Union internationale pour la conservation de la nature. Ils sont considérés comme une espèce "parapluie" : la protection de leur milieu naturel permet d'améliorer la survie de nombreuses autres espèces. En France, la moitié des zones humides ont disparu entre 1960 et 1990. D'après une évaluation réalisée entre 2013 et 2018, seules 6% d'entre elles seraient encore en bon état de conservation.