Depuis plus de 10 ans, à Péronne dans la Somme, chez les De Clerck, c’est Joséphine qui est aux commandes de la brasserie familiale. Un métier physique aux mille facettes mais surtout de passion qu'elle exerce aux côtés de son frère Pierre et sous les yeux d'Eliane, sa maman.
"Je ne suis pas toute seule dans la brasserie. Il y a ma mère et mon frère Pierre. C'est vraiment un travail de famille. Donc si vous pouvez le mentionner...". Car chez les De Clerck, originaires d'Hazebrouck dans les Flandres du Nord, on fait de la bière de père en fils depuis 1774. Tout d'abord à Hondeghem dans les Flandres. Le grand-oncle de Joséphine s'installe à Péronne dans la Somme en 1926.
Pierre De Clerck fonde l'entreprise qui porte toujours son nom avec son frère. La plus ancienne brasserie familiale des Hauts-de-France est reprise en 1975 par son neveu Michel. Michel, c'est le père de Joséphine.
Les années 70, c'est la fin de l'âge d'or des brasseurs, l'essor des supermarchés. Il faut s'adapter aux nouvelles habitudes. Ou fermer. Avec sa femme Eliane, Michel parvient à faire perdurer l'entreprise en innovant et en créant des bières à l'accent de Picardie. Quand on vous dit que la bière, c'est une histoire de famille chez les De Clerck...
Dans son élément
Au milieu des grandes cuves en acier, il ne fait aucun doute que Joséphine est dans son élément. C'est qu'elle a toujours connu ça, la brasserie : "la maison de mes parents était dans la cour de la brasserie. Elle y est toujours. Et ma mère y vit encore. Avec mes frères, on voyait la brasserie tourner, les gens travailler, les livreurs entrer et sortir...On jouait et on faisait du vélo au milieu de tout ça. J'ai baigné dans cette ambiance depuis toujours."
Ses longs cheveux auburn tirés en chignon, bottes en caoutchouc aux pieds, polaire... C'est l'uniforme quasi-quotidien de la jeune femme de 39 ans. Ce matin-là, elle est affairée à l’embouteillage du produit phare de la marque, la Colvert, une bière blonde de terroir qui véhicule une certaine image de la Picardie. Le temps presse. Une grosse commande de 5 000 bouteilles environ doit être livrée le lendemain. Mais un grain de sable s'est glissé dans la chaîne d'étiquetage : le taux d'humidité. "En gros, les étiquettes ne collent pas, éclate Joséphine de rire. Mais on va s'en sortir !"
Il n'y en avait pas forcément un de nous qui était déterminé à reprendre. Ça s'est fait naturellement en fonction des aléas de la vie et du parcours des uns et autres.
On sonne à la boutique attenante à la brasserie. Joséphine va servir un habitué. Avec le sourire, toujours. La bonne humeur est toujours de rigueur. Elle a le sourire facile et lumineux, Joséphine. La voix joyeuse, le rire franc et clair.
Des études d'art
De la fratrie d'une sœur et de deux frères, elle n'était pas l'héritière toute désignée dans l'esprit de ses parents : "il n'y en avait pas forcément un de nous qui était déterminé à reprendre. Ça s'est fait naturellement en fonction des aléas de la vie et du parcours des uns et autres. Mais il n'y avait pas au départ une volonté particulière de mes parents de céder à l'un ou à l'autre", explique-t-elle.
J'ai continué en essayant de garder la façon de travailler et les traditions qui existaient depuis très longtemps. Du mieux que je pouvais.
La brasserie n'a pas tout de suite été une évidence. Après son bac, Joséphine part de l'autre côté de la frontière, à Tournai en Belgique. Elle étudie les arts appliqués à la prestigieuse école Saint Luc : "j'aimais la publicité, le marketing, l'événementiel. Ça me sert quand même un peu aujourd'hui !"
En 2006, l'année du décès de son père Michel, Joséphine revient vers la brasserie en commençant par le service commercial et l'administratif "pendant au moins 4 ans. Ensuite, je me suis attelée à apprendre la fabrication tout en gardant en parallèle le commercial et l'administratif. J'ai appris sur le tas. J'ai appris à faire tout ce qu'il y a à faire dans une petite entreprise comme la nôtre. J’ai vu mes parents travailler dans la brasserie, j’ai vu comment on faisait de la bière, donc j’ai continué en essayant de garder la façon de travailler et les traditions qui existaient depuis très longtemps. Du mieux que je pouvais."
Traditions et modernité
Concession à la modernité : le renouvellement et l'informatisation de la salle de brassage. Une décision prise par sa mère Eliane, à la tête de l'entreprise jusqu'en 2011, date à laquelle c'est Joséphine qui prend les rênes.. "Une entreprise qui n'innove pas, c'est une entreprise qui stagne, qui recule et qui finit par mourir", assure Eliane.
Savoir innover mais aussi vivre avec son temps. Un temps rythmé par les réseaux sociaux sur lesquels Joséphine travaille l'image de proximité et familiale de l'entreprise :
Joséphine nous fait visiter tous les bâtiments en brique rouge du Nord, situés en pleine ville de Péronne. Elle nous montre comment on vide une cuve, comment elle doit être nettoyée au jet d'eau : "quand on fait des transferts d’une cuve à une autre, dès que ça passe dans un tuyau, il faut être sûr que le tuyau est stérile. Je passe la moitié du temps à nettoyer ! Parce qu'il peut y avoir des bactéries indésirables qui détériorent le goût ou qui font perdre tout un brassin. Et ça, c’est pas possible !", s'indigne-t-elle faussement dans un large sourire.
Il y a un intérêt dans tous les postes, j'aime bien tout.
Elle nous ouvre la porte de la cave de garde de la brasserie. C'est là, au frais, que la bière va continuer à devenir bière : "c’est là où la bière mûrit à basse température, autour de 2°, pendant plusieurs semaines, avant la filtration, la pasteurisation et l’embouteillage. Ça lui donne de la finesse, du moelleux, et ça permet une meilleure conservation. C’est ce qu’on appelle une bière de garde !" Une particularité de son entreprise dont Joséphine est fière : les De Clerck sont les seuls en Picardie à brasser des bières de fermentation basse.
Savoir être créatif
Et dans tout ça, qu'est-ce-qui le plaît le plus ? Joséphine souffle : "honnêtement, je ne saurais pas vous dire. Il y a un intérêt dans tous les postes, j'aime bien tout !", répond-elle dans un éclat de rire. Mais on finit par comprendre que l'aspect créatif de la fabrication lui plaît beaucoup. La fabrication et le brassage, des sujets sur lesquels il est difficile de l'arrêter quand elle est lancée ! "On peut imaginer toutes sortes de bières différentes. Pour créer une bière, déjà il y a énormément de variétés de malt différents et une énorme variété de houblon. Soit on peut partir d'une recette qu'on a déjà créé pour la modifier légèrement, soit remplacer un type de malt par un autre pour modifier la couleur", s'enthousiasme Joséphine.
On fait des bières qui nous plaisent, qu’on aime boire.
Et le poste le plus difficile physiquement ? "Ah ben clairement, c'est la fabrication ! Y a rien à dire ! Y a pas photo ! C'est assez sportif ! Il y a beaucoup de manutention, vous êtes toujours en contact avec de l'eau, des produits de nettoyage. Parfois, l'hiver, il fait froid et il n'y a pas de chauffage dans tous les bâtiments. Il y a des caves où il fait froid. Donc il faut être bien couvert. On est toujours debout. On bouge beaucoup. Ça entretient physiquement !"
À chaque brassin, Joséphine goûte ses bières, pour vérifier leur couleur, leur pétillance, la tenue de la mousse."Mais attention, il ne faut pas avoir bu de café auparavant par exemple, ça altère le goût ! On m’a déjà dit que dans la bière que je faisais, sans savoir que c’était une femme qui la faisait, on sentait quand même le côté féminin : une amertume pas trop prononcée, une bière assez souple… En fait, on fait des bières qui nous plaisent, qu’on aime boire, donc je vais toujours aller dans ce sens-là naturellement. C'est un métier où il y a beaucoup de challenge, où on est relativement créatifs, où et le fait que ce soit une entreprise familiale, qui existe depuis longtemps c'est assez valorisant et c'est motivant."
Un milieu d'hommes
Motivant au point de se retrouver à philosopher au milieu des cuves avec sa mère Eliane sur ce que représente la bière pour elle : "j'aime la bière en général et surtout c'est un produit ancestral qui existe depuis avant les Égyptiens. C'est un produit qui coule de source et qui a encore de beaux jours devant lui. Et nous ce qu'on veut, c'est ne pas devenir un produit rare." Combien de temps se voit-elle encore faire ça ? "L'avenir nous le dira ! Quand on a dans sa famille des brasseurs, la bière ça prend beaucoup de place ! rit-elle. Mais le plus longtemps possible. Tant que c'est possible, on continuera à faire de la bière ici."
Séparée du père de ses deux garçons de 9 et 7 ans, Joséphine ne vit pas dans la maison de la cour de la brasserie. Mais elle ne vit pas très loin non plus et ses fils "traînent de temps en temps là-bas". Aimerait-elle que l'un des deux reprennent le flambeau comme elle l'a fait avec son frère Pierre ? "Je ne fais pas de plans sur la comète. Je suis pour le fait de faire ce qu'on a envie dans sa vie. C'est toujours satisfaisant de voir la génération suivante prendre la suite, j'avoue, mais je n'en suis pas là !"
Joséphine est une exception dans le métier : brasseur, c'est plutôt un milieu d'hommes. Est-ce que certains lui font des remarques sur le fait qu'elle est une femme ? Elle réfléchit, hésite : "non...Ou alors ils le font dans mon dos...Et franchement, je m'en fous !", conclut-elle dans un rire aussi sonore que deux verres qui trinquent.