[ENTRETIEN] Aucune espèce n’est épargnée ! Selon la FAO (l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture), il y aurait en moyenne chaque année 27 millions de tonnes de poissons attribuées à des prises accessoires. Une quantité d’autant plus importante lorsqu’on sait qu’elles représentent près de 29 % du total des poissons pêchés…
Pour mieux comprendre l’ampleur du phénomène, Bernard Seret, océanographe biologiste, a étudié la question. Chercheur pendant 40 ans à l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement), il vient de coécrire Dans les filets (MkF / IRD éditions) , un ouvrage illustré qui décrit le phénomène des prises accessoires et qui recense ces nombreuses prises.
Comment définir une prise accessoire ?
Les pêcheurs et les consommateurs préfèrent certaines espèces de poissons à d’autres, parce qu’elles sont plus goûteuses. Ainsi, les pêcheurs et ingénieurs, pour répondre à cette demande, conçoivent et développent des engins de pêche spécifiques, pour capturer les thons avec des palangres ou des sennes par exemple.
Malheureusement, ces engins, bien que spécifiques, ne sont pas à 100 % efficaces et en pêchant des thons, on pêche par la même occasion bien d’autres espèces ! Ces autres poissons qui sont capturés accidentellement, c’est ce qu’on appelle "les prises accessoires".
Que deviennent-elles une fois remontées ?
Une partie des prises accessoires va être conservée, car certaines sont considérées comme des espèces commerciales. Une grande partie va être rejetée à la mer. L'autre petite partie va être consommée à bord, par l’équipage, ou servir de "godaille" [une quantité de la collecte laissée aux marins à la fin de la campagne de pêche pour leur consommation personnelle].
Que représentent-elles à l’échelle de la pêche mondiale ?
On estime qu’il y a entre 200 à 300 espèces de poissons différentes qui sont impactées par les prises accessoires, selon la FAO. Il n’y a pas que des poissons. Il y a aussi des mammifères marins, des tortues et plus rarement, selon les zones, des oiseaux de mer qui se font piéger également par l’hameçon car ils voient l’appât et se jettent dessus…
Ces prises accessoires varient considérablement selon le mode de pêche. Elles peuvent varier de 3 % de la capture totale de la pêcherie, jusqu’à 40 % pour certaines pêches.
Bernard Seret
Les pêches les plus destructrices sont les pêcheries chalutières crevettières. Une fois les crevettes retirées du filet, c'est environ 40 % de poissons qui seront rejetés à la mer.
Dans la liste des prises accessoires que vous recensez, une multitude d’espèces de requins ! Comment expliquez-vous cela ?
Effectivement les requins sont plus futés qu’on ne le pensait, mais ils se font attraper parce que les engins sont phénoménaux ! Par exemple, pour pêcher les thons, la senne - une ligne qui peut faire 100-120 km de long - tous les 50 mètres il y a des hameçons sur lesquelles les thons se font accrocher, et une fois piégés, les prédateurs vont essayer de les manger et se font capturer sur les hameçons à leur tour.
Des progrès sont toutefois constatés. Dans les pêcheries thonières tropicales, il y avait une forte mortalité des requins-baleines. On a réussi à convaincre les pêcheurs de les relâcher. C’est une aide pour eux, car lorsqu’un requin-baleine nage lentement, les petits thons aiment se mettre dessous. Lorsqu'ils sont libres, ils vont servir ainsi à attirer les poissons. Lorsque le requin-baleine s'approche du bateau, les pêcheurs abaissent la ligne de flotteur et le requin peut s’échapper. Ainsi, Il n’y a presque plus de mortalité de ces requins désormais...
Selon vous, quelle est la pêche la plus ravageuse aujourd’hui ?
C’est la pêche au chalut qui, à l’échelle mondiale, est la plus destructrice. Toutes les pêches ont des prises accessoires mais la seule pêche spécifique, c’est la chasse sous-marine car vous choisissez le poisson que vous attrapez.
Pourquoi les prises accessoires doivent être une préoccupation majeure concernant la survie des océans ?
C’est une préoccupation car ces prises accessoires nourrissent l’écosystème. Même si nous ne les consommons pas, parce qu’elles n’ont pas d’intérêt commercial, elles sont mangées par d’autres espèces. C’est tout l’équilibre de l’écosystème qui peut être perturbé si on les détruit trop massivement. On les qualifie d’accessoire, pour nous, parce qu’on ne les consomme pas mais elles sont essentielles pour les océans.
Quelles sont les mesures prises pour enrayer le fléau ?
Il y a quelques techniques pour réduire la capture des prises accessoires. Par exemple, sur les chaluts, il y a des ouvertures sur le dos qui permettent, aux tortues notamment, de s’échapper. Pour les palangres, l’appât est protégé par une sorte d’étui en plastique, qui ne gêne pas la prise des poissons, mais qui empêche les oiseaux de mer de se faire prendre sur l’hameçon.
En Europe, la Commission européenne exige des méthodes « plus propres ». Il y a une réglementation qui impose de ramener les rejets. Ça peut servir à la fabrication de nourriture pour animaux, de la farine.
Pourquoi ne pas commercialiser certaines de ces prises ?
Le volume des cales à bord des bateaux est limité, on le réserve aux espèce cibles. C’est une question de prix : les prises accessoires ne valent pas grand chose au kg. Toutefois, en fin de campagne, s’il reste de la place, on pourra garder quelques prises accessoires.
Comment continuer à éveiller les consciences sur la fragilité des espèces marines ?
Je constate qu’il y a quand même une prise de conscience, de plus en plus large, mais pas partout dans le monde malheureusement. Il y a un certain espoir qu’on puisse gérer nos ressources marines, comme nous réussissons à gérer nos ressources terrestres. C’est un peu comme les fruits, il y a des poissons de saison. Il faudrait également consommer les poissons de nos côtes et ne pas les faire venir de l’autre bout du monde pour juste satisfaire une mode.
Écrit avec : Justin Schroeder.