Comprendre Azincourt : la défaite d'une France violemment divisée

La terrible défaite des Français face aux Anglais à Azincourt, le 25 octobre 1415, est la conséquence directe de la violente guerre civile qui divise le royaume depuis 1407. Elle oppose deux factions irréconciliables : les Orléanais (ou Armagnacs) et les Bourguignons.  

A l'automne 1415, quand le roi de France Charles VI appelle ses vassaux à venir combattre, en nombre, les Anglais qui ont débarqué en Normandie et pris le port d'Harfleur, la rivalité avec "l'ennemi héréditaire" est presque passée au second plan. Même si la haine reste tenace, on sort d'une longue période de trêve avec l'Angleterre entamée dans les années 1390, émaillée de quelques affrontements mineurs et sporadiques. Mais la France est loin d'avoir vécu en paix tout ce temps, rongée par une terrible lutte de pouvoir entre ses grands seigneurs qui a dégénéré en une sanglante guerre civile quelques années seulement avant la bataille d'Azincourt. Ce conflit entre les Orléanais (ou Armagnacs) et les Bourguignons explique en grande partie le manque total de cohésion au sein de la chevalerie française lors de cette funeste journée du 25 octobre 1415. "Je me rappelais souvent ces paroles de l'Evangile", écrit Le Religieux de Saint-Denis dans sa chronique du règne de Charles VI. "Tout royaume divisé en lui-même sera désolé et je maudissais l'aveuglement de la chevalerie française, qui égarée dans les transports d'une haine implacable se disposait à tourner ses armes contre le sein de la patrie".  

Acte I : Charles VI, le "roi fou"

Cette guerre intestine trouve sa source dans l'affaiblissement du pouvoir royal. Couronné en 1380, à seulement 12 ans, Charles VI n'avait pas toute sa tête. En août 1392, dans la forêt du Mans, il a littéralement "pété les plombs" au grand jour alors qu'il faisait route avec ses troupes vers le duché de Bretagne qu'il entendait remettre au pas. Fiévreux, accablé par la chaleur, il a été effrayé par un homme qui a surgi soudainement devant son cheval pour le mettre en garde : "arrête, noble roi, ne passe outre, tu es trahi". Un peu plus tard alors qu'il s'était assoupi, le roi a été brusquement réveillé par le bruit d'une lance qu'un de ses pages endormi avait laissé tomber accidentellement sur le casque d'un autre. Charles VI a alors sorti son épée, frappé les deux pages et s'est mis à poursuivre son frère, le duc Louis d'Orléans, en hurlant "Sus aux traîtres, ils veulent me tuer !". Aucun chevalier n'osant porter atteinte à la personne du roi, on le laissera s'épuiser progressivement, avant de le maîtriser. Quatre pages ont succombé à ses coups.


Le mal qui frappe Charles VI n'a jamais été clairement diagnostiqué. La description qu'en font les chroniqueurs de l'époque évoque tantôt une forme de schizophrénie, tantôt des troubles épileptiques. A partir de 1392, il oscille entre délires paranoïaques et périodes d'abattement. Il peut rester immobile de longues heures, les yeux dans le vague. Mais plus déroutant encore, il a aussi des moments de totale lucidité où il redevient un souverain sage et avisé. Sa maladie d'ailleurs n'entamera jamais sa popularité auprès de ses sujets mais elle contraindra "Charles le Fol" à déléguer la véritable conduite du royaume. Ses proches vont alors s'entre-déchirer.


Acte II : Orléans contre Bourgogne

Au début de son règne, Charles VI a été placé sous la tutelle de ses oncles : Louis, duc d'Anjou, Jean, duc de Berry, et Philippe, duc de Bourgogne, dit "le Hardi". Ce dernier s'est révélé le plus influent au fil des ans. Son mariage avec Marguerite de Flandre l'a rendu extrêmement puissant. En plus de la Bourgogne, il a hérité en 1384 des riches comtés de Flandre et d'Artois et leurs nombreuses villes commerçantes. En 1392, alors que la santé mentale du roi vacille, Philippe le Hardi se retrouve en concurrence avec un jeune rival : Louis d'Orléans, 20 ans, frère cadet du souverain et habile politicien, malgré son tempérament fantasque et les nombreuses controverses qu'il traîne comme des casseroles.  


En janvier 1393, le duc d'Orléans manque de tuer accidentellement le roi. Après avoir festoyé dans une taverne avec son oncle Jean de Berry, il arrive complètement éméché à un bal masqué organisé à Paris, où Charles VI s'est déguisé en "sauvage" avec cinq autres seigneurs. Ils se sont enchaînés les uns aux autres et enduits de poix, une matière dangereusement inflammable. Intrigué, Louis tend une torche pour les dévisager mais s'approche de trop près. Le roi et ses compagnons de jeu s'embrasent immédiatement. Si Charles VI parvient à être sauvé, quatre danseurs meurent brûlés vifs. On surnommera cette tragédie "le Bal des Ardents". Les Bourguignons tenteront de l'instrumentaliser en accusant Louis d'Orléans d'avoir volontairement attenté à la vie de son frère aîné. Avec son épouse la Milanaise Valentine Visconti, le duc s'intéresse à l'époque aux sciences occultes et alimente tous les fantasmes. Ses détracteurs le soupçonnent même d'être à l'origine de la folie du roi, à grands renforts de sortilèges et autres poisons. 


Ces rumeurs ne freinent en rien son ascension. Il bénéficie notamment du soutien de la reine Isabeau de Bavière, dont on dit qu'il serait l'amant. Outre le duché d'Orléans, il possède de nombreux territoires (Angoulême, Périgord, Beaumont, Valois...) qui l'ont rendu très riche. En 1402, en rachetant en gagère le duché du Luxembourg, il jette une première pierre dans le jardin de son oncle, Philippe le Hardi, qui cherche, par un jeu d'alliances, à établir une continuité territoriale entre la Bourgogne et ses état du nord. Les deux hommes s'opposent aussi sur le plan diplomatique. En 1402 et 1403, Louis d'Orléans provoque par deux fois en duel le roi d'Angleterre Henry IV qu'il accuse d'avoir usurpé le trône en destituant son cousin Richard II. Pourtant il avait accueilli à bras ouverts ce même Henry à Paris, lorsque son prédécesseur l'avait exilé en 1399. En soufflant sur les braises du vieux conflit franco-anglais, le duc cherche clairement à déstabiliser son rival bourguignon dont les villes flamandes vivent du commerce de la laine avec l'Angleterre. A partir de 1404, Louis d'Orléans commandera à ses vassaux plusieurs offensives en Guyenne (Aquitaine), qui appartient à l'époque à l'Angleterre. Il financera également une expédition pour soutenir les rebelles gallois en lutte contre le roi Henry IV.

Acte III : l'assassinat rue Vieille-du-Temple

Philippe le Hardi meurt en avril 1404, des suites d'une grippe infectieuse. Son fils Jean lui succède à la tête du duché de Bourgogne. Il est surnommé "Jean Sans Peur" en raison de son comportement héroïque pendant la croisade de Hongrie en 1396 contre le sultan Bajazet et la bataille de Nicopolis lors de laquelle il fut capturé par les Turcs. Si son père, oncle du roi, bénéficiait d'une forte légitimité, lui n'est qu'un simple cousin et peine à trouver sa place au sein du conseil royal désormais entre les mains de Louis d'Orléans. Jean Sans Peur lui voue une véritable haine. On dit que le duc aurait tenté de séduire - et même de violer - son épouse, Marguerite de Bavière. Sa politique farouchement anti-anglaise l'indispose tout autant, au moment où il tente de négocier un traité de libre échange entre l'Angleterre et la Flandre. En 1406, alors que son cousin lui a ordonné d'assiéger Calais, possession anglaise, il se défile au dernier moment et licencie l'armée qu'il avait rassemblée à Saint-Omer. Il prétextera un manque d'argent pour payer ses soldats. 


Le duc de Bourgogne choisit comme emblème le rabot en réaction au bâton noueux arboré par son ennemi. En 1407, il décide de passer à l'acte et d'en finir avec cet insupportable rival. Le 23 novembre, à Paris, Louis d'Orléans sort des appartements de la reine en chantonnant et tombe dans une embuscade rue Vieille-du-Temple. Le duc est entouré de plusieurs hommes masqués, armés d'épées et de haches, qui hurlent "A mort ! A mort !". Une femme qui assiste à la scène depuis sa fenêtre voit Louis d'Orléans s'affaisser au milieu de la rue et ses agresseurs continuer "à le frapper comme s'ils battaient un matelas". Son crâne a été éclaté et l'une de ses mains tranchée en tentant de parer les coups. Guillaume de Tignonville​, le prévôt de Paris chargé de l'enquête, remonte rapidement jusqu'à Jean Sans Peur qui confesse son crime, les larmes aux yeux, à son oncle Berry, avant de quitter précipitamment la capitale, l'amiral Clignet de Brébant lancé à ses trousses. Il parvient à se réfugier à Lille où il active la deuxième phase de son plan.


Jean Sans Peur charge le théologien Jean Petit de défendre sa cause à Paris et de plaider le "tyrannicide". L'argument est le suivant : si le duc de Bourgogne est passé à l'acte, c'est uniquement "dans l'intérêt" du royaume et pour sauver Charles VI d'un terrible "complot" fomenté contre lui. C'est un peu gros, mais ça passe. Il faut dire que les dépenses somptuaires et la politique fiscale de Louis d'Orléans l'avaient rendu extrêmement impopulaire auprès des puissants bourgeois et commerçants de la capitale. Il s'était également mis à dos l'Université de Paris, institution morale et religieuse, pour ses prises de position dans le Grand Schisme qui divise à l'époque l'Eglise catholique entre pape de Rome et antipape d'Avignon. En 1408, le roi en personne finit par reconnaître la justification avancée par Jean Sans Peur. Le duc de Bourgogne s'impose par le sang comme le nouvel homme fort du royaume.

Acte IV : l'escalade de la violence

Jean Sans Peur s'est constitué de solides soutiens en promettant une réforme profonde de l'état et une purge de l'administration. Lorsqu'il revient à Paris en 1408, il se lance dans une véritable chasse aux sorcièresClignet de Brébant, qui l'avait poursuivi après l'assassinat du duc, est déchu de sa dignité d'amiral. Guillaume de Tignonville, qui l'avait accusé du crime, est lui aussi écarté et humilié publiquement : il est contraint d'aller embrasser sur la bouche les cadavres de deux étudiants qu'il avait condamnés à mort. Les fidèles de Louis d'Orléans sont sévèrement réprimés. Jean de Montaigu, seigneur de Marcoussis et grand maître de l'hôtel du roi qui avait la main sur les finances, doit avouer sous la torture qu'il complotait contre Charles VI. Il est décapité en 1409 et son corps décharné restera quelques années pendu au gibet de Montfaucon. 


Valentine Visconti, la veuve de Louis d'Orléans, a réclamé vengeance mais n'a survécu qu'un an à son époux. Leur fils aîné, Charles, nouveau duc d'Orléans, est un adolescent de 14 ans. En mars 1409, il est contraint d'accepter un cérémonial humiliant organisé en la cathédrale de Chartres, en présence du roi et de Jean Sans Peur, lors duquel il doit déclarer publiquement, la gorge nouée, qu'il pardonne au duc de Bourgogne et qu'il renonce à toute "malveillance" à son égard. Un an plus tard, le ton change. Mécontent d'avoir été relégué en arrière-plan, Jean de Berry, le vieil oncle du roi, entre en opposition et prépare la riposte. Le 15 avril 1410, elle se concrétise avec la création de la "Ligue de Gien" qui regroupe tous les ennemis de Jean Sans Peur : Charles d'Orléans et Jean de Berry bien sûr,  mais aussi le comte Jean d'Alençon, le comte de Clermont Jean de Bourbon ainsi que Jean V de Bretagne, en conflit dans son duché avec le gendre du duc de Bourgogne, Olivier de Blois. On trouve aussi parmi les séditieux un certain Bernard VII, comte d'Armagnac, un important seigneur du sud-ouest qui donnera son nom à cette faction, en raison de la sinistre réputation de ses combattants gascons. Charles d'Orléans épouse sa fille, Bonne d'Armagnac, pour sceller cette nouvelle alliance. Le jeune duc se dote d'une bannière noire sur laquelle est brodé en lettres d'or le mot "Justice".

Acte V : la guerre civile      

Armagnacs et Bourguignons se positionnent tout autour de Paris, prêts à en découdre. Sorti de sa torpeur, Charles VI ordonne de déposer les armes. Les seigneurs retardent l'affrontement mais les populations civiles trinquent. "Les uns, entraînés par leurs habitudes de libertinage, portent le déshonneur dans les familles en outrageant sans pudeur les femmes mariées et en violant les jeunes filles encore vierges", dénonce Le Religieux de Saint-Denis, de son vrai nom Michel Pintoin, un moine qui a suivi en personne de nombreuses campagnes militaires lors cette guerre civile. "D'autres, sans respect pour les droits de l'hospitalité, dépouillent leurs hôtes, courent ça et là dans les maisons, brisent les portes des appartements et enlèvent tout ce qu'ils y trouvent de précieux." Une trêve est négociée. Jean Sans Peur, fin manoeuvrier, parvient à détacher le duc de Bretagne de la "Ligue de Gien". Mais un an plus tard, en juillet 1411, Charles d'Orléans relance les hostilités en lui adressant une lettre de défi : "Nous te nuirons de toute notre puissance et de toutes les manières que nous pourrons". Des échauffourées éclatent. La guerre civile commence.


Les Armagnacs attaquent l'Artois. Les Bourguignons - soutenus par le roi et son fils, le dauphin Louis de Guyenne - ripostent en saccageant la ville de Ham (dans le département actuel de la Somme). A Paris, les partisans de Jean Sans Peur ont revêtu le chaperon vert en signe de reconnaissance et s'en prennent aux biens de leurs ennemis. Les milices flamandes du duc de Bourgogne pillent sans vergogne les églises mais abandonnent leur suzerain au moment où une grande bataille rangée se prépare près de Montdidier, en Picardie. Jean Sans Peur fait alors appel à des  contingents... anglais. Les fameux archers gallois - qui feront tant de dégâts à Azincourt - viennent lui prêter main forte pour casser le siège de Paris entrepris par les Armagnacs. En 1412, les Bourguignons infligent de lourdes défaites à leurs rivaux dans le Beaujolais, le Languedoc, le Poitou, l'Orléanais et le Maine. Tous les coups semblent permis. Les Armagnacs se tournent donc à leur tour vers les Anglais. Thomas de Lancastre, duc de Clarence et fils du roi d'Angleterre, débarque en Normandie avec 1000 hommes d'armes et 4000 archers pour venir épauler Charles d'Orléans et ses alliés. L'appel à l'"ennemi hériditaire" rend Charles VI furieux. Le roi et le dauphin partent assiéger les Armagnacs à Bourges pour les contraindre à renoncer à cette alliance, ce qu'ils acceptent. Mais le duc de Clarence est déjà à Blois et n'apprécie pas cette volte-face. Il ne se résout à partir qu'en échange de bijoux et d'otages qu'il pourra monnayer. Charles d'Orléans accepte de livrer son popre frère, Jean, comte d'Angoulême (grand-père du futur François Ier). Clarence et ses hommes regagnent Bordeaux en dévastant tout sur leur passage, constatant à cette occasion les faiblesses défensives de la France. Armagnacs et Bourguignons négocient une première paix à Auxerre le 22 août 1412.

Acte VI : Jean Sans Peur en disgrâce

En 1413, Jean Sans Peur commet à son tour un faux pas. Grisé par sa popularité dans la capitale, il tente d'instrumentaliser à ses fins le mouvement des "Cabochiens" (du nom de l'un de ses chefs de file, Simon Caboche, écorcheur de bêtes aux boucheries de Paris) qui se sont soulevés pour demander la tête de certains cadres de l'administration royale accusés de dilapider l'argent de la couronne. Il s'agit de milices populaires particulièrement violentes qui multiplient les exactions. Elles vont jusqu'à investir l'hôtel Saint-Pol, la résidence royale, pour faire directement pression sur Charles VI. Edouard III, duc de Bar et cousin du roi, et Louis de Bavière, le propre frère de la reine, sont remis aux insurgés. D'autres personnalités, proches du parti armagnac, sont assassinées. Pour mettre un terme aux violences, un bourgeois de Paris, l'avocat Jean Juvenal des Ursins, chancelier du dauphin, organise un cortège de plus de 1000 hommes qui défile dans la capitale. Louis de Guyenne les rejoint, armé, ainsi que le vieux duc de Berry et... Jean Sans Peur qui doit se résoudre à lâcher temporairement ses encombrants alliés. Les "Cabochiens" fuient Paris mais plusieurs de leur leaders - dont le tristement célèbre Pierre Cauchon, futur instructeur du procès de Jeanne d'Arc - se réfugient à Lille, fief du duc de Bourgogne. Sentant l'étau se resserrer, Jean Sans Peur tente d'enlever le roi lors d'une partie de chasse à Vincennes, mais  ses plans sont déjoués in extremis. Il doit quitter la capitale. A Paris, la répression s'abat cette fois sur les Bourguignons et les "Cabochiens".


Début 1414, le duc de Bourgogne revient assiéger Paris, prétextant un appel au secours du dauphin Louis de Guyenne qui est aussi son gendre. L'héritier du trône fait pourtant partie de l'impressionnant cortège de chevaliers qui défile, en armes, dans les rues parisiennes pour intimider les éventuels soutiens de Jean Sans Peur. Le Bourguignon doit battre en retraite. Charles VI, qui connaît une nouvelle période de lucidité, dirige alors en personne l'armée qui part combattre le duc dans ses territoires du nord. En raison de la présence du roi, figure intouchable à l'époque, Jean Sans Peur a du mal à mobiliser ses vassaux. Il perd successivement les villes de Compiègne, Soissons, Laon et Bapaume. Le siège est mis à Arras, mais il n'y aura ni vainqueur, ni vaincu. En septembre 1414, des négociations de paix sont ouvertes. 

Acte VII : l'impossible réconciliation 

A la cour d'Angleterre, on suit avec délectation cette guerre fratricide. Dans l'entourage du nouveau roi, Henry V, chacun a ses favoris. Le monarque et son frère John, duc de Bedford, sont pro-bourguignons. Ses deux autres frères, Clarence et Gloucester, ainsi que leur cousin Edouard d'York, penchent plutôt pour les Armagnacs. Henry V va s'ingénier dès lors à jouer sur les deux tableaux : il propose une alliance à Jean Sans Peur tout en négociant avec ses rivaux la main de Catherine, fille de Charles VI. Les pourparlers sont bien avancés avec le duc. Mais l'accord de paix signé après le siège d'Arras oblige les Bourguignons à renoncer à cette alliance. Pour Henry V, peu importe. La guerre civile a rendu le royaume voisin extrêmement vulnérable. Le moment est venu pour lui de revendiquer la couronne de France, comme son arrière-grand-père Edouard III, et de passer à l'offensive. Les 13 et 14 août 1415, il débarque avec 12 000 hommes en Normandie et fait le siège d'Harfleur.


Côté français, on est très loin de l'apaisement. En janvier 1415, Charles d'Orléans a organisé une cérémonie à la mémoire de son père en la cathédrale Notre-Dame-de-Paris. Ses alliés et le roi y assistent, tous en costume de deuil. Pendant l'office, un orateur réclame un juste châtiment à l'encontre de Jean Sans Peur. Neuf mois plus tard pourtant, Armagnacs et Bourguignons sont appelés à faire front commun pour contrer l'invasion anglaise. Charles VI ordonne à tous ses seigneurs de se mobiliser, à l'exception des ducs d'Orléans et de Bourgogne. Le roi de France sait qu'ils sont irréconciliables et ne veut pas prendre le risque de les réunir dans son armée. Le jeune Orléanais passe outre et vient quand même combattre l'Anglais. Mais Jean Sans Peur se vexe et demande à ses vassaux et alliés de rester chez eux. Beaucoup lui désobéiront. De nombreux seigneurs de l'Artois, de Flandre, de Picardie et du Hainaut participent en effet à la bataille d'Azincourt, de même que les propres frères du duc, Antoine de Brabant et Philippe de Nevers. Jean Sans Peur avait commencé à rassembler des troupes levées en Bourgogne et en Savoie, mais il les garde finalement avec lui, loin des combats. Il demande également que son fils, Philippe de Charolais, 19 ans, soit tenu à l'écart. Le jeune héritier voulait pourtant en découdre. Son nom figure dans le plan de bataille élaboré à Rouen pour diriger l'arrière-garde. Mais sur ordre de son père, il a été conduit au château d'Aire-sur-la-Lys, la veille de la bataille, et on ne lui a pas transmis l'appel du connétable Charles d'Albret à venir se battre à Azincourt. "J'ai ouï dire au comte de Charolais qu'il était déplaisant de ce qu'il n'avait eu la fortune d'avoir été à ladite bataille, fut pour la mort, fut pour la vie", écrira bien plus tard le chroniqueur bourguignon Jean Le Fèvre de Saint-Rémy.


La défection du duc de Bourgogne a aussi pour conséquence celle de son allié Charles II, duc de Lorraine. Mais le frère de ce dernier, Ferry de Lorraine, comte de Vaudémont, sera bel et bien présent à Azincourt avec 300 hommes. Un autre duc, Jean V de Bretagne,qui devait prendre place dans la bataille principale, en deuxième rideau, fait également part de son mécontentement.  "Il s’excusa disant "qu’il n’y mettrait le pied si le Duc de Bourgogne son cousin n’y était", ce que les autres seigneurs ne voulaient pas", raconte le chroniqueur Juvénal des Ursins (fils de l'avocat précédemment cité). "Le Duc de Bretagne aurait dit "qu’il était bien besoin que le duc de Bourgogne y fut. Car quand tous les sujets du roi et ses bienveillants alliés y seraient, on aurait assez à faire à déconfire ses ennemis, qui étaient moults forts". Comme chez les Lorrains, c'est son frère, Arthur de Richemont, fidèle du camp armagnac, qui viendra se battre dans l'Artois. Le duc de Bretagne fera bien route vers le nord avec un important contingent. Mais le matin du 25 octobre quand la bataille s'engagera, il n'aura pas encore franchi la Somme...

Acte VIII : avant la bataille

A Azincourt, le passif est lourd entre certains compagnons d'armes. Quels sentiments peuvent bien nourrir Charles et Jean, fils et frère de Jean de Montaigu exécuté en 1409 par les Bourguignons ? Le second, archevêque de Sens, s'est jeté corps et âme dans la guerre civile troquant la chasuble et la crosse pour le harnois et la hache. De même que peut bien penser le clan boulonnais des Bournonville en apercevant les bannières de Simon de Craon et de Jean de Bourbon. Le premier avait trahi leur père, frère ou cousin, Enguerrand de Bournonville, fidèle de Jean Sans Peur, lors du siège Soissons en 1414. Le deuxième avait ordonné sa décapitation. Charles d'Albret, chef de l'armée française à Azincourt, a repris en 1413 l'épée de connétable que lui avaient retirée les Bourguignons. On compte également deux amiraux dans les rangs français : un Armagnac, Clignet de Brébant, et un  Bourguignon, Jacques de Châtillon, seigneur de Dampierre. Les deux ont dû successivement renoncer à leur charge, au gré des "alternances" politiques.


Pour autant si on en croit le témoignage de Jean Le Fèvre de Saint-Rémy, présent à Azincourt, il règne une atmosphère d'excitation, voire de liesse, lors de la veillée d'armes. Armagnacs et Bourguignons célèbrent bruyamment, sous leurs tentes, l'union retrouvée face à un ennemi commun qu'ils surpassent en nombre et qu'ils estiment à leur merci. "S'il y avait peu d'instruments de musique pour se réjouir, à peine cette nuit, de tout l'ost des Français, on n'eut ouï un cheval hennir". Le lendemain matin, au moment d'engager le combat, Saint-Rémy relate de nouvelles scènes de fraternisation. "En eux repaisant, et aussi des haines que les uns avaient aux autres, se pardonnèrent. D'aucuns s'entrebrassaient et accolaient, par paix faisant, que pitié était à voir. Toutes noises et discordes qui avaient été en eux, et qu'ils avaient eues du temps passé, furent là transmuées en grand amour​".

Acte IX : l'hécatombe

En l'absence du roi, du dauphin et de son rival Jean Sans Peur, le duc Charles d'Orléans se sent pousser des ailes avant cette bataille d'Azincourt. Neveu de Charles VI, il est prince de sang royal et le seigneur de plus haut rang dans le camp français. Pressé d'en découdre et de redorer son blason, il se heurte, du haut de ses 21 ans, au connétable d'Albret et au maréchal Boucicaut, deux chefs de guerre pourtant bien plus expérimentés que lui. "Chacun des chefs revendiqua pour lui l'honneur de conduire l'avant-garde", déplore Le Religieux de Saint-Denis. "Il en résulta des contestations, et, pour se mettre d'accord, ils convinrent malheureusement qu'ils se placeraient tous en première ligne. Presque tout le monde dans le camp se flattait d'un vain espoir, surtout les jeunes gens, qui n'écoutaient que leur bouillante ardeur​". 


La suite est un désastre. Le roi d'Angleterre, Henry V, et ses archers infligent à la France l'une des pires défaites de son histoire. Les charges désordonnées de la chevalerie française lui ont été fatales. Le parti Armagnac perd ses principaux chefs : Charles d'Albret, Jean d'Alençon, Edouard III de Bar sont tués ; Charles d'Orléans, Jean et Louis de Bourbon ainsi qu'Arthur de Richemont sont capturés. Le jeune duc d'Orléans, si désireux de s'illustrer, restera prisonnier jusqu'en 1440. Pendant sa captivité, il écrira de nombreux poèmes et chansons teintés d'un grande mélancolie. Il aura 46 ans à sa libération. La propagande bourguignonne fera d'Azincourt une défaite "armagnaque", mais l'entourage de Jean Sans Peur n'a pas été épargné lui non plus : ses deux frères, Antoine de Brabant et Philippe de Nevers, sont morts lors de la bataille, ainsi que l'amiral Jacques de Châtillon et une vingtaine des plus brillants capitaines d'Artois, de Flandre et de Picardie (Jacques de Heilly, David de Rambures, Robert de Wavrin, Jean de Moreuil, Baudoin d'Ailly...). Un autre de ses amis et compagnons d'armes, le maréchal Boucicaut, est fait prisonnier et mourra en captivité. Après le départ des Anglais, le fils du duc de Bourgogne, Philippe de Charolais, se rend rapidement sur les lieux. "Sachant la dure et piteuse aventure des Français, (...) il fit enterrer à ses dépens tous les morts qui étaient demeurés nus sur le champ", peut-on lire dans les Chroniques d'Enguerrand de Monstrelet, un chroniqueur picard d'obédience bourguignonne. Le futur Philippe le Bon ordonne aux moines de l'abbaye de Ruisseauville de creuser entre trois et cinq fosses communes au lieu-dit de la Gacogne pour y inhumer près de 6000 cadavres.


Le deuil à peine entamé, Jean Sans Peur fait avancer ses troupes en direction de Paris. De leur côté, ses rivaux - ou tout du moins ce qu'il en reste - rappellent à la capitale le comte Bernard VII d'Armagnac, autre absent d'Azincourt, qui reçoit l'épée de connétable de feu Charles d'Albret. La guerre civile va reprendre, avec encore plus de férocité et d'intensité. Elle va conduire le royaume au bord du gouffre, les Anglais préparant pendant ce temps la deuxième phase de leur plan de conquête.
A lire
BERTRAND SCHNERB "Armagnacs et Bourguignons, la maudite guerre (1407-1435)"

ANNE CURRY "Agincourt, a New History"

LE RELIGIEUX DE SAINT-DENIS "Chronique du religieux de Saint-Denys, contenant le règne de Charles VI de 1380 à 1422"

JEAN LE FEVRE DE SAINT-REMY "Chronique ou Histoire de Charles VI, roy de France"

JEAN JUVENAL DES URSINS "Histoire de Charles VI. Roy de France, et des choses mémorables advenues durant quarante-deux années de son regne depuis 1380 jusqu'en 1422"

ENGUERRAND DE MONSTRELET "Les Chroniques de Monstrelet"
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