Comprendre Azincourt : les 5 erreurs fatales de la chevalerie française

Lors de la bataille d'Azincourt du 25 octobre 1415, les troupes anglaises du roi Henry V ont profité des nombreux errements tactiques et opérationnels de la chevalerie française. 

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Les Anglais eux-mêmes le reconnaissent : si les troupes du roi Henry V firent preuve d'un extraordinaire sang froid et d'une discipline sans faille sur le champ de bataille, leur victoire du 25 octobre 1415 à Azincourt marque surtout le fiasco absolu d'une chevalerie française trop sûre d'elle, butée dans sa stratégie et très mal organisée.

Les Français étaient supérieurs en nombre, même si la différence entre les deux armées était sans doute nettement plus faible que ce qui a longtemps été affirmé : 12 000 contre 9 000 selon l'historienne britannique Anne Curry, l'une des plus éminentes spécialistes d'Azincourt. Les Anglais, affaiblis par le siège d'Harfleur en Normandie et plusieurs jours de marche, semblaient surtout une proie facile pour nos chevaliers. Mais rien ne s'est passé comme prévu.

Voici les cinq principales erreurs commises lors de cette funeste journée qui coûta la vie à plus de 6000 combattants :

1. Une tactique prévisible
2. Un terrain inadapté
3. Une avant-garde trop fournie
4. Une charge de cavalerie désastreuse
5. Des troupes arrivées en retard

 

1. Une tactique prévisible

Pendant des siècles, la tactique française employée dans les batailles rangées comme celle d'Azincourt avait peu évolué. Elle s'appuyait principalement sur des grandes charges de cavaliers qui utilisaient la vitesse et la force de leurs chevaux pour infliger de gros dégâts dans les premières lignes adverses. Parfois ça a fonctionné, comme à Bouvines (1214) ou à Roosebeke (1382). Mais très souvent ça a échoué, comme à Coutrai (1302), à Crécy (1346), à Poitiers (1356) ou à Nicopolis lors de la croisade de Hongrie contre les Turcs (1396). Avant, les Anglais fonçaient eux aussi tête baissée mais l'humiliante défaite que les piquiers écossais leur infligèrent à Bannockburn en 1314 les conduisit à revoir fondamentalement leur stratégie et à promouvoir une arme redoutable : l'arc long ou "long bow" capable de faire pleuvoir à distance une "grêle" de flèches sur l'adversaire. Les archers les plus habiles étant capables de décocher une quinzaine de flèches à la minute, la technique était extrêmement efficace pour "briser" les charges massives des chevaliers.


Les Français aussi ont intégré des "gens de traits" dans leurs rangs. L'arbalète - plus précise que l'arc long mais plus lente à recharger -  s'est souvent révélée une arme de défense très précieuse lors des sièges. En revanche, son usage semble moins convaincant lors des grandes batailles rangées. A Crécy, les arbalétriers génois placés en première ligne par les Français, avaient gêné la progression des chevaliers, qui, extrêmement courroucés, avaient fini par les massacrer pour dégager le passage. Quant à l'arc long, le roi Charles V a bien tenté de le promouvoir à la fin du XIVe siècle sans jamais parvenir à l'imposer.


On touche ici au mentalités de l'époque : en France, la guerre est avant tout l'affaire des nobles. Les armes de trait ne correspondent pas à l'idéal chevaleresque qui privilégie le combat à cheval, le corps-à-corps et la mêlée. Les archers et les arbalétriers sont considérés comme une simple force d'appoint au sein de l'ost royal. Les Anglais, au contraire, n'ont pas hésité à ouvrir leur armée aux gens du peuple parmi lesquels ils ont recruté l'élite de leurs tireurs. A Azincourt, parmi les 9000 combattants anglais présents, on compte 7000 archers. Côté français, les "gens de trait" représentent à peine un tiers des 12 000 hommes présents. Le pont faible des archers étant leur faible protection (impossible de tirer à l'arc avec une armure), de grosses charges de cavalerie allaient forcément être menées contre eux pour tenter de les neutraliser. Henry V l'avait prévu et avait demandé à ses hommes de trait de tailler des grands pieux pour se protéger des assauts. Une parade peut-être inspirée des archers turcs qui avaient vaincu de cette façon les croisés à Nicopolis en 1396. 
 

2. Un terrain inadapté

Au début des années 1980, l'historien Christopher Philpotts fit une incroyable découverte dans les archives de la British Library : il retrouva un authentique plan de bataille élaboré par les Français avant la bataille d'Azincourt. Ce document a probablement été rédigé par le maréchal Jean Le Meingre, dit Boucicaut. Les Anglais l'ont sans doute récupéré parmi ses effets lorsqu'il a été capturé, à l'issue des combats. Au regard des noms des commandants qui figurent sur le document, dont quelques uns étaient absents le jour "J", il semble que ce plan ait été élaboré au moins une dizaine de jours avant l'affrontement, sans prendre en compte la configuration du champ de bataille qui n'avait pas encore été désigné.


Selon l'historienne anglaise Anne Curry, les Français voulaient pousser Henry V et ses troupes à se battre à découvert dans une grande plaine, bien plus à l'est qu'Azincourt, du côté d'Aubigny-en-Artois, entre Saint-Pol-sur-Ternoise et Arras. La course-poursuite engagée à partir du 7 octobre avait pourtant porté ses fruits : le roi d'Angleterre, qui cherchait à rejoindre Calais au plus vite, n'avait pas pu franchir la Somme à Abbeville, comme il le souhaitait. Il avait donc dû remonter le fleuve vers l'est pour trouver un nouveau gué, sans doute du côté de Béthencourt-sur-Somme (voir carte ci-dessous).
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Mais Henry V parvint à devancer les Français lancés à ses trousses, pour remonter vers le nord-ouest. Sa progression fut stoppée dans l'Artois, à hauteur de Maisoncelle, ses ennemis lui barrant la route 1 kilomètre plus loin à Ruisseauville. On peut encore s'en rendre compte aujourd'hui lorsqu'on visite les lieux : la plaine qui sépare Maisoncelle de Ruisseauville se rétrécit entre les villages d'Azincourt et de Tramecourt, formant un léger entonnoir. Les bois, situés de part et d'autre, étaient beaucoup plus denses qu'aujourd'hui et ne laissaient qu'un passage d'environ 500 mètres de large. Cette caractéristique effaçait du coup l'avantage du surnombre pour les Français, en rendant difficile, voire impossible, le contournement, voire l'encerclement des troupes anglaises.  

Ci-dessous, des arbres marquent encore nettement ce resserrement. Comme la position des archers l'indique, les Anglais étaient situés juste en face. 

Ces derniers bénéficiaient d'un autre avantage avec deux légers dévers situés sur les flancs où Henry V put dissimuler la masse de ses archers. La prise de vue ci-dessous depuis Maisoncelle permet de constater ces deux pentes à gauche et à droite. Les Français qui venaient en face ne pouvaient donc pas apercevoir les tireurs.


Les lignes anglaises surplombaient également les lignes françaises, contraignant leurs adversaires, en armures, à davantage d'effort physique. A cela s'ajoutait l'état détrempé du terrain qui contraria les charges à pied et à cheval des Français. En ce mois d'octobre, les champs venaient d'être fraîchement labourés et se transformèrent en véritable bourbier dès les premiers assauts. Selon Le Religieux de Saint-Denis, un chroniqueur qui recueillit des témoignages de survivants, les hommes à pied "enfonçaient jusqu'aux chevilles".   
 

3. Une avant-garde trop fournie

Selon ce même Religieux de Saint-Denis, "chacun des chefs revendiqua l'honneur de conduire l'avant-garde ; il en résulta des contestations, et, pour se mettre d'accord, ils convinrent malheureusement qu'ils se placeraient tous en première ligne". Au Moyen-Âge, conduire l'avant-garde, c'est-à-dire les premières lignes, est un honneur réservé aux grands chefs militaires et aux seigneurs de haute lignée. Mais à l'époque d'Azincourt, la noblesse française est violemment divisée en deux factions, les Orléanais (ou Armagnacs) et les Bourguignons. Le conflit, né de l'assassinat en 1407 du duc Louis d'Orléans par des hommes de Jean Sans Peur, duc de Bourgogne, a même dégénéré en guerre civile. Si le chef bourguignon a préféré se tenir éloigné d'Azincourt, le fils de son ancien rival, Charles d'Orléans, 21 ans, a fait des pieds et des mains pour se battre au premier rang.


En l'absence de son oncle, le roi Charles VI, et de son cousin, le dauphin Louis de Guyenne,  le jeune duc est le prince de plus haut rang côté français. Malgré son inexpérience, il s'oppose aux deux commandants en chef de l'armée, le connétable Charles d'Albret (pourtant pro-Orléanais) et le maréchal Boucicaut. Ces deux chevaliers accomplis étaient déjà peu enclins à affronter dans une bataille rangée des Anglais acculés, prêts à se battre avec l'énergie du désespoir, jusqu'à la dernière goutte de sang. Mais ils avaient dû céder à la fougue belliqueuse de Charles d'Orléans et d'autres princes comme Jean d'Alençon et Jean de Bourbon, désireux d'en découdre avec l'"ennemi héréditaire". Dans le plan de bataille conservé à la British Library, d'Albret et Boucicaut devaient diriger tous deux l'avant-garde, les jeunes seigneurs étant relégués dans la "bataille principale", en second rideau. Mais cinq jours avant Azincourt, lors du conseil de guerre qui se tient à Rouen, tout est modifié : seul Boucicaut reste à l'avant-garde, flanqué du duc de Bourbon. D'Albret est contraint de rejoindre "la bataille principale" avec Orléans et Alençon. Finalement, le jour de l'affrontement, le jeune duc d'Orléans parviendra à s'incruster en première ligne avec Boucicaut, d'Albret et Bourbon.


Selon le chroniqueur Gilles Le Bouvier, dit "le Héraut Berry", les Français vont masser près de 5000 hommes dans l'avant-garde encadrée par deux ailes de 600 combattants chacune. Derrière, la bataille dite "principale" compte moins de 4000 hommes. Tous sont à pied. Les arbalétriers, prévus initialement sur les ailes, semblent avoir été rejetés tout à l'arrière. "On assure qu'ils avaient été congédiés par des seigneurs de l'armée, sous prétexte qu'on n'avait pas besoin de leur secours", affirme même Le Religieux de Saint-Denis. En garnissant les premiers rangs de chevaliers aux armures rutilantes - au-dessus desquels flottaient les bannières des plus importants seigneurs du royaume - Charles d'Orléans entendait inspirer la terreur dans les rangs anglais. Il n'en a rien été. Ce choix stratégique s'est révélé au contraire catastrophique. Tout d'abord, en raison de l'étroitesse du champ de bataille : on se bousculait tellement que l'avant-garde absorba très vite les deux ailes. "Ceux qui étaient au troisième rang pouvaient à peine se servir de leurs épées", explique Le Religieux de Saint-Denis. "Cela leur apprit que, si le grand nombre de combattants est quelquefois un avantage, il y a des occasions où il devient un embarras". Ensuite, parce que les volées de flèches ont vite décimé les premières lignes, privant l'armée française de ses chefs. D'Albret est tué, Boucicaut est blessé et Charles d'Orléans a disparu. Les Anglais le retrouveront plus tard, vivant, sous des monceaux de cadavres. Derrière, dans les rangs français, plus personne ne savait ni quoi faire, ni à qui obéir. 

4. Une charge de cavalerie désastreuse  

Pour espérer "briser le trait" des 7000 archers anglais positionnés par Henry V , les Français devaient conduire une charge de cavalerie massive. Selon les plans initiaux, un millier cavaliers devaient fondre sur les ennemis depuis les deux ailes, sous les ordres de l'amiral Clignet de Brébant, Louis de Boisredon et d'un certain sire de Gaules. Mais ce nombre n'a jamais pu être réuni. Les chroniqueurs divergent sur le décompte des cavaliers français :  Jean de Wavrin et Jean Le Fèvre de Saint-Rémy - qui affirment tous deux avoir assisté à la bataille - en recensent 800, Enguerrand de Monstrelet 120 et Jean Juvénal des Ursins seulement... 40. "Sans doute il n'en y alla que peu", tranche la Chronique anonyme de Ruisseauville.


Seule certitude, la charge de la cavalerie française à Azincourt a été un fiasco absolu. Il faut dire que la nature extrêmement boueuse du terrain a considérablement défavorisé les chevaux déjà exposés à un véritable déluge de flèches. Selon Monstrelet, un seul chevalier serait parvenu à atteindre les lignes adverses. Sans succès. "Messire Guillaume de Saveuse, qui était ordonné à cheval comme les autres, se dérangea tout seul devant ses compagnons, cuidant ("croyant" en vieux français NDR) qu'ils le dussent suivre et alla frapper dedans lesdits archers ; et là incontinent fut tiré jus de son cheval et mis à mort". Surpris par les pieux dressés par les archers anglais, ceux qui sont encore en selle rebroussent brusquement chemin. Mais ils peinent à maîtriser leurs montures, prises de panique, et viennent semer la pagaille dans l'avant-garde, renversant leurs compagnons d'armes qui s'avançaient à pied. "Fut l'avant-garde toute fendue en plusieurs lieus", décrit la Chronique de Ruisseauville.


Les archers anglais n'en demandaient pas tant. Devant les brèches apparues dans les lignes françaises, ils abandonnent leurs "long bows" pour achever au corps à corps leurs ennemis blessés, tombés à terre ou désemparés. "Ils jetèrent arcs et flèches, en prenant leurs épées, haches et autres armures et bâtons", témoigne Jean Le Fèvre de Saint-Rémy."Là ils abattaient et occisaient les Français". D'après la Chronique de Ruisseauville, Clignet de Brébant tente de rassembler des cavaliers à l'arrière-garde pour lancer une contre-attaque. C'est à ce moment qu'Henry V aurait ordonné l'exécution de nombreux prisonniers déjà neutralisés. Il semble que les Français, horrifiés par cet acte contraire aux codes de la chevalerie, aient alors stoppé les combats et battu en retraite face à la détermination du roi d'Angleterre. Il a souvent été dit qu'Henry V avait agi de la sorte à la suite du pillage du camp anglais, entrepris à l'arrière par une poignée de seigneurs des environs, Ysambart d'Azincourt, Rifflart de Palmasse et Robinet de Bournonville, accompagnés de paysans. Mais selon l'historienne Anne Curry, le roi n'en fut informé qu'au soir de la bataille, après l'exécution des prisonniers.  L'attaque du "bagage" était prévue dans le plan de bataille conservé à la British Library. Elle devait être conduite par 200 cavaliers pour déstabiliser les rangs anglais. Mais là encore, il semble qu'il ait été difficile de réunir suffisamment de monde pour mener à bien cette mission que nombre chroniqueurs assimilèrent à du simple brigandage. Une couronne, une épée d'apparat d'Henry V et de nombreux bijoux furent quand même dérobés à cette occasion.   

5. Des troupes arrivées en retard

S'il n'a pas été possible de rassembler assez de cavaliers pour dévaster les lignes anglaises, c'est sans doute que l'armée française ne s'était pas encore totalement regroupée à Azincourt quand la bataille s'est engagée. Selon Anne Curry, les Anglais s'attendaient déjà à combattre la veille, le 24 octobre, mais les Français ont joué la montre en ouvrant des négociations avec leurs adversaires, le temps que des renforts arrivent. Le duc Charles d'Orléans et ses hommes ne seraient arrivés sur place que le matin même de l'affrontement. Ce qui pourrait expliquer l'incapacité des Français à réajuster un plan de bataille inadapté au terrain et aux conditions météo. Sans parler de l'état de fatigue des combattants.


Un autre duc, Antoine de Brabant​, a rejoint Azincourt encore plus tard alors que les combats faisaient déjà rage. Il ne fut averti de l'imminence de la bataille que le soir du 21 octobre. Il se trouvait alors à Louvain, dans l'actuelle Belgique, à plus de 200 kilomètres d'Azincourt. Il mobilisa ses troupes en urgence mais fit le choix de devancer le gros de son contingent pour filer le plus rapidement possible vers l'Artois, avec une centaine d'hommes en sa compagnie. Après une furieuse chevauchée menée de jour comme de nuit, il arriva au beau milieu de la bataille alors que l'avant-garde française était  en fâcheuse posture. Antoine de Brabant s'équipa à la va-vite pour se jeter aussitôt dans la mêlée. Son corps sans vie ne fut retrouvé que deux jours après la bataille. Le gros des troupes brabançonnes n'arriva jamais à Azincourt. Le lendemain des combats, elles étaient encore à Douai à plus de 80 kilomètres. Même chose pour les milliers d'hommes que conduisait le duc Jean V de Bretagne. Au moment où la bataille s'engagea, ils étaient à Amiens et n'avaient pas franchi la Somme. Beaucoup soupçonnent le duc de Bretagne d'avoir traîné des pieds pour venir à Azincourt, car il tentait au même moment de négocier un traité avec le roi d'Angleterre. Les deux hommes étaient liés : la mère de Jean V, Jeanne de Navarre, s'était remariée avec le précédent souverain anglais, Henry IV. Elle était donc la belle-mère d'Henry V...   


En retardant ainsi d'une journée les combats pour attendre des renforts qui jamais n'arrivèrent,  les Français ont sans doute redonné confiance à leurs adversaires anglais. Henry V en profita surtout pour parfaire sa stratégie et optimiser les positions de ses redoutables archers. Le fait que les Anglais aient engagé les premiers les hostilités témoigne d'une certaine assurance. Les troupes d'Henry V perdirent plusieurs centaines d'hommes pendant les combats, un milllier grand maximum. ​Un faible chiffre comparé à l'hécatombe subie par les Français, même s'il a longtemps été sous-évalué outre-Manche pour donner encore plus d'éclat au triomphe du roi d'Angleterre. Seuls deux seigneurs de très haut rang - le duc Edouard d'York, cousin d'Henry V,  et le comte de Suffolk, Michael de la Pole - semblent avoir péri lors de la bataille.
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