C'est sa raison d'exister : employer des marins français sur ses bateaux. La Brittany Ferries traverse la plus grosse tempête de son histoire avec le Brexit, la Covid et l'effondrement de la Livre Sterling. Comment se relever ? 26 personnalités sonnent l'alarme, voici pourquoi.
"Ah, mais si nous devions passer tous nos bateaux sous pavillon hors Union-Européenne pour traverser la tempête qui est devant nous. On arrêterait tout , tout de suite. La Brittany Ferries, depuis 50 ans, n'existe que par nos marins français et leur savoir faire. Hors de question de continuer sans", explique sans détour le président du mythique armateur breton, la Brittany Ferries. Jean-Marc Roué n'en démord pas, lui et les actionnaires ne céderont pas aux sirènes. "Il va falloir qu'on nous entende à Paris et à Bruxelles, sinon d'autres prendront notre place tout de suite avec des marins des quatres coins du monde."
Si demain je décidais d'arrêter ligne Le Havre-Southampton, par exemple, nos concurrents déjà présents à Cherbourg, qui naviguent avec des pavillons du Bahamas ou du même genre, prendraient notre place dans les heures qui viennent. C'est pas du travail pour nos marins. Mes salariés ce qu'ils veulent aujourd'hui, c'est que je sauve leur emploi. Personne ne fait de l'argent avec la Brittany Ferries, croyez moi.
« Allons-nous abandonner derrière nous cette institution du monde maritime français et européen ? », alarme une tribune co-signée dans le journal Le Monde
Cette tribune publiée cette semaine dans le journal Le Monde et co-signée par 26 personnalités diverses comme Erik Orsenna, Olivier de Kersauzon ou Jean-Louis Etienne a pour but de faire réagir. C'est un cri du coeur pour alerter sur l'état de santé alarmant de l'armateur, fierté qui va au-delà de la Manche et la Région Bretagne ou Normandie.
Quand la tempête mute en ouragan, on n’abandonne ni passagers ni équipage. Brittany Ferries, c’est aujourd’hui un village breton de plus de 2 500 âmes. Avec 20 % des effectifs de la marine marchande française, c’est bien le premier employeur de marins français. C’est, en commémoration du cinquantenaire du débarquement en Normandie, le transport du plus gros contingent de véhicules militaires depuis le 6 juin 1944 et, par deux fois, celui du Tour de France. Brittany Ferries, c’est aussi, en quelque sorte, la flotte de transport française de réserve.
Les mots de ses "amis" qui connaissent bien la compagnie et qui sont venus vers lui, avec un porte-parole, pour lui dire qu'ils allaient se mobiliser, réchauffent un peu le coeur du Président Jean-Marc Roué. Mais les chiffres sont étourdissants et il ne voit rien venir du côté de Bruxelles ou Paris. Même après cette tribune, rien ne bouge vraiment. "Avant la fin du Printemps nous serons certainement fixés sur l'exonération des charges sociales pour nos salriés sur l'exercice 2021, promesse du gouvernement en septembre dernier. Soit 10 millions d'euros. Mais je dois trouver 20 fois plus, imaginez !"
La Région Normandie a promis 35 millions d'avances remboursables et la Bretagne, 30 millions."Un coup de pouce essentiel."
La Brittany aurait bien besoin que ce cadeau fiscal "eurocompatible" ( les charges sociales exonérées) soit renouvelé chaque année pour les quatres ans à venir. Si ces années, jusqu'en 2025, se déroulent avec un trafic normal, l'Etat perdra, lui, beaucoup plus que 10 millions d'euros car cette somme a été calculée sur 2021 et ses 6 mois de chômage partiel. "Mais il faut bien que l'on pioche dans ce qui est faisable au niveau européen. Les Hollandais et les Norvégiens n'ont aucun mal à le faire et à aider leurs compagnies de Ferries. Il faut prendre exemple."
C'est comme si en France, pays pourtant de marins et de mariniers depuis Colbert, ce mode de transport comptait moins que le ferroviaire, ou le routier. Et pourtant qui a envie de voir les ferries français quitter les ports normands ou bretons ?
Le slogan de Brittany Ferries, « Une autre idée du voyage », a fait d’elle l’un des symboles de l’Europe. Près de cinquante ans de vie commune avec l’Angleterre. Des allers-retours permanents vers la Grande-Bretagne, l’Irlande et l’Espagne, comme un service public européen.
"140 millions d'euros de pertes pour 2020 puis 80 pour 2021, ça fait 220 millions et il faut ajouter 115 millions de manque à gagner depuis 4 ans avec la chute de la livre sterling"
"Il ne fait aucun doute que 2021 sera une autre année compliquée pour notre entreprise."
Publiée par France 3 Normandie sur Vendredi 19 mars 2021
Il y a un mois, les comptes de 2020 étaient rendus public. Mais le chiffre d'Affaires 2021 ne promet pas beaucoup mieux. Jean-Marc Roué n'a aucun mal à sortir sa calculette : "140 millions d'euros de pertes pour 2020 puis 80 pour 2021, ça fait 220 millions au total et il faut ajouter 115 millions de manque à gagner depuis 4 ans, avec la chute de la livre sterling. C'est de l'argent qu'on aurait pu avoir pour affronter 2020 et qu'on n'a pas eu, à cause d'evénements qui n'ont rien a voir avec notre activité."
Victime colatérale du Brexit, de ses conséquences sur l'économie anglaise, et du Covid, la Brittany tremble pour son avenir. "On sait qu'ils font tout pour sauver l'emploi. Mais on a un peu peur de voir des décisions tomber. On a deux bateaux qui assurent la route vers l'Espagne qui sont sous pavillon Chypriote aujourdui. Faudrait pas que ce soit la situation de demain, ce serait une catastrophe pour le personnel", souffle un syndicaliste inquiet et réaliste face à une concurrence effrénée.
Le Président de la Brittany Ferries répond aux craintes d'un revers de main. "Les deux bateaux en question (ndlr sur 12 au total) assurent du fret avec l'Angleterre et l'Irlande. L'Irlande, c'est le nouvel Eldorado et la loi du marché est féroce. C'est la seule exception pour notre compagnie. Et encore, ils sont sous pavillon européen, c'est un moindre mal. La Brittany emploie 90% de marins français. C'est un immense effort." Revers de main peut-être, mais main sur le coeur.