L'Etat a lancé un appel à projet pour les personnes en "grande marginalité". Dans le Calvados, c'est l'association 2choses lune qui a été retenue. Avec le confinement, elle a pu expérimenter une solution conjuguant hébergement et accompagnement de longue durée. Trois sites vont voir le jour.
Bientôt, ce sera Noël, en témoigne le petit sapin trônant à coté de la télé. Mais pour l'heure, voici venu le moment du goûter. Et le petit salon de cette maison de ville, située à deux pas de l'hôpital de Bayeux, se remplit peu à peu. Cacahuète, qu'on surnomme aussi papi, est confortablement installé dans le canapé avec son appareil à oxygène et devise sur les chanteurs à la mode du moment. Sébastien, le benjamin des lieux, distribue tasses, bols et biscuits à la demande. Certains se roulent des cigarettes sur un coin de table pendant que le café fumant coule. Et les conversations résonnent dans la pièce dans un chaleureux brouhaha. C'est l'heure du goûter.
"C'est une famille ici, on s'entraide, on essaye, même si ce n'est pas toujours évident", nous confie Sébastien. Une famille recomposée pour des personnes aux vies éclatées. Il y a encore quelques mois, ils ne se connaissaient pas. Le hasard de la vie les a réunis, un heureux hasard, tous s'accordent à le dire. Et pourtant, pour chacun d'entre eux, l'histoire a commencé dans la rue. Comme pour Guillaume, arrivé au coeur de l'été, après un mois et demi sans logement. Papi, lui, a connu l'errance pendant près de 30 ans. Désormais, il ne veut plus partir. Il faudra pourtant bien dans quatre mois, quand la maison fermera ses portes. Pour autant, l'esprit des lieux continuera à souffler, ailleurs, pour un nouveau chapitre d'une histoire débutée il y a quelques mois.
Les gens ont autant besoin d'un toit le jour que la nuit.
Au départ, cette maison prêtée par la Ville de Bayeux, Christelle Henquel n'en voulait pas. La référente santé de l'association 2choses lune n'y voyait qu'un lieu d'accueil comme il en existe tant d'autres. "Ça s'est fait très vite avec le système d'orientation du 115 où la maison ouvrait à 17 heures et fermait à 9 heures. Moi, je faisais partie des travailleurs sociaux qui ont beaucoup de difficultés à remettre les gens dans la rue. Les gens ont autant besoin d'un toit le jour que la nuit." Anaïs de Malaret, la responsable du village mobile de Caen géré par l'association, confirme. "Refaire le 115 tous les deux ou trois jours est extrêmement difficile à vivre. C'est une épée de Damoclés permanente." Mais le premier confinement a bouleversé le plan initial.
"Au début, on ne veut pas s'ouvrir"
D'un hébergement sur du très court terme, la maison est devenue un véritable lieu de vie, 24 heures sur 24 et dans la durée. "Les personnes qui étaient présentes à ce moment-là ont pu se poser, ont pu souffler et il y a des choses qui ont pu se révéler naturellement." Avec du temps, on peut tout d'abord installer un climat de confiance. "Au début, on ne veut pas s'ouvrir", explique Marie, une jeune maman actuellement séparée de ses deux petites filles, "On se méfie beaucoup surtout avec le passif qu'on a." A ses côtés, son compagnon, Joey, approuve timidement. Depuis qu'il s'est installé dans la maison, il a débuté un programme de soins pour en finir avec ses addictions.Car une fois la confiance établie peut démarrer la reconstruction. Et celle-ci commence dans la plupart des cas par la santé. "Sans la santé, on ne peut pas avancer, on ne peut pas aller vers l'insertion professionnelle, sans la santé on ne peut pas aller vers un logement autonome", souligne Christelle Henquel. "Il faut soigner pour avancer vers le travail et le lieu de vie", confirme Anaïs de Malaret, "Tout s'enclenche mais ensemble. Vous ne pouvez pas avancer les pions de manière décalée sinon c'est l'échec." Pour Marie et son compagnon, l'horizon s'éclaircit. Le couple va très prochainement intégrer un programme IML (InterMédiation locative) à Bayeux, un logement qui permettra à la jeune maman de retrouver ses petites filles.
Des règles pour la communauté
En attendant que les projets montés par Christelle Henquel se concrétisent, la vie poursuit son cours dans la maison, entre les chambres, où on peut s'isoler, et le espaces partagés, comme la salle de bain, la cuisine et le salon avec leurs règles indispensables au bien de la communauté. "Le ménage, comme les règles d'hygiène, ce n'est pas toujours évident, ce sont des choses qu'il faut réapprendre petit à petit, sans les brusquer", raconte Stéphanie Laumain, "On répète, on répète mais petit à petit ça se fait. Quand ça va trop loin, on fait une réunion où on rappelle les règles : ménage, douche, chambres rangées. Et ça repart. Mais si il faut recommence 15 jour plus tard, ce n'est pas grave. Ça rentre petit à petit."Pour les résidents, Stéphanie Laumain est la "maman". Pour l'association 2choses lune, c'est le "pair aidant" de la maison. Stéphanie fait plus que rappeler les règles dans la maison, elle offre surtout une oreille attentive et bienveillante, à toute heure du jour et de la nuit. "L'avantage de cette maison, c'est qu'on est toujours à leur disposition pour discuter, pour un coup de mou, pour un coup de bien. Il n'y a pas besoin de prendre rendez-vous. Quand ils veulent nous parler, c'est au moment où ils en ont besoin et je pense que ça change tout. Habituellement avec les travailleurs sociaux, il faut téléphoner, prendre rendez-vous 8 jours, 15 jours avant."
Une magicienne et une maman
Stéphanie sait de quoi elle parle, elle qui, jadis, composa à plusieurs reprises le 115 avant de croiser sur sa route la "magicienne" Christelle Henquel. "On peut tomber sur des travailleur sociaux très très bons. Et on peut tomber sur des travailleurs sociaux qui travaillent avec des dossiers. En arrivant ici, je sais ce que je ne veux pas , je sais ce que je ne voulais pas vivre et que je ne veux plus qu'ils vivent." Cette expérience, ce vécu nourrit ses échanges avec les résidents. "Je n'en ai pas honte. C'est quelque chose qui peut arriver à tout le monde. Quand ils me posent la question, je n'hésite pas à leur dire. Ils me disent souvent : ah oui, on peut s'en sortir en fait. Aujourd'hui, je suis heureuse, j'ai un travail, mon appart, je vais super bien et c'est chouette."Celui qui ne s'attache pas ici, il n'a pas de cœur
A l'heure du goûter, on grignote, on discute et parfois on se fait des calins. "Ici, t'es obligé de t'attacher. Celui qui ne s'attache pas ici, il n'a pas de coeur", explique Sébastien, "Moi, j'ai un coeur et je m'attache et puis.... je m'attache peut-être de trop." Quand on demande au jeune homme de 23 ans ce que lui a apporté la vie dans cette maison, ce dernier part dans un rire nerveux, pour mieux cacher ses larmes : "C'est le bonheur. Ce sont de vraies mamans ici....j'en avais beaucoup besoin. Après, je ne leur fais pas voir sinon elles vont trop s'attacher. Mais c'est moi qui m'attache à elles." Il sait pourtant que cette page de sa vie va bientôt se tourner. "Ben oui, je vais partir !", assure le jeune homme tout sourire quand on l'interroge sur son avenir.
Reportage de Gwenaëlle Louis et Christophe Meunier
Trois villages dans le Calvados
Malgré la prochaine fermeture de la maison de Bayeux, cet état d'esprit, cette dynamique impulsée voilà quelques mois va perdurer, dans la capitale du Bessin mais aussi à Vire et à Caen. Trois sites de logements modulables (comme le village mobile dans la Presqu'ïle de Caen) vont voir le jour d'ici quatre mois avec le soutien de l'Etat (un financement d'1,5 millions d'euros sur trois ans) et des CCAS des villes concernées. Ces sites comprendront des espaces partagés et un pair aidant pour aider dans la durée d'autres naufragés de la rue."On va pouvoir vraiment essayer de capter les personnes qui sont encore aujourd'hui dans la rue parce qu'ils ont leur animaux et que ça reste aussi des partenaires de vie important pour eux", se réjouit Christelle Henquel, "On va avoir la possibilité de les accueillir avec les animaux et partir sur de réels projets, assurer un réel suivi, répondre réellement aux besoins de ces gens." Pour l'association 2choses lune, une véritable course contre la montre a commencé. Elle a quatre mois pour préparer l'avenir des actuels résidents de la maison de Bayeux et trouver des terrains pour accueillir les nouveaux. Une cinquantaine de places seront disponibles sur les trois sites.