L'ancien président du Sénégal a passé une bonne partie des 20 dernières années de sa vie près de Caen. Son épouse a légué la maison familiale à la commune de Verson. La demeure est pour la première fois ouverte au public ce weekend pour les journées du patrimoine. Et pourrait accueillir prochainement des artistes et des chercheurs.
Rien n'a changé. Ou si peu. C'est comme si la maison attendait le retour de ses propriétaires. Seuls quelques écrits exposés dans une vitrine et une épée d'académicien reposant sur le lit de la chambre conjugal ont été disposés pour l'occasion. Mais les murs, les meubles, les objets laissés par les anciens maîtres de ces lieux racontent déjà beaucoup, d'une intimité familiale mais aussi d'un destin hors du commun. Au premier étage, des photos du président Kennedy, de l'empereur Hirohito du Japon, de la reine d'Angleterre ou du roi d'Espagne témoignent d'un passé de chef d'Etat. Dans la bibliothèque, les tragédiens grecs côtoient les grands noms de la littérature française, Chateaubriand mais aussi le compagnon de route Aimé Césaire. Et sur le coffre normand reconverti en bureau figure en bonne place le portrait de Colette, l'amour de toute une vie.
Ce samedi matin, Félicien et son épouse, Agnès, font partie des premier visiteurs à découvrir la maison de Verson, ouverte pour la première fois au public à l'occasion des Journées européennes du patrimoine. "J'ai l'impression de vivre avec le président Senghor et surtout, quand on est là, dans cette bibliothèque, on retrouve des objets qui lui ressemblent tellement", explique ce Camerounais visiblement très ému. "Quand je visite un lieu qui a été habité par une personnalité, il y a de la curiosité. Mais c'est aussi venir, sentir...ça permet de comprendre un peu mieux un personne", raconte sa compagne, "Et puis, c'est une tellement belle histoire, l'histoire du couple Senghor, l'histoire de ce couple mixte qui est venu assez tôt dans l'histoire. Ça nous parle parce qu'on sait ce que c'est. On se doute que ça n'a pas dû être facile tous les jours."
Une histoire d'amour
Né au Sénégal dont il fut le premier président, durant 20 ans, Léopold Sédar Senghor était aussi Versonnais "comme il le disait lui-même", rappelle Marie-Hélène Brioule, adjointe au maire de la commune en charge de la culture, "Normand parmi les Normands". En 1956, Colette Hubert, issue d'une famille normande qui compte parmi ses ancêtres un compagnon de Guillaume Le Conquérant, devenait secrétaire du député du Sénégal. Malgré les différences (d'origine mais aussi d'âge), c'est le coup de foudre. Les deux amoureux se marient l'année suivante. Et la Normande suit son futur chef d'Etat de mari au pays. Mais le couple revient régulièrement se ressourcer en Normandie, à Gonneville-en-Auge, puis à Verson, deux maisons appartenant à Colette.
Et c'est dans la commune de 3600 âmes près de Caen que l'ancien président viendra passer une retraite consacrée à son autre passion, l'écriture. Au début des années 80, l'homme d'Etat s'efface définitivement derrière l'homme de lettres qui est élu le 2 juin 1983 à l'académie française. "Il est celui, avec deux ou trois autres, qui ont démarré la francophonie. Et la France a attendu 85 ou 86 pour s'y atteler", rappelle Jean-Claude Raoult, ancien maire de Verson (de 1983 à 2001), "La francophonie et sa notion de civilisation de l'universel, c'étaient deux thèmes majeurs pour lui."
Un homme pluriel, un projet protéiforme
Et c'est dans la commune normande que Léopold Sédar Senghor s'éteint le 20 décembre 2001 à l'âge de 95 ans. Colette choisit de rester dans la maison familiale avant de devoir la quitter au début des années 2000, contrainte par la maladie. Avant de partir à son tour en 2019, elle décide de la léguer à la commune. Après une longue succession, Verson récupère les lieux et l'héritage de Léopold Sédar Senghor en juillet dernier (2022).
"Le souhait de Mme Senghor, quand elle a légué la maison à la Ville, c'est qu'on l'ouvre, qu'on fasse rayonner les valeurs de son mari, le patrimoine, son travail. On va donc respecté ce qu'elle nous a demandé", indique Marie-Hélène Brioule, adjointe au maire en charge de la culture. Cette ouverture au public à l'occasion des journées du patrimoine n'est qu'une première étape. "Nous travaillons depuis de nombreuses années avec plusieurs partenaires - l'Etat via la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles), la Région, le Département, l'Université - à monter un projet qui sera protéiforme parce que le président Senghor était un homme pluriel : grammairien, académicien, chef d'Etat, poète, humaniste."
"L'idée c'est que cette maison ne soit pas vitrifiée"
Plusieurs pistes sont envisagées : une maison des poètes, des rencontres d'auteurs, des résidences d'artistes, mais aussi, dans le parc, des ballades contées, des expositions temporaires et des spectacles vivants. "Peut-être qu'une ou deux pièces, comme le bureau du président, resteront en l'état. Mais l'idée c'est que cette maison ne soit pas vitrifiée, que ça ne devienne pas un musée qui ne bouge pas, qu'on n'ouvre que de temps en temps."
La maison de Verson ne suscite pas que la curiosité du grand public. Elle fait aussi rêver les chercheurs qui espèrent y trouver des trésors. "A la BNF il y a un fonds Senghor de 629 feuillets mais il n'est pas complet du tout. Senghor a donné accès aux versions 2, 3, 4 mais pas à la version première des textes, où il a plus hésité, tâtonné et expérimenté", explique ainsi à l'AFP Claire Riffard, du CNRS.
La partie émergée de l'iceberg
Récemment, la commune a découvert dans un placard un grand cahier à petits carreaux, intitulé "Chant pour Naëtt, poèmes", un document manuscrit qui "n'a pas de prix", selon Jean-René Bourrel, qui prépare un dictionnaire Senghor à paraître chez Classiques Garnier. "Voilà une pépite. On peut s'attendre à en trouver d'autres", ajoute Souleymane Bachir Diagne, professeur à l'université Columbia aux Etats-Unis, car "Senghor élaborait son œuvre poétique quand il prenait ses vacances en Normandie".
Et la maison, qui n'a pas encore été inventoriée, pourrait n'être que la partie émergée de l'iceberg. Car à quelques kilomètres de là, dans la commune voisine de Bretteville-sur-Odon, sont entreposés dans un entrepôt pas moins de 25 m3 d'archives évacués en 2015 car attaquées pour certaines par les rongeurs. Une potentielle mine d'or qui, elle aussi, n'a pas encore été explorée par les chercheurs.