Georges Gibert, propriétaire de la ferme de la Vieille horloge dans le Bessin, a tenu une chronique très détaillée du débarquement normand et de l'avancée des forces alliées dans la région lors des années 1944 et 1945.
La majestueuse bâtisse de la ferme de la Vieille horloge se dessine tout au bout d'un long chemin, qui file en ligne droite au milieu des primevères en fleurs. Dans la cour principale, le visiteur est accueilli par une large photographie en noir et blanc. On y voit l'arrière-grand-père de Joël Rocher, actuel propriétaire de la ferme, qui y donne un cours de français au capitaine Baker, un soldat de l'armée américaine. Date de la scène : le 12 août 1944.
Pour l'arrière-pays de Bayeux, au coeur du Bessin, le débarquement était à la fois proche et lointain. Ici pas de bombardements massifs, comme sur le littoral ou sur les grandes agglomérations de la région, mais les habitants du coin ont pourtant été parmi les premiers Français libérés par les forces alliées. "Je me souviens bien du 6 juin. On a été réveillé par de bruits violents de canonnades sur le bord de mer. Puis, dans la nuit du 9 au 10 juin, il y a eu une bataille pour libérer Saint-Marcouf. Nous nous sommes réfugiés dans un fossé. La première image que j'ai des soldats américains, ce sont quatre corps sans vie qu'on enterrait", témoigne Rosine Rocher, petite-fille de Georges Gibert, l'homme figurant sur la photo au côté du capitaine Baker.
"Dans notre abri, les obus tombent de plus en plus drus : vers 3 heures du matin, des clameurs, des cris, des coups de fusil, un corps-à-corps terrible devait se dérouler pas loin de nous", écrit Georges Gibert dans son carnet, le 10 juin 1944.
"C'est le trésor de la famille"
Les souvenirs trempés sur le papier par la plume de Georges Gibert, producteur de camembert, sont très détaillés. Propriétaire de l'exploitation en 1944, cet ancien maire de Saint-Marcouf a tenu au jour le jour, à partir du 6 juin 1944, une chronique personnelle de la guerre et de l'avancée des Alliés. Il a légué un carnet de plusieurs centaines de pages à ses descendants. On y lit des observations personnelles et des copies de communiqués de guerre ou de nouvelles entendues à la radio. Sa petite-fille Rosine Rocher, âgée de 88 ans, est très attachée à cet objet de mémoire. "C'est le trésor de la famille. Je refuse que le carnet quitte la maison". Tout en regrettant l'oubli des mémoires de Georges Gibert par la nouvelle génération. "Les plus jeunes de la famille n'ont pas vraiment pris le temps de le lire. On a l'impression que la mémoire de la guerre leur passe par-dessus la tête", dit-elle. La vieille dame coquette aime relire les notes de l'aïeul de la date du jour.
"Un portrait d'Hitler avait été fixé dans le salon"
Fils unique et père de trois enfants, Joël Rocher, arrière-petit-fils de Georges Gibert s'interroge sur la façon de perpétuer la mémoire de la famille. "Il ne raconte pas que la guerre dans son carnet, il décrit aussi la vie des membres de la famille de l'époque. Il évoque l'arrière-grand-père de mes cousins ou les ancêtres de gens que l'on connaît", confie t-il. Le carnet pourrait donc devenir l'ultime relique mémorielle des jours agités de l'après D-Day à la ferme de la Vieille horloge. Des ouvriers agricoles polonais y côtoyaient des soldats américains, qui avaient installé un cinéma dans la grange de l'exploitation, et des Normands heureux de voir les Allemands enfin chassés de leurs terres.
Pour ne pas perdre les riches mémoires de Georges Gibert, Joël Rocher réfléchit à faire numériser son carnet. Peut-être aux archives départementales. Mais il devra d'abord convaincre sa mère. "Je ne veux pas que le carnet parte ailleurs que chez nous", répète t-elle. Elle se laissera peut-être convaincre de prêter l'ouvrage le temps de quelques semaines, délai nécessaire à sa numérisation."Un officier allemand dormait dans la mansarde de la ferme et mon grand-père dans l'autre mansarde à l'extrémité opposée du dernier étage. Les Allemands ont été corrects avec nous, mais c'était quand même difficile. Un portrait d'Hitler avait été fixé dans le salon", se souvient Rosine Rocher.