Une fois par semaine, le Thora embarque quelques passagers entre Jersey et Granville. En attendant la réouverture des lignes régulières, c'est le seul navire qui relie encore l'île au continent. Les places sont comptées, le confort est spartiate et il faut avoir de bonnes raisons de voyager.
Le bateau fend la brume qui enveloppe le port de Granville et accoste lentement dans le bassin de commerce. Quelques passagers s'extirpent enfin de l'embarcation en s'agrippant à une échelle rustique. Ce n'est pas le confort d'une gare maritime. Sur le quai, une mère enlace sa fille. Elles ne se sont pas vues depuis quatre mois. Sarah est aide-soignante à Jersey. Sa famille vit sur le continent. Son travail autant que la fermeture des frontières l'ont retenue sur l'île.
Lorsqu'elle a obtenu le répit lui permettant de retrouver les siens, elle n'a pas eu d'autre choix que de monter à bord de ce cargo. Les compagnies maritimes qui desservent les îles anglo-normandes sont à l'arrêt. Les avions sont encore cloués au sol. Pour rallier la Normandie à partir de Jersey, il ne reste que le Thora, un petit bateau long de 26 mètres qui, en temps normal, peut transporter jusqu'à 75 tonnes de marchandises.
"Avec la crise du Coronavirus, à Jersey, les chantiers étaient fermés. En France, les entreprises de galvanisation étaient aussi fermées. La majorité du fret s'est arrêté, explique Stephen, l'un des responsables de l'équipage. Donc, on a commencé à transporter des voyageurs pour faire un peu d'argent". Le Thora est homologué pour embarquer douze passagers. Le bateau peut aussi transporter les bagages, et, pourquoi pas une voiture ? Ce jour-là, la grue décharge une berline allemande sur le quai du port de Granville.
La compagnie assure une rotation par semaine depuis le mois d'avril. Il en coûte 50 euros à chaque passager, le prix incluant des frais de dossier consistants, compte-tenu du casse-tête que représente le fait de vouloir quitter Jersey ou de s'y rendre. Sur le quai, Rodolphe raconte qu'il lui a fallu un mois pour obtenir toutes les autorisations. Ce Français qui réside à Jersey doit venir récupérer un bateau à Saint-Malo. "J'ai eu la douane de Jersey, puis la douane française. On a l'impression que personne ne sait trop ce qui est autorisé..."
Les frontières restent fermées. Le voyage n'est toléré que sous certaines conditions, pour des raisons professionnelles ou familiales. La douane française contrôle chaque passager à la descente du bateau. Sarah a prévu de rester un mois en famille. Elle ne sait pas encore comment elle rentrera à Jersey. Les deux navires de la compagnie Manche-Île-Express sont toujours immobilisés dans le port de Granville. Mais si le trafic n'a pas repris à la fin de son séjour, elle pourra toujours compter sur le Thora.