L'appellation cidre Cotentin propose un service de "vieillissement prolongé". Les clients peuvent acheter aujourd'hui des bouteilles qui ne leur seront livrées qu'en 2023, après un séjour en cave. Avec le temps, ce cidre s'épanouit, il mûrit sans perdre sa mousse ni son caractère. Étonnant.

Le bruit du bouchon qui saute donne instantanément le sourire aux quelques producteurs de cidre réunis autour de la table pour la dégustation. Dans le verre, le breuvage est pétillant. Marie-Agnès Hérout le porte vers la lumière. "Regardez cette limpidité". La bouteille date de 2014. "On a toujours une pointe d'acidité, de l'amertume," savoure Alain Dauget qui a ramassé les pommes, qui les a pressées, et qui a... attendu. "Il a toujours gardé un peu de sucre. Il est resté franc". Marie-Agnès Hérout ouvre un magnum. Millésime 2012. "Il mériterait d'être carafé". Jusqu'ici, ce vocabulaire et cette patience étaient l'apanage du vin.

"On n'a jamais laissé sa chance au cidre"

Depuis toujours, le cidre s'est bu jeune. Il désaltérait le travailleur des champs, il nourrissait. C'était le breuvage du quotidien. D'ailleurs, dans le Cotentin, le "bère" (la boisson en normand qui s'écrit aussi baire ou beire) désigne.... le cidre. Si d'aventure une bouteille se faisait oublier plus d'un an dans un cellier, elle était considérée comme gâtée.

Il fallait que le cidre soit bu jeune. On utilisait le même tonneau tous les ans. On remplissait toujours les mêmes bouteilles. Comme on ne voulait pas dépenser d'argent, il fallait qu'elles soient vidées dans l'année. En fait, on n'a jamais laissé sa chance au cidre".

Damien Lemasson, producteur de cidre Cotentin à Cametours

De l'autre côté du Cotentin, à Auvers, Marie-Agnès Hérout produit un cidre réputé. Elle a aussi un peu d'orgueil à revendre. "On était sur un produit où il fallait toujours vendre moins cher. On nous tirait vers le bas. Le volume allait nous sauver. À un moment, ça va ! Il y avait peut-être de la place pour autre chose. Et puis nous avions aussi cette fierté de faire un bon produit". En 1997, elle remise quelques bouteilles, dans un recoin de la cave, sous une voûte de pierre. "L'idée, c'était d'observer le vieillissement. Un cidre qui a un an, qui a deux ans, qu'est-ce que ça veut dire ?"

Que se passe-t-il dans le secret de la bouteille ? En 1998, Marie-Agnès Hérout récidive, poussée par la curiosité. Elle entreprend aussi de millésimer les étiquettes. Chaque année, la cave accueille quelques nouvelles bouteilles destinées à l'oubli.

J'ai été patiente. J'ai attendu 20 ans avant d'en ouvrir une. On est sur du temps long. C'est comme de regarder pousser un pommier.

Marie-Agnès Hérout, productrice de cidre à Auvers (Manche)

En 2020, douze millésimes sont sélectionnés pour une dégustation verticale organisée au restaurant Fragments à Caen. Les bouteilles sont ouvertes cérémonieusement. Première surprise, le temps n'a en rien altéré le pétillant : dans les verres, le cidre semble de première jeunesse. La dégustation apporte une autre confirmation : les années lui donnent "plus d'ampleur, plus de complexité aromatique", ce que l'oenologue Yann Gilles explique par "le contact prolongé, dans l'intimité de la bouteille, du cidre avec ses levures". L'ancien directeur technique de l'Institut Français des Productions Cidricoles assimile ce phénomène à celui constaté depuis des lustres en Champagne.

D'autres producteurs de cette jeune appellation ont aussi entrepris de faire vieillir du cidre. Damien Lemasson élabore même des cuvées de garde. Des oenologues l'aident à sélectionner les variétés de pommes tanniques qui permettront au cidre de s'épanouir dans le temps. L'une de ces cuvées est baptisée "Opiedumur". "Parce que c'est là qu'on juge Lemasson", dit-il avec malice, tout étant convaincu que c'est après une maturation en cave que s'apprécie vraiment le Cotentin. Une autre cuvée est étiquetée "Cask obligatoire", en référence, peut-être, au taux d'alcool. Le cidre a vieilli en bouteille après un séjour de quelques mois dans un ancien tonneau de Calvados. "On a un arôme de pâte de coing en bouche. C'est avec le vieillissement qu'on obtient cette rondeur".

 

Vieillissement prolongé du cidre : "vous l'achetez aujourd'hui. On le garde pour vous dans nos caves"

C'est Dominique Hutin qui l'avait encouragé à faire vieillir du cidre. Le chroniqueur de l'émission "On va déguster" sur France Inter est installé dans la Manche. Il est tombé en amour pour ce cidre du Cotentin au tempérament affirmé, "dreit en goût", disent les gens du cru (droit en goût). Dominique Hutin s'était lui aussi amusé à faire vieillir quelques bouteilles, par curiosité.

Au fil du vieillissement, il change, comme change un vin. Dans sa jeunesse, il va avoir des arômes de fraîcheur, de gaieté, de fruits, comme une jeune personne qui va parler vite. En vieillissant, il va tendre un peu vers l'automne avec des arômes de sous-bois. Et comme une vieille personne, il va avoir un discours moins échevelé, mais plus en profondeur.

Dominique Hutin, chroniqueur gastronomique

Comment faire savoir que ce cidre a cette noblesse en lui ? Comment inciter l'amateur à oublier sa bouteille en cave  ? Les producteurs de l'appellation cidre Cotentin ont décidé de rendre ce service en proposant le "vieillissement prolongé". Le client achète la bouteille aujourd'hui. Elle ne sera livrée que dans deux ans. "L'idée, c'est que vous mettez un billet, vous faites un pari, explique Marie-Agnès Hérout. Vous dites : moi je veux du 2020 pour le consommer en 2023. On va le garder pour vous dans nos caves".

 

 

 

Le "vieillissement prolongé" est en vente sur un seul et même site. Il est même possible de panacher, de choisir des bouteilles de différentes maisons. Pas de jaloux. Et combien de temps peut-il se conserver ? Personne n'est tout à fait certain de la réponse tellement le breuvage conserve encore de secrets. Damien Lemasson ne voit qu'un limite, humaine : "dix ans, quinze ans, vingt ans... En fait, il se gardera tant que les gens auront la patience d'attendre".

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