Réouverture des théâtres : Comment T. Jolly, L. Berelowitsch et M. Di Fonzo Bo imaginent le spectacle avec le covid

Ces metteurs en scène sont réputés pour leur créativité. Cela tombe bien, il en faudra pour réinventer le lien avec le public. Le covid les met à l'épreuve, mais la fine fleur de la scène normande, Thomas Jolly, Lucie Berelowitsch et Marcial Di Fonzo Bo n'ont absolument pas dit leur dernier mot.

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Thomas Jolly : "Cette période est violente pour le spectacle vivant mais c'est très excitant !"

Thomas Jolly aime les défis. Le rouennais, adepte de la résilience, ne jure que par le théâtre. Et comme lui, il se relève toujours, quoiqu'il advienne. Le lendemain des attentats du Bataclan, il avait tenu à jouer, à Caen, Henry VI, sa formidable fresque de 18 heures.
 

A chaque création, ce prodige de 38 ans détonne et parvient à faire lever et applaudir un ado, accompagné de son grand-père, grâce à son univers, toujours inventif. A Avignon, son "Thyeste" avait ébloui la Cour d'honneur, malgré toute la noirceur de la tragédie de Sénèque.
 

A peine nommé directeur du Quai, à Angers, Thomas Jolly a dû se résoudre à faire vivre un théâtre .... fermé. Le châtiment absolu. Le metteur en scène volubile se voit alors confiné dans son appartement.

Qu'à cela ne tienne, ce fils spirituel de Shakespeare improvise une scène .... sur son balcon. Avec son conjoint, " qui n'est pas acteur," ils déclament ensemble Roméo et Juliette. Lorsque vous lui ouvrez la porte, la magie est partout.
 
©DR


"J’ai vu les gens apparaître à leurs fenêtres, mes voisins que je ne connaissais pas. Les livreurs se sont arrêtés au coin de la rue pour regarder. C’était très beau, ça nous a permis de se parler de balcon à balcon."
 

C’était de la culture vivante partagée. Et c’est l’essence même de ce métier. Cet art nous rappelle que nous sommes tous vivants au même endroit, en même temps et ça nous permet de partager une réalité imaginaire. Et c’est le propre de notre espèce. Thomas Jolly, metteur en scène et directeur du Quai à Angers.


C'est le déclic. Thomas Jolly réfléchit et soumet alors à son équipe une édition « corona-compatible ». Je vous invite à lire son texte.
 

Théâtre Corona Compatible de Thomas Jolly - le 30 avril 2020


Le pari de Thomas Jolly : une saison "corona-compatible"


Au lieu de commencer en septembre, comme d’habitude, le normand casse les codes et lance dès cet été sa saison avec une toute nouvelle pièce, créée dans l’urgence de l'instant.

Il cherche encore le titre, mais les répétitions doivent bientôt commencer. Le metteur en scène a trouvé dans le répertoire des textes dont l’histoire se passe dans un théâtre … vide. De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace !!

« C’est le moment de parier. Cela me plaît beaucoup de sortir du ronron habituel et de se réinventer. Le théâtre, c’est quand même l’art de l’ici et maintenant et si on ne peut pas le faire, ça pose question. C’est très exaltant », rigole-t-il.
 

Thomas Jolly est joueur. Alors en juillet, les spectateurs retrouveront le plateau. Ils seront même installés dessus pour ne pas sentir l’absence du public avec un gradin à moitié vide. La salle deviendra l’espace de jeu. Le tout en respectant les 4M2 par personne.

« La sécurité, c’est la condition sine qua none pour que le public revienne. Donc bien sûr, nous serons très vigilants ». La jauge va être réduite à 80/90 personnes par soir et la pièce se jouera tout l’été.

A partir de juillet, les artistes du Quai vont investir l’espace public, les décors patrimoniaux, les corps de ferme, les cours d’immeuble, les parcs et les jardins.

« Alors que tous les festivals ont été annulés, je ne pouvais pas me résoudre à laisser tout un territoire sans œuvres culturelles. C’est très intéressant de retrouver de la spontanéité. »
 


L’enfant terrible du répertoire classique, façon rock’n roll, réinvente et espère ne pas se tromper. Attention, son enthousiasme est contagieux, à tel point qu’on se voit très bien s’offrir un petit week-end angevin entre théâtre et chenin. (le cépage caractéristique de la région).

Une programmation au fil de l'eau

A partir de septembre, il prévoit entre cinq à dix représentations pour chaque spectacle. La programmation sera dévoilée mois par mois mais déjà, le tout nouveau directeur du Quai a passé commande auprès de compagnies pour inventer des « impromptus. Ce seront des petites scènes qui peuvent jaillir dans toute la ville, sans que l’on s’y attende ».

Un peu à la manière de sa saynète sur son balcon ou de « H6M2 », la version théâtre de rue et miniature de Henry VI.
 


Il reconnaît la violence de la crise, « une déflagration » mais la contrainte a toujours nourri sa création et il en tire aujourd’hui une certaine jubilation.  

« Ce qui m’intéresse follement dans mon travail, c’est la création. Dès que je sais comment faire, je n’ai plus envie de le faire,
s’amuse-t-il.


J’aime les lieux et les auteurs qui me posent des colles, comme la Cour d’honneur, Sénèque et Shakespeare. Là, je ne peux pas accueillir tous les spectateurs dans tous les sièges, et bien je vais m’en servir pour proposer une pièce qui prend place dans un théâtre vide. Cet épisode est peut-être, pour nous, artistes, l’occasion de repenser nos maisons de fond en comble, vraiment. »

 


Lucie Berelowitsch : « Vous nous manquez, me disent les spectateurs de Vire »

En pleine campagne, sur le territoire de Vire, l'équipe du Préau, menée par Lucie Berelowitsch, a dû improviser, elle aussi, pour ne pas perdre le lien avec le public. Ce sont ses « échappées intérieures ». Les mots ont continué à résonner, la vie ne s'est pas arrêtée.

Tous les samedis, les tout-petits avaient rendez-vous avec « la vie des bruits », l’histoire d’une petite fille confinée chez elle, qui dure à chaque fois entre 3 et 8 minutes. C’est une proposition numérique de Najda Bourgeois, comédienne permanente du Préau, à suivre sur ce site et les réseaux sociaux.
 
Le Préau CDN · Echappées intérieures l La vie des bruits - épisode 1


Pour les réfractaires du 2.0, l’équipe a lancé « au bout du fil ».  Les comédiens lisaient des textes par téléphone. Neuf mille personnes se sont inscrits pour écouter un poème, un extrait de théâtre, un conte ou un texte, comme celui-ci de Cioran, lu par Jean-Yves Ruf … Le Préau, qui soigne particulièrement les ados, a quand même eu la bonne idée de les poster sur viméo.
 

Depuis la réouverture des écoles, les comédiens ont repris le chemin de la cour, pour partager "la vie des bruits", avec les élèves de maternelle et primaire. Des petites "capsules théâtrales" vont également jaillir, en juin, dans le monde des ados, privés de leur festival, initialement prévu en mai.

Rassurez-vous, il aura lieu. Ce sera "La journée des possibles", une grande fête de "rencontres, de partage et de retrouvailles", programmée cet automne.


 

En attendant la réouverture du Préau, en septembre, les comédiens sillonneront le territoire en juillet pour proposer, en partenariat avec Vire-Normandie "du théâtre musical et garder le lien et la proximité avec le public. Nous allons accueillir des résidences pour soutenir la création artistique et participer à l'opération l'été apprenant." explique Lucie Berelowitsch, qui veut, coûte que coûte, offrir une bulle théâtrale en investissant la période estivale.

A la rentrée, la saison sera légèrement modifiée, mais pas tant que ça. "On a voulu privilégié les reports (72%) des spectacles pour ne pas pénaliser les compagnies. Nous aurons des petites jauges. Un spectacle pourra être diffusé trois soirs de suite, s'il le faut. Ce sera du cas par cas. On s'adaptera".
 


Les artistes et directions de scènes nationales font tout pour redémarrer dans de bonnes conditions mais la clé, c'est la confiance. Le public viendra s'il est rassuré, si les protocoles sanitaires sont respectés. C'est tout l'enjeu mais c'est à eux d'inventer un juste milieu.

Si on met trop de contraintes, ça peut être douloureux pour tout le monde. Si on aseptise tout, il n'y aura plus de vie et de retrouvailles possibles, mais nous nous devons de protéger les spectateurs et les artistes. On y réfléchit beaucoup en ce moment, mais rien n'est encore vraiment arrêté". Lucie Berelowitsch, directrice du Préau, Centre Dramatique National de Normandie-Vire


Les spectateurs sont très attachés à leur Préau, qui abrite la culture, rapproche les uns des autres, en diffusant ... de la vie tout simplement. "J'ai croisé un spectateur, l'autre jour, et il m'a dit "Vous nous manquez" j'ai trouvé ça très beau car ça définit bien ce qu'un CDN peut apporter sur un territoire rural".
 


 

Marcial Di Fonzo Bo : "Avec le dispositif "Rue de Bretagne", on va réinventer le lien avec le public"


Ne comptez pas sur Marcial Di Fonzo Bo pour se plaindre. Le metteur en scène, à la tête de la Comédie de Caen - Centre Dramatique National de Normandie - prend très à coeur son rôle de directeur d'une scène publique, engagée dans la vie sociale et artistique.

C'est son obsession. A la fois soutenir les artistes et la création, durement fragilisés, mais aussi tendre la main aux spectateurs. Les inviter à partager les coulisses et la naissance d'un spectacle.
 

C'est jouissif pour le public de se sentir complice, de voir comment tout cela se fabrique.  Je l'ai vu et vécu. C'est très fort et c'est génial de partager ces moments. Marcial Di Fonzo Bo, metteur en scène et directeur de la comédie de Caen - CDN de Normandie

 
 

Alors son équipe et ses tutelles (Etat, Région, Département, Ville) ont une superbe idée : investir pendant toute une année, l'ancien Panta Théâtre, qui venait de fermer ses portes rue de Bretagne, à Caen. Elles rouvriront plus tôt que prévu pour accueillir en résidence trente compagnies de la région et d'ailleurs.


"On a demandé à tous ces artistes de réfléchir et de travailler pour renouer le lien avec le public. Chaque compagnie doit inventer et cela pourra donc prendre différentes formes : répétitions ouvertes, ateliers d'écritures, représentations en jauge réduite, créations avec des enfants et des familles, à l'hôpital, dans la rue, en bas des tours des quartiers, dans les cours des collèges et lycées ...

C'est une saison d'intérim et je tiens à saluer l'investissement des collectivités, nos tutelles, qui se sont montrées très à l'écoute et veulent vraiment soutenir la création artistique."


Ce dispositif baptisé "Rue de Bretagne" va faire des propositions tout au long de la saison. Et de votre ordinateur, vous pourrez même admirer leurs évolutions, puisqu' une "fenêtre en live" sera ouverte sur ces compagnies.
 
 

Le rideau numérique reste ouvert

Pendant tout le confinement, les amateurs de planches ont pu savourer les dernières créations et coups de coeur de la Comédie, à travers leur écran. Rassurez-vous, la saison en ligne continue et reste gratuite.

Vous pourrez ainsi revoir avec vos enfants M comme Méliès, qui avait remporté le Molière jeune public l'an dernier ou "le bonheur (n'est pas toujours drôle)", ou encore "Véra" que le duo Marcial Di Fonzo Bo et Elise Vigier ont crée avec leurs actrices fétiches Karin Viard et Helena Noguerra.
 

Helena Noguerra va d'ailleurs passer le début de l'été sur la scène d'Hérouville-Saint-Clair pour répéter sa pièce "La reine de la piste", qu'elle met en scène. Avant de la présenter en septembre, la Comédie de Caen organisera le 9 juillet - la veille de la fermeture théorique - un apéro dans le jardin, théâtre de jeu d' "Interstice paysager" de l'artiste Léonard Nguyen.

"C'est une façon d'inviter le public dehors, dans le décor de ces "interstices" et d'écouter les prémisses de la "Reine de la piste" d'Helena Noguerra, qui est plein de vie. On en profitera pour parler de la saison prochaine", précise Marcial Di Fonzo Bo, impatient de revoir les spectateurs et de partager un moment joyeux.
 
 

Une programmation revue et amplifiée 

La saison prochaine, parlons-en. Marcial Di Fonzo Bo a dû refaire toute sa programmation, qui devait accueillir de nombreux spectacles étrangers. Tout a été chamboulé et grâce au dispositif "Rue de Bretagne", les spectateurs n'auront plus le droit à quarante propositions mais ... à soixante trois.

"On va garder et développer la plateforme numérique mais sur l'installation du public dans la salle, c'est encore un peu flou, note le directeur de la comédie.

L'équation n'est pas facile à résoudre, il en convient.

Chez nous, le prix du fauteuil est en parti subventionné grâce à de l'argent public. C'est difficile de demander à des collectivités de le payer quatre fois plus cher, si on diminue le nombre de spectateurs. Personnellement, ça me gêne beaucoup. Marcial Di Fonzo Bo, metteur en scène et directeur de la comédie de Caen


Si tout n'est pas précisément défini. Les pistes de travail cheminent vers une diffusion en salle et simultanément en ligne.

"On pourrait accueillir 250 personnes, au lieu des 700 habituellement. Par exemple, le spectacle d'Helena Noguerra se jouera dans le théâtre en septembre et nous le proposerons à la VOD, gratuitement".
 


Sa création, le farfelu "Royaume des animaux" sera reprise et plusieurs représentations "quatre au lieu de deux" pourront avoir lieu, dans une jauge réduite.

"On peut proposer différentes heures aussi : 10h, à 14h, etc ... Les acteurs adorent jouer. Ils sont ravis et enthousiastes d'interpréter plusieurs fois dans la même journée un spectacle comme le "Royaume", car c'est joyeux."

Face à cette crise, les metteurs en scène naviguent tous dans un bateau un peu ivre, secoué par les aléas du virus. Un jour, peut-être, les artistes s'en empareront pour exorciser cette crise, qui agit "comme le liquide révélateur en photo", note Marcial Di Fonzo Bo.

Mais pour l'instant, cet admirateur de Méliès préfère s'octroyer un tête à tête avec le génie du burlesque, Buster Keaton, sujet de sa prochaine création. L'histoire d'un homme qui "ne rit jamais", mais nul ne l’a jamais vu pleurer.


 
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