En France, les filles sont sous-représentées dans les filières scientifiques. Un phénomène qui a de lourdes implications sur la société dans son ensemble, comme l'explique la sociologue Manon Réguer-Petit. À Dieppe, en Seine-Maritime, le lycée Pablo Neruda a organisé le 8 mars 2023 une journée spéciale pour montrer aux filles qu'elles ont toute leur place dans ces filières.
Stéréotypes de genre influant sur les filles (et les garçons) dès le plus jeune âge, rôle des parents, des équipes éducatives, des camarades masculins, des médias, manque de représentativité… Les raisons du manque de filles dans les filières scientifiques sont structurelles et toutes liées à un sexisme systémique.
Les choses se jouent à plusieurs niveaux, et tout d'abord dans "la socialisation des filles et des garçons" que ce soit au sein de la famille, dans les groupes d'amis, ou dans les jeux, explique Manon Réguer-Petit, sociologue, directrice scientifique de l’Agence Phare et autrice avec Marianne Monfort de l’étude "Les freins à l’accès des filles aux filières informatiques et numériques". "Les sciences sont associées aux garçons dans les jeux, les films, et on va avoir tendance à éloigner les filles de tout ce qui relève de ce domaine", appuie-t-elle.
Pourtant, "des enquêtes montrent qu'en primaire, l'intérêt pour les sciences n'est pas différent entre les filles et les garçons", pointe la sociologue. Au lycée, "lieu de production et de renforcement des inégalités de genre", où les comportements sexistes ont lieu au sein même de la classe, les stéréotypes se renforcent. Souvent discréditées, interrompues, dévalorisées du fait de leur genre, les filles perdent confiance en leurs capacités et ont tendance à abandonner plus rapidement les matières scientifiques que les garçons.
Renforcement du phénomène depuis la réforme du lycée
Et la réforme du lycée général de 2019 a accentué le phénomène, selon une analyse du collectif Maths&Sciences datant d'octobre 2022, basée sur les chiffres de l'Éducation nationale. En deux ans, entre 2019 et 2021, le nombre d'élèves filles au profil scientifique en classe de terminale a ainsi baissé de 28%. "Depuis la réforme, la part des filles faisant des maths en 1ere a chuté de 8 points à 53%, et celle de terminale avec plus de 5h30 de maths a chuté de 14 points à 47%, bien au-dessous des niveaux des séries ES depuis plus de 30 ans", souligne le collectif dans son rapport.
"On demande aux élèves de faire des choix encore plus jeunes et d'abandonner un enseignement de spécialité entre la 1ere et la terminale. Cela amène les filles à s'éloigner massivement des matières scientifiques, car on ne les incite pas à poursuivre dans ces filières alors qu'elles ont les mêmes capacités à l'entrée", souligne Manon Réguer-Petit.
"Montrer aux jeunes filles qu'elles ont leur place"
Des associations engagées comme Elles bougent et Femmes & mathématiques agissent au quotidien pour encourager les filles à se lancer dans les filières scientifiques et pour renforcer la mixité dans ces métiers.
À l'échelle locale, des femmes se démènent aussi pour que les choses changent. Le lycée général et technologique Pablo Neruda de Dieppe, en Seine-Maritime, a ainsi décidé d'organiser son premier "Girl's day" le 8 mars 2023 à l'occasion de la journée internationale des droits des femmes. En tout, 182 filles de huit collèges des alentours de Dieppe, sont venues visiter l'établissement et rencontrer des lycéennes.
L'occasion de découvrir les différentes spécialités proposées en filière générale dans ce lycée (maths, physique-chimie, SVT, sciences de l'ingénieur, numérique & sciences de l'informatique), le bac STI2D (sciences et technologies de l'industrie et du développement durable) et les différents BTS industriels. L'idée de cette journée est partie d'un constat : "Aujourd'hui, nous avons 14% de filles au niveau secondaire et seulement 3,5% de filles en BTS", expose Estelle Soulignac.
L'idée était de montrer aux jeunes filles qu'elles ont leur place dans ce lycée, qu'elles doivent se sentir libre d'oser, d'aller là où ne les attend pas forcément, de casser les codes.
Estelle Soulignac, professeure de français au lycée Pablo Neruda de Dieppe
"L'idée était de montrer aux jeunes filles qu'elles ont leur place dans ce lycée, qu'elles doivent se sentir libre d'oser, d'aller là où ne les attend pas forcément, de casser les codes", souligne cette professeure de français et référente égalité-mixité, qui a mis en place ce projet avec trois autres enseignantes et la proviseure du lycée. "C'est important, car ce sont des métiers où on recrute et où elles sont mieux payées", ajoute-t-elle.
Élodie, ancienne élève du lycée Pablo Neruda, et désormais technicienne en radioprotection à la centrale nucléaire de Penly depuis deux ans, est venue parler aux collégiennes de son expérience. "Sur 20 personnes de mon équipe, nous sommes seulement trois femmes", expose la jeune femme de 21 ans. Élodie est aussi venue dire aux jeunes filles de ne pas avoir peur de rejoindre un lycée à majorité masculine. "Ça s'est très bien passé pour moi, j'ai été plutôt chouchoutée et on avait de la chance d'être encadré par des enseignants qui expliquaient régulièrement que les filles avaient toute leur place ici", observe-t-elle.
Le reste de l'année, l'équipe pédagogique se déplace dans les collèges pour mettre en avant les métiers scientifiques et travaille à la déconstruction des stéréotypes auprès des garçons et des filles au sein même du lycée.
La nécessité de former les équipes éducatives
De telles initiatives font partie des actions nécessaires pour féminiser davantage les filières scientifiques. Mais pour changer les choses en profondeur à l'échelle nationale, "il faudrait une ambition politique forte et ambitieuse qui vise les élèves, l'éducation nationale et les enseignants", estime Manon Réguer-Petit.
Les stéréotypes sexistes ne sont pas ancrés uniquement chez les élèves mais aussi chez les enseignants et les acteurs de l'orientation.
Manon Réguer-Petit, sociologue
La sociologue insiste aussi sur la nécessité de former les enseignants et les personnels administratifs aux problématiques de stéréotypes et de sexisme systémique, et à leurs conséquences sur la vie des jeunes filles.
"Les stéréotypes sexistes ne sont pas ancrés uniquement chez les élèves, mais aussi chez les enseignants et les acteurs de l'orientation. Les enseignants sont parfois démunis et ne savent pas forcément comment réagir. D'autres sont très conservateurs", remarque-t-elle. "Il faut par exemple agir sur les phénomènes de mises à l'écart des filles à côté du groupe classe et la délégitimation des filles dans les enseignements scientifiques", propose Manon Réguer-Petit.
"Cela pose la question des chances données aux femmes dans la société"
Qui dit sous-représentativité des filles dans les matières scientifiques au lycée, dit inégalités après le bac. Si les filles sont surreprésentées dans les formations paramédicales ou sociales où elles représentent 86% des effectifs et en CPGE littéraires (73% des effectifs), elles ne représentent que 31% des élèves de CPGE scientifiques, et 29% des étudiants en formation d'ingénieurs, selon les statistiques 2020 du rapport de la direction de l’évaluation de la prospective et de la performance (DEPP) sur l’égalité filles-garçons, publié en 2022.
"Les filières scientifiques, parce que valorisées, amènent souvent à des postes de pouvoir", remarque la sociologue. Le manque de femmes dans les professions à des conséquences. "Le fait que ce soit en majorité des hommes qui soient derrière les recherches en médecine influent par exemple sur les dosages de médicaments, la contraception, le fait que l'endométriose soit si peu étudiée…", énumère la sociologue.
C'est bien plus politique que de simplement dire qu'il faut des filles dans les filières scientifiques. Cela pose la question des chances données aux femmes dans la société.
Manon Réguer-Petit, sociologue
Le fait que le codage soit fait par des hommes a également des répercussions. "Si on pose des questions à ChatGPT, on s'aperçoit que les réponses sont super sexistes parce que codées par des hommes, donc à l'image des stéréotypes dont ils sont porteurs", appuie Manon Réguer-Petit.
"Le fait qu'il y ait des femmes dans les sciences est essentiel pour la prise en compte des femmes dans les recherches médicales. Mais aussi dans ce qui relève de l'informatique et du code, car cela structure notre société aujourd'hui", résume-t-elle. "C'est bien plus politique que de simplement dire qu'il faut des filles dans les filières scientifiques. Cela pose la question des chances données aux femmes dans la société", souligne la sociologue.
Une sous-représentation "catastrophique" selon des professionnels
En novembre 2022, des ingénieurs et scientifiques de France ont lancé un appel face au manque de filles dans les filières scientifiques dans une tribune publiée par le JDD. Ils mettent en avant le manque structurel d'ingénieurs dans notre pays et qualifient la désertion des filles des filières scientifiques de "catastrophique". "Le rayonnement scientifique de la France au niveau international ne peut pas se faire en se passant de plus de 50% du vivier de talents", pointent-ils.
Ils proposent notamment de "modifier les programmes de tronc commun de première et de terminale pour les maths et les matières scientifiques", de "renforcer les actions systémiques de formation de la part de l’Éducation nationale envers les professeurs pour les former aux sciences, aux enjeux de compétences et aux inégalités filles/garçons", mais aussi d'accélérer "la mise en œuvre d’actions pour promouvoir l’égalité filles/garçons, auprès des corps enseignants et des parents" dès le plus jeune âge.