Malgré une évolution des mentalités, les tatouages restent porteurs de stéréotypes tenaces dans le monde du travail, qui les tolère tant qu'ils sont invisibles, pointe une étude normande dévoilée en janvier 2024. Deux femmes tatouées et une tatoueuse nous partagent leurs expériences.
En 2019, Laetitia postule pour un poste de secrétaire dans une école privée du Havre (Seine-Maritime). Âgée de 43 ans à l'époque, la candidate possède une dizaine de tatouages. Certains plus visibles que d'autres.
Deux grandes pièces décorent ses avant-bras : un couple de squelettes siamois liés par un cœur rouge et une abeille avec une couronne et du miel jaune qui s'en échappe. Elle porte également de plus petits tatouages sur les chevilles.
"La directrice m'a demandé de maquiller mes tatouages"
"Lors de mon troisième et dernier entretien pour le poste, la directrice m'a demandé de maquiller mes tatouages ou de porter des vêtements de façon à ce qu'on ne les voie pas, relate-t-elle. Je devais aussi porter une jupe en dessous du genou, mais les collants noirs étaient interdits. Elle m'a donc demandé de maquiller mes tatouages aux chevilles", ajoute Laetitia.
La candidate refuse catégoriquement. "Je lui ai dit que ce n'était pas possible, que je ne pouvais pas porter des manches longues tout l'été par exemple. Elle m'a répondu qu'elle ne pouvait pas accepter ça parce que ça pouvait inciter les jeunes à faire la même chose, que je montrais le mauvais exemple", se souvient Laetitia qui qualifie ce comportement de "discriminatoire".
"Moins sérieuses, moins fiables, moins compétentes"
En 2018, on estimait que 18% des Français étaient tatoués, contre 16% en 2016 et 10% en 2010, selon l'institut de sondages Ifop.
Ce qui n'empêche pas les préjugés associés aux personnes tatouées de persister, et d'alimenter des idées préconçues sur leurs compétences au travail, selon une étude qualitative de l'EM Normandie sortie le 23 janvier 2024.
Elle sera bientôt publiée dans la revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels (RIPCO).
Les chercheurs ont mené de longs entretiens avec une vingtaine de personnes, candidats tatoués et recruteurs, des métiers de bureau et du tertiaire, entre 2021 et 2023.
Il a ainsi été constaté que les personnes tatouées sont perçues comme "moins sérieuses, moins fiables, ou encore moins compétentes" que les personnes non tatouées, explique Vincent Meyer, enseignant-chercheur à l'EM Normandie qui a mené cette étude avec Sarah Alves, enseignante-chercheuse dans la même école de commerce, et Esther Alves, campus manager dans l’industrie.
"Tant que ce n'est pas visible, il n'y a pas de problème"
"Tout l'enjeu est sur la visibilité. Ce qui ressort de l'étude, c'est que tant que ce n'est pas visible, il n'y a pas de problème", souligne le chercheur spécialisé en sociologie du travail et gestion des ressources humaines.
Ces idées reçues poussent donc de nombreuses personnes à dissimuler leurs tatouages sur leur lieu de travail par crainte d'être jugées négativement par leurs collègues et supérieurs hiérarchiques, révèle l'étude. Une autocensure qui entrave leur capacité à s'exprimer pleinement sur leur lieu de travail.
La question de l'authenticité au bureau va se poser plus tôt que pour les personnes non tatouées. À qui on dévoile le fait qu'on a un tatouage, à ses collègues, son patron ? Et quand, après ou avant la fin de sa période d'essai ?
Vincent Meyer, enseignant-chercheur à l'EM Normandie
Dans l'école publique havraise dans laquelle Laetitia travaille désormais comme AESH (accompagnant des élèves en situation de handicap), la quadragénaire constate n'avoir "jamais eu de réflexion sur son look". "Personne ne me demande de cacher mes tatouages", appuie-t-elle.
Mais lorsque sa fille a commencé à se faire tatouer à 16 ans, Laetitia l'a mise en garde, sans rien lui interdire. "Je lui ai dit de faire attention aux motifs qu'elle choisissait, comme une croix, des insultes ou des signes ostentatoires. Je me suis dit que comme elle était dans le commerce, il fallait faire attention à l'image", observe-t-elle.
"On prévient que ça peut être un problème pour un emploi futur"
À La Faille 11.11, un salon de tatouages situé à Rouen (Seine-Maritime), les artistes font de la prévention auprès de leur clientèle.
"Quand quelqu'un, surtout de jeune, vient avec un projet de tatouage sur la main par exemple ou à un autre emplacement visible, on le prévient que ça peut être un problème pour un emploi futur", explique la tatoueuse Nacral.
Certains hésitent et revoient leur projet, ou le repoussent. Si la personne le veut vraiment, on le fait, mais on aura fait notre taff de prévention. On pourra se regarder dans le miroir et on n'aura pas de retombées.
Nacral, artiste tatoueuse à Rouen
Elle-même a subi les préjugés liés aux tatouages dans le monde du travail. "Quand j'étais dans la vente, je devais cacher mon tatouage fleuri sur mon avant-bras. J'ai par exemple dû couper une longue chaussette pour couvrir mon bras", se souvient-elle.
Des réflexions de la part des collègues
Lucie, 29 ans, a commencé à se faire tatouer à 18 ans. Commerce, restauration, création indépendante, courtière en prêt immobilier, account manager…
La jeune Caennaise a exercé dans diverses branches, au contact de la clientèle, sans que sa quinzaine de tatouages ne pose de problème.
Pourtant, ils sont bien visibles : fleur sur la poitrine, cœur sur un annulaire, aiguille et fil sur un pouce, serpent autour d'un poignet, et plus grosses pièces sur un avant-bras représentant des ciseaux de couture, un papillon et un grand nounours rafistolé.
Quand elle travaillait dans le commerce dans un secteur dédié aux enfants, Lucie a cependant dû essuyer quelques remarques désagréables.
Des collègues et des supérieurs me disaient qu'avec mon allure générale, entre mes tatouages, mes piercings et mes habits, j'allais faire peur aux enfants.
Lucie, 29 ans, tatouée
Mais ce sont finalement les piercings qui lui ont posé le plus de problèmes. "Quand je travaillais dans la restauration, on m'a demandé de les cacher. On me l'a aussi demandé quand je travaillais dans le commerce, mais je ne l'ai pas fait. J'ai dit que ça ne jouait en rien sur mes compétences et que ça n'avait jamais dérangé personne", détaille-t-elle.
Un test d'ouverture d'esprit
En entretien, c'est même Lucie qui choisit d'aborder le sujet. "J'aime bien leur demander leur politique sur les tatouages parce que ça montre leur ouverture d'esprit et ça en dit long sur la suite. Ça me permet de savoir si c'est une entreprise qui va matcher avec moi, souligne-t-elle. Si je vois qu'ils sont un peu réticents, ça ne le fera sûrement pas pour la suite."
Les auteurs de l'étude de l'EM Normandie estiment que leurs résultats doivent "inciter les employeurs à repenser leur politique d’inclusion vis-à-vis de leurs collaborateurs mais aussi de leurs clients et à engager une réflexion sur la pression sociale liée aux normes d’apparence physique".
Ils ont décidé de poursuivre leurs recherches en proposant aux personnes tatouées travaillant en France de participer à une nouvelle enquête sur le tatouage au travail. Le questionnaire en ligne est disponible ici.